lundi 26 avril 2010

De Neptune à Gaza

lundi 26 avril 2010 - 06h:47
Ramzy Baroud
The Palestine Chronicle
Parfois, ce n’est pas qui vous êtes mais où vous êtes qui façonne votre identité, vos convictions morales, votre détermination, vos priorités dans la vie et finalement, qui vous allez devenir.
Dans des passages d’un discours préparé pour la conférence du souvenir d’Hetherington, Ramzy Baroud plaide pour une histoire du peuple, par le peuple et pour le peuple.
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Je m’appelle Ramzy Baroud, et je suis de Neptune.
« Soit vous répétez les mêmes doctrines conventionnelles que tout le monde ressasse, soit vous dites quelque chose de vrai, et ce sera comme si cela venait de Neptune »
Noam Chomsky
Je m’appelle Ramzy Baroud, et je suis de Neptune.
En fait, je suis Palestinien, de Gaza. Et je suis Palestinien d’ailleurs aussi, d’endroits qui n’existent plus.
Parfois, ce n’est pas qui vous êtes mais où vous êtes qui façonne votre identité, vos convictions morales, votre détermination, vos priorités dans la vie et finalement, qui vous allez devenir.
Nous, Palestiniens, sommes maudits à bien des égards, mais bénis à d’autres. Nous vivons dans un état constant de dépossession physique et de perplexité spatiale. Nous savons où est le lieu qui nous appartient, physiquement et territorialement, mais en fait nous ne pouvons pas y être. Des autorités ont décidé que notre place n’était pas là où nous avions toujours été, sur le lieu auquel nous avons toujours été identifiés. C’est la malédiction : le sentiment d’un manque et d’une recherche constante d’un lieu. Mais cette malédiction représente en même temps l’essence même de notre bénédiction : la recherche d’une signification, d’une valeur, d’un sentiment, d’un but.
Il ne s’agit pas d’une recherche philosophique ou pour un argument. Il ne s’agit pas d’un dilemme idéaliste à débattre ou à se quereller avec des intellectuels. Il s’agit d’un désir ardent et d’une recherche presque naturels qui sans cesse ont été manifestés par les Gazaouis ordinaires, et par les Palestiniens où qu’ils soient.
Dans mon camp de réfugiés, à Gaza, nous discutions de la vie et de la mort, de l’espoir et de la dépossession, de la religion, de la moralité et de la poésie. Nous discutions de ces choses aux coins de la rue, des minutes volées par les couvre-feux militaires, avant qu’Israël n’ait rappelé ses chars d’assaut, comme c’était souvent le cas pour faire des descentes dans nos quartiers. Alors, nous nous dispersions dans tous les sens, certains jetaient des pierres sur les soldats envahisseurs, pour en revenir finalement à nos discussions sur les questions apparemment urgentes, à notre portée.
Cela me ramène à mon propos sur la relation entre là d’où vous venez et votre identité : je suis un réfugié, et je suis un paysan. Je suis un réfugié parce que ma famille a été déplacée, avec environ 800 000 Palestiniens, pour qu’il y ait de la place pour l’Etat d’Israël, en 1947-48. Ma famille, à l’instar de centaines de milliers d’autres, s’est retrouvée dans un camp de réfugiés, dans la bande de Gaza, et ils y vivent tous depuis lors.
Je suis un paysan parce que, comme l’immense majorité des réfugiés palestiniens, ma famille vivait pauvrement dans la Palestine profonde, avant que l’Etat d’Israël ne s’y établisse. Ma famille possédait un peu de terre et nous travaillions dur pour survivre. Mais nous étions toujours satisfaits car nous avions la force d’appui qui nous situait dans le temps et dans l’espace. Nous étions des paysans, mais nous vivions sur une terre qui était la nôtre. Et cela aussi nous donnait la possibilité d’un avenir.
Quand nous sommes devenus des réfugiés, la nature de notre existence a changé presque entièrement. Notre relation à notre terre a pris des manifestations et des significations nouvelles. Ce n’était plus une terre faite de notre boue, notre eau, nos récoltes. La question était devenue beaucoup plus complexe. Déplacés hors de notre terre, nous avons recherché de façon créative le moyen de garder notre lien avec elle. La boue et l’eau sont devenues de merveilleux souvenirs. La saison des récoltes s’est faite chanson. Et les oliviers ont fait monter les larmes et une poésie sans fin.
