vendredi 9 avril 2010

Les Palestiniens : un peuple avec des droits ou des individus avec des besoins ?

publié le jeudi 8 avril 2010
Julien Salingue

 
Une même tendance, à l’œuvre depuis plus d’un siècle : la négation, par le mouvement sioniste puis par l’Etat d’Israël, de l’existence d’un peuple palestinien avec des droits nationaux.
« La Palestine est un pays sans peuple ; les Juifs sont un peuple sans pays » (Israël Zangwill, décembre 1901) 1.
« Mon plan se base sur l’idée selon laquelle la prospérité économique permet de préparer un règlement politique et non l’inverse » (Benyamin Netanyahu, décembre 2008) 2.
Plus de 100 ans séparent ces deux déclarations. La première, énoncée par un dirigeant du mouvement sioniste au début du 20ème Siècle, visait à légitimer le projet de colonisation de la Palestine. La seconde, prononcée par l’actuel Premier Ministre israélien, est illustrative d’une rhétorique en vogue aujourd’hui, celle de la « paix économique » entre Israël et les Palestiniens. Malgré les apparences, ces deux sentences ne sont pas si éloignées l’une de l’autre. Elles sont en réalité révélatrices d’une même tendance, à l’œuvre depuis plus d’un siècle : la négation, par le mouvement sioniste puis par l’Etat d’Israël, de l’existence d’un peuple palestinien avec des droits nationaux.
« Une terre sans peuple pour un peuple sans terre »
Le mouvement sioniste s’est développé dans la deuxième moitié du 19ème Siècle autour de l’idée que la résurgence de l’antisémitisme en Europe était la preuve de l’impossibilité de la coexistence entre les Juifs et les nations européennes. Forts de ce constat, les dirigeants sionistes ont affirmé la nécessité de la constitution d’un Etat juif, seul refuge possible contre les persécutions. Au terme d’âpres discussions, c’est la Palestine qui a été choisie pour être le lieu de l’établissement de l’Etat juif.
En popularisant le mot d’ordre de la « terre sans peuple », les dirigeants sionistes poursuivaient deux objectifs : défendre la légitimité et la possibilité de la construction d’un Etat juif sur une terre qu’aucun peuple ne revendiquerait ; agrémenter le projet de colonisation d’une dimension de « domestication d’un territoire vierge », à l’instar de ce qui avait existé aux Etats-Unis autour de la « Conquête de l’Ouest » et du Mythe de la Frontière.
Le premier objectif entendait répondre à une difficulté majeure : les équilibres démographiques réels. Lorsque le 1er Congrès sioniste se réunit à Bâle en août 1897, 95% des habitants de la Palestine, alors sous domination ottomane, sont des non-Juifs. La création de l’Etat juif implique donc un processus de colonisation systématique qui ne peut attirer les colons potentiels que si sa dimension conflictuelle est écartée : il n’y aura pas de peuple indigène qui revendiquera lui aussi une souveraineté sur la Palestine.
La seconde dimension est souvent sous-estimée. Elle est pourtant l’une des sources de l’enthousiasme suscité par le projet sioniste chez un certain nombre de Juifs européens, avec notamment l’image des « colons fleurissant le désert ». Cette mythologie est aujourd’hui encore bien présente dans l’historiographie israélienne, y compris chez des « nouveaux historiens » comme Tom Segev : « [La Palestine à l’époque ottomane] n’était qu’une province reculée, sans lois ni administration. La vie s’y déroulait au ralenti, dans le carcan de la tradition et au rythme du chameau » 3.
La négation de l’existence d’un peuple arabe palestinien est donc l’un des piliers essentiels du projet sioniste. Mais contrairement à une interprétation courante, la formule de la « terre sans peuple » n’a pas seulement servi à affirmer que la Palestine était une terre vierge. Lorsque chacun a pu constater, dès les années 20 et les premières révoltes des autochtones contre la colonisation, qu’il n’en était rien, il s’est agi de nier que les Palestiniens formeraient à proprement parler un peuple pouvant revendiquer une souveraineté et des droits nationaux.
