vendredi 16 avril 2010

L’éternel visiteur

publié le jeudi 15 avril 2010
Denis Sieffert

 
Il est en France au moment où le gouvernement israélien annonce son intention d’expulser des milliers de Palestiniens de Cisjordanie au prétexte qu’ils n’ont pas reçu l’autorisation de vivre dans leur propre pays (le journal Ha’aretz parlait dimanche de « dizaines de milliers d’expulsions »), et cela ne le gêne pas.
C’est un vieux monsieur de 87 ans qui est arrivé mardi à Paris. Toujours empreint d’une certaine raideur, le visage figé dans une sorte de rictus difficile à interpréter, pas vraiment un sourire, plutôt l’expression d’une certaine perplexité. Combien de fois a-t-il fait le voyage, Shimon Peres ? Il raconte dans son autobiographie qu’en 1954 un premier rendez-vous avec Paul Reynaud, alors vice-président du Conseil, aboutit à la livraison par la France de pièces de longue portée pour l’artillerie israélienne. En soit, ce souvenir illustre l’ambiguïté de l’actuel président de l’État d’Israël. Son nom n’est jamais prononcé dans nos gazettes sans qu’il y soit accolé les mots « homme de paix », et il n’est jamais venu en France que pour obtenir les moyens de faire la guerre. Des chars AMX, des avions de combat (Mystère), des transports de troupes : il est d’abord, et dès le début des années 1950, le commis voyageur de l’armée. C’est ce qu’il appelle son « roman d’amour avec Paris ».
Un roman qui a failli tourner court avec l’aventure de Suez, en octobre 1956, quand l’assaut israélo-franco-britannique – dont il avait été le principal artisan pour son jeune pays –contre l’Égypte de Nasser vira au fiasco. Mais Peres eut vite sa revanche – c’est sa vertu principale : savoir rebondir, lui, l’inoxydable. En ce même mois, il rencontre Bourgès-Maunoury et Mollet à Sèvres, dans la banlieue parisienne. Avec les deux interchangeables présidents du Conseil de la IVe République, il met au point un accord pour la construction d’un réacteur nucléaire à Dimona, dans le désert du Néguev, au sud d’Israël. La face du Moyen-Orient en sera bouleversée.
Cinquante-quatre ans plus tard, c’est le même Shimon Peres qui vient demander à la France de renforcer les sanctions contre l’Iran, soupçonné de vouloir se doter de l’arme nucléaire. « L’homme de paix » ne manquera pas d’interroger ses hôtes en évoquant l’hypothèse de raids israéliens contre l’Iran. Une hypothèse rendue pour le moment difficile en raison de l’opposition américaine, mais à laquelle le gouvernement israélien n’a certainement pas renoncé. L’éternel go between de la « French connection », comme il aime lui-même à se qualifier, attache d’autant plus d’importance au resserrement des liens stratégiques et commerciaux avec la France que les relations avec les États-Unis connaissent une crise sans précédent depuis 1990. Mais Paris n’est pas Washington. Ce n’est certes pas l’envie qui fait défaut à MM. Sarkozy et Kouchner d’être les boutefeux d’un conflit incertain avec l’Iran, mais ils ont eux aussi une faible autonomie par rapport à l’ami américain. Ainsi, Shimon Peres continue de faire ce qu’il a fait toute sa vie : prêter sa réputation d’homme « de gauche » à la cause coloniale. Prix Nobel de la paix en bandoulière, il vient représenter à Paris l’extrême droite israélienne, de Benyamin Netanyahou à Avigdor Liberman.
Il est en France au moment où le gouvernement israélien annonce son intention d’expulser des milliers de Palestiniens de Cisjordanie au prétexte qu’ils n’ont pas reçu l’autorisation de vivre dans leur propre pays (le journal Ha’aretz parlait dimanche de « dizaines de milliers d’expulsions »), et cela ne le gêne pas. Il arrive trois semaines après qu’un plan de construction de nouveaux logements coloniaux à l’est de Jérusalem eût été confirmé comme une provocation. Il offre le profil présentable d’Israël. On n’oubliera pas cependant qu’au début de l’année 1996, alors qu’il venait de succéder à Ytzhak Rabin, assassiné, il eut lui-même, pendant quelques semaines, la plus belle ouverture de paix avec les Palestiniens. À l’époque, il choisit l’assassinat ciblé d’un dirigeant du Hamas, qui déclencha une vague d’attentats, et l’offensive militaire contre le sud-Liban, qui aboutit au retour de la droite au pouvoir.
Mais, qui mieux que Shimon Peres pouvait inaugurer la « promenade Ben Gourion », puisque telle est le prétexte officiel de sa visite ? Dernier compagnon vivant du fondateur de l’État d’Israël, il n’ignore rien du double visage de cet homme ; il est lui-même l’héritier de cette ambiguïté. Ben Gourion, qui proclama la création d’Israël en mai 1948, ordonna ou couvrit toutes les opérations de terreur destinées à faire fuir les Palestiniens. Dès 1937, et plus encore en 1947 et 1948, avec, à partir d’avril, le terrible plan Dalet, il ordonna ou couvrit des massacres de villages entiers. M. Delanoë sait-il qu’il blesse tout un peuple en organisant cette cérémonie – pour peu que celle-ci sorte de sa semi-clandestinité. Ignorance ? Inconscience ? Cynisme ? Opportunisme ? Il se montre en tout cas le digne héritier de Guy Mollet, homme de la bombe israélienne et de la bataille d’Alger. Shimon Peres pourra apprécier, lui qui a connu les ancêtres.