samedi 13 mars 2010

Défier l’Histoire : pourquoi les opprimés doivent construire leur propre récit

vendredi 12 mars 2010 - 08h:17
Ramzy Baroud
L’historien américain Howard Zinn, mort récemment, nous a laissé un héritage qui a redéfini notre rapport à l’Histoire.
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L’Histoire est aussi dépendante de mouvements collectifs, d’actions et de luttes populaires
Le professeur Zinn a osé contester la manière dont l’Histoire a été dite et écrite. En fait, il est allé jusqu’à défier la construction conventionnelle des discours historiques par la plume du vainqueur ou des élites qui ont gagné le droit au récit par leur force, leur puissance ou leur influence.
Ce genre historique pourrait être considéré comme précis pour autant qu’il reflète une interprétation égoïste et pharisaïque du monde par un nombre très réduit de personnes. Mais il est également fortement imprécis si l’on prend en compte la grande majorité des peuples partout dans le monde.
L’oppresseur est celui qui détermine souvent son rapport avec l’opprimé, le colonialiste avec le colonisé, et le maître avec son esclave. Les descriptions de tels rapports sont assez prévisibles.
Même les faits historiques héroïques que nous sommes nombreux à reprendre — comme ceux célébrant l’héritage dans le domaine des droits de l’homme, de l’égalité et de la liberté que nous ont laissé Martin Luther King, Malcolm X et Nelson Mandela — tendent malgré tout à être sélectifs. La vision de Martin Luther King pourrait avoir prévalu, mais certains tendent à limiter leur admiration à son discours dans lequel il disait « j’ai fait un rêve ». Le héros des droits civiques était aussi un ardent pacifiste, mais cela est souvent négligé, vu comme secondaire.
Malcolm X est souvent tout simplement écarté, malgré le fait que ses paroles si percutantes aient atteint les coeurs et les esprits de millions de gens de couleur dans l’ensemble des Etats-Unis et encore beaucoup plus autour du monde. Son discours était en fait tellement radical qu’il ne peut être « aseptisé » ou réinterprété de façon contrôlable.
Mandela, le combattant de la liberté, est accueilli avec des accolades sans fin par ceux-là même qui l’avaient stigmatisé comme terroriste. Naturellement, son insistance sur le droit de son peuple à recourir à la lutte armée ne peut être discutée. C’est un sujet trop explosif, même en ne faisant que le mentionner, à une époque où n’importe qui osant utiliser une arme contre les champions autoproclamés de la démocratie, est en retour automatiquement classé comme terroriste.
Par conséquent, l’histoire des peuples des Etats-Unis et du reste du monde écrite par Zinn a représenté une étape importante du récit historique.
En tant qu’auteur palestinien inspiré par de telles lumières, j’ai ressenti également la nécessité de fournir une lecture alternative de l’Histoire, dans ce cas-ci de l’histoire palestinienne. J’envisageais avec beaucoup d’hésitation d’écrire un livre qui serait une histoire du peuple de Palestine. J’estime avoir gagné le droit de présenter une telle version de l’histoire, étant le fils de réfugiés palestiniens ayant tout perdu, réduits à l’exil dans un camp de réfugiés de Gaza, pour y vivre tristement. Je suis le descendant de paysans, de « Fellahin », dont l’odyssée faite de douleur, de lutte, mais aussi d’une résistance héroïque est constamment mal représentée, déformée, et parfois vue comme tout à fait négligeable.
C’est la mort de mon père (sous le blocus de Gaza) qui m’a finalement obligé à traduire mon souhait sous la forme d’un livre. « Mon père était un Combattant de la Liberté, Histoire non-dite de Gaza » [My Father was a Freedom Fighter, Gaza’s Untold Story] a proposé une version de l’histoire palestinienne indépendante de celle d’un narrateur israélien — qu’il soit bien disposé ou non — et sans être un récit issu d’une élite, comme c’est souvent le cas pour les auteurs palestiniens. L’idée était de donner un visage humain à toutes les statistiques, toutes les cartes et tous les chiffres.