En même temps, je supportais mal d’être un réfugié. J’ai toujours soutenu que je n’en étais pas un. Quand j’étais en classe à l’école des Nations unies à Gaza, je sautais le déjeuner pour protester contre mon statut. Je savais que je venais de quelque part - d’un village qui s’appelait Beit Daras. Il a été rayé de la carte, c’est vrai, mais cela importait peu pour moi car il continuait à vivre en moi. Il n’y avait pas de centres d’alimentation dans mon village, ni de pain sec et ni d’agents rigides des Nations unies pour lesquels je n’étais qu’un numéro.
Mais au moment de quitter le camp de réfugiés, je décidai d’adopter mon identité, à la fois comme réfugié et comme paysan.
Seulement cela pouvait me ramener d’où je venais. J’avais besoin de m’identifier à mon peuple du camp, et à mon village de Palestine parce c’est là qu’était vraiment ma place. En reconstituant mon existence, je me dépouillai des attaches temporaires et redevenais celui que j’étais, que j’avais été toute ma vie, juste un Palestinien de Palestine. Pas une Palestine telle que racontée dans les poésies, mais une vraie Palestine - de boue, d’eau, de récoltes, d’oliviers, et d’êtres humains.
Mais entre le « alors » et le « maintenant » - le village de mes origines de Beit Daras et le camp de réfugiés à Gaza - il y a eu beaucoup de guerres, beaucoup de massacres, et tant de douleurs, de disparitions et dépossessions. Notre tragédie s’est empirée bien au-delà de l’entendement. Plus notre situation se détériorait, plus notre sens de la mémoire s’aiguisait. Notre relation à la langue aussi se renforçait car elle aidait à exprimer ce qui ne pouvait être transmis en termes simples.
Le journalisme pour moi n’a jamais été une question de phrases habilement tournées. Et pas davantage une mission. L’écriture est le flux naturel des choses : elle vous fait vous exprimer dans la recherche d’une signification ; elle vous motive quand le poids écrasant de la réalité vous démoralise ; vous défend dans les moments où vous êtes le plus fragile ; vous tient debout quand votre ennemi est fermement décidé à vous rejeter dans le néant et quand vous mourrez, comme le caricaturiste palestinien assassiné, Naji Al-Ali, l’a écrit autrefois, « Tels des arbres, [vous] mourrez debout ».
J’ai trouvé étrange que les acteurs les plus importants qui faisaient l’histoire et la réalité palestiniennes étaient les moins discutés et les moins compris, et je décidai alors de m’essayer un peu à l’histoire, avec des récits, avec le journalisme. J’ai pensé, que se passerait-il si je parlais de la Nakba, des guerres, des camps de réfugiés, des sièges et des famines et de tout le reste, sous un angle entièrement différent ? Pas de graphiques. Pas de chiffres. Ne pas être tributaire des historiens israéliens pour la reconnaissance du bien fondé de mes propres récits. Que se passerait-il si des noms comme Ben Gourion, Yigal Allon, Peres, Shamir, Sadat, Kissinger, et tous les autres, se trouvaient mêlés, voire opposés, à d’autres noms : Ali, Mohammed, Abu Ashraf, Zarefah, Mariam, Zeinab, Suma, Umm Khallil, Um Ibrahim et d’autres encore ?
Sur les derniers de ces noms, ne vous embêtez pas avec Google : vous ne les trouverez par aucun moteur de recherche, dans aucune bibliothèque. Mais, encore une fois, la chose étrange c’est que ces personnes méconnues ont formé et construit l’histoire. Elles ont imposé le lien qu’elles avaient avec l’histoire sur le présent, et elles détermineront très certainement le cours de l’avenir. Elles se dressent devant la tentative des élites à se faire les décideurs ultimes de ce qu’est, et doit être, la « réalité ».
Sans les Mohammed et les Zarefah, sans mes parents, il n’y aurait aucune histoire à raconter, aucun combat, aucune résistance, aucun espoir et aucune poésie. C’est dans leur langue - la langue des paysans et des réfugiés - que nous pouvons trouver quelque espoir dans la découverte de qui nous sommes, d’où nous venons, et finalement, de ce que nous allons devenir.

(JPG) Ramzy Baroud (http://www.ramzybaroud.net) est chroniqueur syndiqué international, et rédacteur en chef de PalestineChronicle.com. Son dernier livre est : Mon père était un combattant de la liberté : l’histoire indicible de Gaza (Pluto Press, Londres), actuellement disponible sur Amazon.com
24 avril 2010 - Ramzy Baroud - Palestine Chronicle - traduction : JPP
http://info-palestine.net/article.php3?id_article=8600