vendredi 16 avril 2010

Palestine : lettre d’une exilée

Publié le 15-04-2010
Au moment où l’on célèbre les criminels de guerre qui ont chassé tant de Palestiniens de leur terre, et qui continuent à le faire impunément, cette belle lettre d’une Samah, exilée palestinienne.

Ma belle Palestine

A tous les parents palestiniens en exil et à ce long sillage d’oliviers qu’ils ont plantés à travers le globe.
Il y a quelques jours, mon père m’a envoyé par courriel une photo de ma maman et de lui qui se tient debout, tout fier, auprès de mon dernier petit frère, un jeune olivier qu’ils ont planté dans leur jardin, dans le Qeensland, en Australie. J’ai été émue à un point incroyable en regardant cette photo et en pensant à ma belle Palestine.
Pour de nombreux Palestiniens de ma génération, qui ont grandi dans la diaspora, la Palestine représente plus que ce paysage de vieilles pierres et de lieux saints sur lesquels on a tant écrit et que la plupart d’entre nous, les exilés, n’ont jamais vus. De toutes nos forces, nous essayons d’imaginer la splendeur des orangeraies de nos ancêtres, ou le ravissement du parfum de jasmin qui persiste dans la nuit, nous nous savons coupés de ce monde. Nous savons que ne pouvons qu’écouter avec empathie nos parents évoquer ce sentiment qu’ils ressentent face à la mer dans Gaza, ou en déambulant dans les vieilles rues de Jérusalem alors que nous, nous ne serons jamais prêts d’appréhender vraiment la profondeur de ce qu’ils vivent. Et pendant que nous lisons avidement les œuvres de nos poètes illustres et des maîtres de la parole qui confessent leur amour éternel pour cette terre, beaucoup d’entre nous, à l’extérieur, nés et grandis dans les banlieues au Canada, en Australie, aux USA, et en tant d’autres lieux, nous sentons combien il est difficile de déclarer notre amour pour un morceau physique d’une terre sur laquelle nous n’avons jamais posé le pied. Pourtant, un lien indéniable nous unit et il y a cette beauté que nous voyons dans une Palestine qui s’est construite dans nos esprits, dans nos cœurs et dans nos maisons.
Quand mes parents ont été arrachés de Gaza, ils nous ont emmenés, mes petits frères et sœurs et moi, pour un voyage qui nous prit dans les camps de réfugiés, nous fit traverser le Golfe arabe puis faire tout le chemin jusqu’en Australie. Nous avons grandi dans des dizaines de maisons, toujours passant d’une contradiction à une autre, d’une culture à une autre, d’une vie à une autre et d’une langue à une autre. Tout au long de ce parcours de notre vie, nous savions, sans le moindre doute, qui nous étions et d’où nous venions. Nous savions que nous étions différents. Notre histoire était difficile à raconter et les projets scolaires étaient particulièrement une rude épreuve. Comme beaucoup d’autres dans la diaspora, il nous a fallu expliquer aux professeurs et autour de nous d’où nous venions et pourquoi le nom de notre pays n’était pas marqué sur leurs cartes. Nous sommes devenus des experts dans l’art de concilier les mondes et les identités qui vivaient en nous, de sentir le poids de l’oppression dans des pays et des endroits qui nous proposaient citoyenneté et liberté, de voyager avec aise avec nos passeports occidentaux en pensant toujours à nos parents et à tous ceux que nous aimions et qui étaient sous un siège, sous couvre-feux, derrière des check-points et sous occupation. Nous avons apprécié nos libertés civiles comme seuls peuvent le faire celles et ceux qui ont été dépouillés de leurs droits humains. Nous, la génération qui est née et a grandi en exil, nous avons commencé à voir le monde autrement et, par conséquent, nous comprenons maintenant notre identité humaine d’une façon qui est vraiment unique.
Mon père nous disait toujours, « Etre Palestinien signifie que vous devez être sincères pour le pouvoir et que vous ne devez jamais abandonner. » Il s’occupait toujours de nous apprendre par sa poésie et ses récits comment être de bons citoyens du monde, comment s’identifier à l’opprimé et agir pour les droits de ceux qui en sont privés. Il amenait à la maison des dizaines de films, par exemple "Gandhi", et "Cry Freedom", et il nous faisait regarder les séries "Racines", toujours nous débattions ensuite des films et des histoires.
Qu’il s’agisse de l’abolition de l’esclavage, de l’apartheid en Afrique du Sud ou de la désobéissance civile non violente en Inde, le message était toujours le même : la Palestine n’est pas une bataille, elle est une histoire humaine épique qui raconte encore et encore comment l’opprimé se lève contre l’oppresseur. « Pour comprendre notre histoire, nous devons comprendre la bataille séculaire de l’homme pour la liberté ». Mon père avait la ferme conviction que pour être utile à la Palestine, il nous fallait être une partie du monde, pris dans son ensemble. « La Palestine, ce n’est pas un point minuscule sur la carte, » disait-il toujours, « c’est l’éveil de la conscience humaine ».
Quant à ma mère, jamais elle n’a failli à nous donner son amour paisible et infini, débordant de toutes les couleurs d’une culture qui ne peut être ni étouffée, ni déniée, ni oubliée. Si vous aviez passé un moment avec ma mère, vous auriez vu qu’Israël avait perdu la bataille d’avance, de ses propres mains. Toujours elle mettait sur la table de la nourriture palestinienne, elle racontait des histoires traditionnelles palestiniennes, nous chantait des berceuses palestiniennes, et lorsque nous étions prêts de partir pour commencer nos propres vies, elle orchestrait pour nous des mariages palestiniens auxquels aucun détail d’autrefois ne manquait. La Palestine vit sans interruption à travers cette armée de millions de mères palestiniennes exilées qui, comme ma mère, sont devenues un pont solide vers la patrie de leurs familles.
Ma famille vit en exil depuis maintenant plus de 40 ans, et même si j’ai pu me rendre souvent en Palestine, je n’y ai jamais vraiment vécu. Pourtant, et tout Palestinien de la diaspora vous dirait de même, la Palestine vit en moi. Je suis maintenant tressée dans une tapisserie du militantisme palestinien qui m’insère dans la communauté plus vaste des défenseurs des droits humains et de la justice. Mon village mondial est rempli de gens inspirés et de leurs histoires de triomphes et de tourments face à l’oppresseur. Aujourd’hui, je sais avec certitude que ma belle Palestine n’est pas juste un morceau de géographie auquel aspirent mes parents, et que les gens de mon peuple n’ont pas tous comme moi les mêmes yeux, la même peau ou les mêmes cheveux sémitiques. Ma Palestine est partout où il y a l’injustice dans ce monde et mon peuple est chercheur de la vérité et milite pour la paix. Ce sont mes sœurs et mes frères.
Je regarde la photo que mes parents m’ont envoyée, comme leur parcours est extraordinaire et quels exemples ils sont pour nous. Oui, ma belle Palestine transcende l’espace et le temps. Elle est beaucoup plus vaste que n’importe quel pays sur une carte. Elle est un sillage d’oliviers plantés à travers ce globe. Ma belle Palestine est l’esprit humain, invaincu et infrangible, qui dépasse les frontières, les murs et l’oppression.
Samah SABAWI
Samah Sabawi est écrivain, dramaturge et poète. Elle est née à Gaza, et réside en ce moment à Melbourne, Australie.
(Traduction : JPP pour CCIPPP)
Edition hebdo n° 993 du 8 au 14 avril 2010
CAPJPO-EuroPalestine