Des réfugiés qui n’en sont pas, des territoires qui n’appartiennent à personne
Lorsque l’ONU adopte le plan de partage de la Palestine en novembre 1947, les Juifs représentent alors 1/3 de la population. 55% de la Palestine est attribuée à l’Etat juif, 45% à l’Etat arabe. Même s’ils acceptent formellement le partage, les dirigeants de l’Etat d’Israël n’ont pas renoncé à leur projet de construire un Etat juif sur « toute la Palestine ». Il s’agit donc conquérir du territoire et de se débarrasser des non-Juifs.
Après la guerre de 1948, Israël contrôle 78% de la Palestine. 800 000 Palestiniens ont été contraints à l’exil par une politique de nettoyage ethnique systématique 4, indispensable pour proclamer un Etat juif sur la plus grande superficie possible. Au-delà de la négation, par Israël, de ses responsabilités dans cet exode, c’est le développement d’une certaine rhétorique israélienne qui nous intéresse ici : les ex-habitants de Palestine sont des Arabes « comme les autres », il serait logique qu’ils cherchent à s’intégrer au sein des Etats arabes dans lesquels ils se sont réfugiés plutôt que de vouloir vivre dans un Etat juif.
Après la guerre de juin 1967, l’Etat d’Israël occupe, entre autres, 100% de la Palestine. La Cisjordanie et la Bande de Gaza sont sous occupation israélienne mais Israël conteste que ces territoires soient « occupés », dans la mesure où ils n’appartiennent à personne. C’est ainsi que Golda Meir, Premier Ministre israélien, déclare en mars 1969 : « Comment pourrions-nous rendre ces territoires ? Il n’y a personne à qui les rendre ». La logique est la même qu’avec les réfugiés de 1948 : les Palestiniens n’étant pas un peuple, ils n’ont aucun droit sur la terre de Palestine.
Les dirigeants israéliens ne parleront donc pas de « territoires occupés » mais de « territoires disputés » ; il n’y aura pas de « colonies » en Cisjordanie et à Gaza, seulement des « implantations ». Danny Ayalon, Vice-Ministre israélien des Affaires Etrangères, écrivait récemment encore : « [On n’a] pas compris les droits d’Israël sur un territoire disputé, qu’on appelle improprement « territoire occupé ». En effet, connu sous le nom de Cisjordanie, ce territoire à l’ouest du Jourdain ne peut en aucune manière, être considéré comme occupé, sur le plan de la loi internationale, car il n’a jamais obtenu une souveraineté reconnue avant sa conquête par Israël » 5.
Une « reconnaissance » imposée et relative
A l’initiative des Etats arabes, et notamment de l’Egypte de Nasser, l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) est fondée en 1964. Au départ instrument entre les mains des régimes arabes qui refusent aux Palestiniens toute autonomie institutionnelle, l’OLP passe sous contrôle des organisations palestiniennes en 1968. Durant les 25 années qui suivent, Israël refusera de reconnaître l’OLP et de négocier avec elle. Cette démarche s’inscrit dans la continuité des dynamiques exposées jusqu’ici : reconnaître l’OLP, c’est reconnaître qu’il existe un peuple palestinien en lutte pour la satisfaction de ses droits nationaux.
Le nationalisme palestinien se développe néanmoins, dans les camps de réfugiés de l’extérieur et dans les territoires occupés. A la fin de l’année 1987 se produit un soulèvement massif et prolongé de la population de Cisjordanie et de Gaza : c’est la 1ère Intifada. Au tournant des années 90 la question palestinienne est un facteur d’instabilité au Moyen-Orient, zone stratégique sur laquelle les Etats-Unis veulent assurer leur emprise après la chute de l’URSS. L’administration US contraint Israël à négocier avec l’OLP, négociations qui déboucheront sur les Accords d’Oslo (1993-1994).
