mardi 23 février 2010

Une boule puante

publié le mardi 23 février 2010
Uri Avnery – 13 février 2010
 
Cette semaine, le gouvernement Nétanyahou a lâché une boule puante sous le siège de Mahmoud Abbas.
Cela fait des mois maintenant qu’Abbas irrite le Premier Ministre. Il a refusé d’engager des “négociations de paix” tant que les colonies en Cisjordanie et à Jérusalem-Est continuent de se développer.
Chacun sait que les négociations proposées n’ont pas de sens et qu’elles ne mèneront nulle part. Benjamin Nétanyahou en a besoin pour détourner la pression américaine. Barack Obama en a besoin pour afficher quelque résultat, aussi faible soit-il. Mais Abbas sait que son acceptation aiderait le Hamas à le présenter comme un collaborateur.
Maintenant, Nétanyahou a décidé de donner une leçon à Abbas. Pendant trois jours, jour après jour et programme après programme, Channel 10 (la deuxième chaîne la plus importante d’Israël) a diffusé des “révélations” épouvantables sur des scandales financiers et sexuels au sommet de l’Autorité palestinienne.
Une personne que l’on présentait comme un “officier supérieur” des services de sécurité israéliens, avec le grade de général, est apparu à la télévision pour accuser les dirigeants de l’Autorité Palestinienne et du Fatah de voler des centaines de millions de dollars et de se livrer à d’abominables abus sexuels.
Les “révélations” pourraient mettre en danger l’existence même de l’Autorité palestinienne.
De tels éléments n’auraient pas été diffusés si le Service de Sécurité d’Israël (connu sous le nom de Shin Bet ou Shabak) s’y était opposé. On peut raisonnablement considérer qu’il est profondément impliqué.
L’HEUREUX père du scoop fut Tzvi Yehezkeli, le “correspondant pour les questions arabes” de Channel 10.
Je suis depuis des années les émissions de Yehezkeli, et il m’est difficile de me rappeler un seul mot de lui qui ne présente les musulmans en général et les Arabes en particulier sous un jour ridicule. Ses reportages, et les sujets qu’il choisit de montrer, se situent en général quelque part entre une extrême arrogance et un mépris absolu.
Il ne représente en cela rien d’exceptionnel dans nos médias. La plupart des “correspondants pour les affaires arabes” sont des anciens des services de renseignement de l’armée et se considèrent comme des membres actifs de la vaste entreprise de propagande contre les Arabes.
Beaucoup d’entre eux bénéficient de l’aide généreuse de certaines institutions financées par des milliardaires américains, dont la seule occupation consiste à empoisonner les puits de la paix et de la bonne intelligence. Les Juifs israéliens, dont la plupart ne comprennent pas l’arabe, ne réalisent pas que sous l’apparence d’une information objective on les abreuve d’une guerre psychologique anti arabe bien conduite. Ces institutions emploient une foule de gens qui analysent chaque mot et chaque image apparaissant dans les médias du monde arabe. Lorsque l’on passe au crible les millions de mots et les milliers d’émissions en provenance de 22 pays arabes (dont l’Autorité palestinienne) et des autres parties du monde musulman, il est facile de trouver chaque jour une déclaration démentielle et un événement ridicule. Voilà le tableau présenté au public israélien. (À quoi ressemblerions-nous si nous étions nous-mêmes soumis à ce genre d’examen ?)
ET VOILÀ pour le père du scoop. Qui est le dénonciateur ? Fahmi Shabaneh, un ancien chef du service de sécurité palestinien à Hébron, est présenté par Yehezkeli comme un héro prêt à mourir à tout moment pour la cause de la pureté morale. Il s’est même préparé une tombe sur le Mont des Oliviers.
Franchement, je ne lui achèterais pas une voiture d’occasion.
Son apparition à la télévision israélienne est en elle-même, pour le moins, étrange. Pourquoi ce patriote palestinien choisirait-il de s’exprimer dans les médias israéliens plutôt qu’ailleurs ? Pourquoi n’a-t-il pas proposé sa marchandise à une station ou à un journal arabe ou au moins à un organe neutre ? L’argument que personne ne l’aurait publiée ne tient pas. Est-ce que le Hamas aurait refusé ? Manque-t-il en Europe et aux États-Unis de médias qui sauteraient sur l’occasion de couvrir de boue les Arabes ?
Ce sujet profite, naturellement, à l’occupation israélienne. Il fournit des munitions à tous ceux qui veulent montrer que “nous n’avons pas de partenaire pour la paix”. Il aide les colons et les autres va-t-en-guerre.