L’Histoire ne peut pas être réduite aux bons contre les mauvais, aux héros contre les bandits, aux modérés contre les extrémistes. Qu’elle soit mauvaise, sanglante ou ignoble, l’Histoire tend généralement à suivre des modèles rationnels, des cours prévisibles. En comprenant le raisonnement qui sous-tend la dialectique historique, on peut tirer [de l’Histoire] plus qu’une simple compréhension de ce qui a eu lieu dans le passé. Il devient en effet possible de dresser une carte assez pertinente de ce qui peut se produire.
Peut-être un des pires aspects des médias d’aujourd’hui, coupés des réalités et aliénants, est leur production de l’Histoire — et donc leur caractérisation du présent — basée sur une terminologie simpliste. Ceci donne l’illusion de l’instruction, mais sans réellement nous aider à comprendre le monde dans son ensemble.
De telles simplifications si excessives sont dangereuses parce qu’elles produisent une perception erronée du monde, qui en retour produit des actions mal orientées.
Pour toutes ces raisons, il nous faut tenter de découvrir des significations et des lectures alternatives de l’Histoire. Pour commencer, nous pouvons essayer de proposer des perspectives historiques qui s’efforcent de voir le monde du point de vue de l’opprimé : les réfugiés, les fellahin à qui a été refusé le droit, parmi beaucoup d’autres, de narrer leur propre histoire.
Ce point de vue n’est pas sentimental. Loin s’en faut. Un récit historique élitiste est peut-être le récit dominant mais ce ne sont pas toujours les élites qui influencent le cours de l’Histoire. L’Histoire est aussi dépendante de mouvements collectifs, d’actions et de luttes populaires. En niant ce fait, on nie la capacité de l’action collective à produire un changement. Dans le cas des Palestiniens, ils sont souvent présentés comme une multitude de malchanceux, de victimes passives sans volonté qui leur soit propre. C’est naturellement une perception erronée : le conflit des Palestiniens avec Israël n’a pu durer aussi longtemps qu’en raison du refus des Palestiniens d’accepter l’injustice, de se soumettre à l’oppression. Les armes mortelles d’Israël peuvent avoir changé le paysage de Gaza et de la Palestine, mais c’est la volonté des Gazaouis et des Palestiniens dans leur ensemble qui a formé le paysage de l’histoire de la Palestine.
Présenter lors d’une récente visite en Afrique du Sud My Father was a Freedom Fighter, a été une de mes expériences les plus fortes. C’est dans ce pays que les combattants de liberté se sont levés dans le passé pour combattre l’oppression, contester et abattre ensuite la ségrégation. Mon père, ce réfugié de Gaza, a soudainement été accepté sans réserve par le peuple d’un pays situé à des milliers de kilomètres de là. La notion d’une « Histoire populaire » peut être puissante parce qu’elle va au delà des frontières et qu’elle se développe au delà des idéologies et des préjugés. Dans ce récit, les Palestiniens, les Africains du sud, les Américains natifs et beaucoup d’autres se retrouvent être les fils et les filles d’une histoire collective, avec un héritage pesant, mais ils appartiennent cependant à la communauté active des nombreux combattants de la liberté qui ont osé contester et même parfois changé le cours de l’histoire.
L’Afrique du Sud l’a fait. La Palestine le fera.
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* Ramzy Baroud (http://www.ramzybaroud.net) est écrivain et publie pour PalestineChronicle. Ses écrits sont publiés par de nombreux journaux, quotidiens et anthologies à travers le monde. Son avant-dernier dernier livre : La Seconde Intifada : une chronique du combat du peuple (Pluto Press, Londres) et le dernier tout récemment publié : Mon Père était un combattant de la liberté : l’histoire non dite de Gaza (Pluto Press, London).
http://info-palestine.net/article.php3?id_article=8305