Yasser Arafat, Président de l’OLP, et Yitzhak Rabin, Premier Ministre israélien, échangent alors des « lettres de reconnaissance mutuelle ». Mais tandis que l’OLP reconnaît « le droit de l’Etat d’Israël à vivre en paix et dans la sécurité (…), accepte les résolutions 242 et 338 du Conseil de sécurité de l’ONU (…), renonce à recourir au terrorisme et à tout autre acte de violence (…) » 6 et modifie sa Charte, Israël se contente de faire part de sa décision « de reconnaître l’OLP comme le représentant du peuple palestinien et de commencer des négociations avec l’OLP dans le cadre du processus de paix au Proche-Orient » 7.
Si Israël semble reconnaître l’existence d’un peuple palestinien, il ne s’agit pas pour autant de reconnaître ses droits. En témoignent les déclarations de Rabin devant les députés israéliens au sujet des Accords d’Oslo : « L’Etat d’Israël intégrera la plus grande partie de la Terre d’Israël à l’époque du mandat britannique, avec à ses côtés une entité palestinienne qui sera un foyer pour la majorité des Palestiniens vivant en Cisjordanie et à Gaza. Nous voulons que cette entité soit moins qu’un Etat et qu’elle administre, de manière indépendante, la vie des Palestiniens qui seront sous son autorité. Les frontières de l’Etat d’Israël (…) seront au-delà des lignes qui existaient avant la Guerre des 6 jours. Nous ne reviendrons pas aux lignes du 4 juin 1967 » 8. Il n’est pas question de satisfaire les revendications des Palestiniens mais de créer une entité administrative chargée de les gouverner.
De la fragmentation à l’unilatéralisme
Les Accords d’Oslo consacrent une division de fait entre les Palestiniens d’Israël (aujourd’hui 1.1 million), les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza (près de 4 millions), les Palestiniens de Jérusalem (250 000) et les Palestiniens exilés (plus de 6 millions). Cette fragmentation en 4 groupes aux statuts divers participe d’une « dénationalisation » de la question palestinienne : les projecteurs sont braqués sur les seuls Palestiniens de Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem, dont les droits pourtant internationalement reconnus deviennent un objet de négociations subordonné aux exigences israéliennes, notamment en matière sécuritaire.
Le processus de fragmentation est en réalité double, puisqu’il est également interne aux territoires occupés avec le développement de la colonisation, des routes réservées aux colons et des multiples points de contrôle israélien : Jérusalem est isolée du reste de la Cisjordanie, Gaza est isolée du reste du monde, la Cisjordanie est séparée en diverses « zones autonomes ». La réponse israélienne à la « 2ème Intifada » (septembre 2000) est un renforcement de ces politiques, avec notamment la construction du Mur qui, loin de « séparer » Israël et les territoires occupés, enferme les Palestiniens dans des enclaves isolées les unes des autres.
Cette double fragmentation et cette politique d’enclavement visent notamment à détruire les bases matérielles du sentiment d’appartenance à une nation ayant une situation et des intérêts communs, mais aussi à rendre impossible l’existence d’un leadership national représentatif et revendiquant des droits pour l’ensemble des Palestiniens. Tandis que la population acquière chaque jour davantage de réflexes localistes, les forces politiques palestiniennes sont de plus en plus divisées, tant sur des bases politiques que territoriales : divisions au sein du Mouvement national, mais aussi à l’intérieur des partis.
Cette faiblesse du Mouvement national sera l’un des prétextes invoqué par Ariel Sharon, Premier Ministre israélien entre 2001 et 2006, lorsqu’il affirmera qu’il est impossible de négocier avec les Palestiniens et qu’Israël doit agir seul en adoptant des mesures « unilatérales », comme le retrait-bouclage de Gaza en 2005. Phénomène apparemment paradoxal, les Palestiniens sont de fait exclus du règlement de la question palestinienne. Il s’agit en fait, une fois de plus, de faire disparaître les Palestiniens de la scène en ne les considérant pas comme un peuple avec des droits mais comme de simples résidents à peine tolérés et soumis au bon vouloir d’Israël.
La « paix économique » contre les droits politiques ?
Lorsque le Hamas remporte les élections législatives de janvier 2006, l’Union Européenne, les Etats-Unis et Israël adoptent une attitude qui équivaut à un refus de reconnaître les résultats du scrutin : boycott diplomatique du nouveau gouvernement, suspension des aides économiques à l’Autorité Palestinienne, soutien à la tentative de renversement du Hamas à Gaza… Cette attitude culmine en 2007 avec le conditionnement du retour des aides internationales à la nomination d’un nouveau gouvernement palestinien sous la direction du « candidat préféré » d’Israël, de l’Europe et des Etats-Unis : Salam Fayyad, dont la liste n’avait pourtant obtenu que 2 députés (sur 132).
La non-reconnaissance de la victoire du Hamas et l’imposition de Salam Fayyad au poste de Premier Ministre s’inscrivent dans les dynamiques décrites jusqu’ici : négation des aspirations réelles de la population palestinienne, volonté de dépolitiser ses revendications. Salam Fayyad n’est pas un dirigeant du Mouvement national mais un ancien haut fonctionnaire de la Banque Mondiale et du FMI. Les négociations qui suivent la nomination de Fayyad ne seront pas consacrées à la satisfaction des droits nationaux des Palestiniens mais à l’amélioration de leurs conditions de vie : levée de quelques barrages, augmentation des aides internationales, projets de développement économique…
La thématique de la « paix économique », particulièrement mise en avant par l’actuel gouvernement israélien, vient donc de loin. L’affirmation de Netanyahu selon laquelle « la prospérité économique permet de préparer un règlement politique » 9 n’est en réalité que le nouveau visage de la rhétorique de la « terre sans peuple » : il ne s’agit pas de considérer les Palestiniens comme un peuple avec des droits collectifs mais comme des individus avec des besoins. Le droit à l’autodétermination, le droit au retour des réfugiés, l’égalité des droits pour les Palestiniens d’Israël… sont totalement absents des discours.
Ceux qui, dans les chancelleries ou ailleurs, pensent que les Palestiniens sont prêts à renoncer à leurs droits en échange de contreparties économiques, se trompent lourdement. La question palestinienne est et demeure une question fondamentalement politique. Depuis plusieurs semaines la remobilisation visible de la population palestinienne devrait sonner comme un avertissement : personne ne pourra acheter la paix 10.  [1]
[1] 1. Israel Zangwill, « The Return to Palestine », New Liberal Review, Décembre 1901, p. 615. 2. Benyamin Netanyahu, Interview au Figaro, 18 décembre 2008. 3. Tom Segev, C’était en Palestine au temps des coquelicots, Liana Levi, 2000, p. 7. 4. On pourra lire à ce sujet, entre autres, les 2 ouvrages de l’historien israélien Ilan Pappe, La guerre de 1948 en Palestine, La Fabrique, 2000, et Le nettoyage ethnique de la Palestine, Fayard, 2008, ainsi que le livre de Dominique Vidal et Sébastien Boussois, Comment Israël expulsa les Palestiniens (1947-1949), Editions de l’Atelier, 2007. 5. Dany Ayalon, « Israel’s Right in the « Disputed » Territories » (Les droits d’Israël dans les territoires « disputés »), Wall Street Journal, 30 décembre 2009. 6. Lettres de reconnaissance mutuelle échangées entre Yasser Arafat et Yitzhak Rabin, septembre 1993, disponibles sur http://www.monde-diplomatique.fr/cahier/proche-orient/lettre93-fr 7. Idem. 8. Address to the Knesset by Prime Minister Rabin on the Israel-Palestinian Interim Agreement, 5 octobre 1995, disponible (en anglais) sur le site du Ministère des Affaires Etrangères israélien. 9. Cf note 2. 10. Voir à ce sujet mon article L’échec programmé du plan « Silence contre Nourriture » (juin 2008), disponible sur http://juliensalingue.over-blog.com/article-20129960.html