C’est pourquoi nous ne pouvons pas nous abstenir d’aborder cette question, toute répugnante qu’elle soit. Cette boule puante est un engin explosif.
CEPENDANT LA qualité de la révélation ne dépend pas nécessairement de la personnalité de Tzvi Yeheskeli et de Fahmi Shabaneh. Une information compromettante provient souvent de sources contaminées. Elle doit être appréciée en fonction de ses qualités propres.
Jusqu’à présent, j’ai vu cinq émissions sur cette affaire. Elles étaient pleines d’accusations, mais vides de preuve. Shabaneh parlait de boites pleines de preuves. Il brandissait des fichiers et des documents. Mais il ne présentait aucun papier de façon à en permettre l’examen.
Une preuve signifie, par exemple, la production d’un document bancaire de façon qu’il soit possible d’en faire une lecture correcte et d’en tirer des conclusions. Les documents projetés à l’écran en une fraction de seconde ne permettaient rien de cela.
Le clip vidéo pornographique enregistré, soi-disant, dans l’appartement d’une femme palestinienne qui servait d’appât pour Rafiq al-Husseini, le chef de cabinet d’Abbas, est encore plus suspect. J’ai rencontré l’homme et lui ai parlé superficiellement (au cours de manifestations à Bil’in). Il appartient à l’une des plus grandes familles aristocratiques de Jérusalem qui compta parmi ses membres Hajj Amin, l’ancien Grand Mufti de Jérusalem, chef de la révolte palestinienne de 1936, ainsi que Abd-al-Qader, le chef légendaire des combattants arabes de Jérusalem en 1948, et le vénéré et aimé Fayçal, le dernier chef de la communauté arabe de la ville.
D’après Shabaneh, Husseini et sa secrétaire (et maîtresse) s’étaient rendus chez la femme, qui avait postulé pour un poste dans l’administration d’Abbas. Husseini exigea une faveur sexuelle, et elle aida Shabaneh à lui tendre un piège. La caméra le montre en train de se dévêtir et d’entrer nu dans le lit, où le vertueux Shabaneh le surprend.
Jusque là le scénario semble possible, ne serait-ce qu’un petit peu. Mais, dans le déroulement de l’action il se produit quelque chose qui est manifestement invraisemblable. Lorsque la caméra montre Husseini en compagnie de la secrétaire et de la femme à la recherche d’un emploi, il lui dit “Arafat était un voleur, Abbas est un voleur, ce sont tous des voleurs”.
Est-il plausible que le N° 2 de l’équipe du président parle de cette façon à une étrangère, une simple demandeuse d’emploi ? Dans sa maison ? En présence d’un témoin ? Pourquoi, est-il un enfant ? La caméra cachée a filmé la scène à distance, rendant impossible la lecture sur les lèvres de celui qui parle.
Au bout du compte : des révélations savoureuses, à faire dresser les cheveux sur la tête, très peu de preuves convaincantes.
Après 40 années de ce travail comme “père du journalisme d’investigation israélien” (comme je fus présenté lorsque j’ai reçu le prix Sokolov, la plus haute récompense de la communauté des journalistes d’Israël), j’ose dire que j’ai un flair concernant de telles révélations –les véridiques comme les fausses. À ce stade, après avoir visionné les émissions, mon impression est que l’affaire est louche.
À N’EN PAS DOUTER, il y a beaucoup de corruption au sommet de l’Autorité palestinienne.
Cela avait déjà commencé à l’époque de Yasser Arafat. Lui-même était intègre, mais il n’hésitait pas à recourir à la corruption comme moyen pour manipuler les gens.
Aucun de ceux qui connaissaient personnellement Yasser Arafat ne pouvait le suspecter d’être corrompu. Et je n’ai jamais entendu d’accusations ou de rumeurs de ce genre de la part de Palestiniens. Il était totalement dévoué au combat palestinien (et à en assurer la direction). Les possessions matérielles et les plaisirs de la vie ne l’intéressaient pas. À cet égard il était comme David Ben-Gourion et Menahem Begin, mais dans des circonstances infiniment plus dures. Tandis que les gens de son entourage se construisaient des maisons, il n’avait pas de foyer à lui. Une fois, à Tunis, il se vanta auprès de moi de vivre dans des avions. Cela l’aidait à se protéger des tentatives d’assassinat (pendant des décennies, il fut en danger de mort à tout moment) et à gagner du temps. Ses comptes bancaires “privés” servaient à lui assurer le contrôle personnel de l’argent, dont une partie importante servait à des fins secrètes comme l’achat d’armes, l’armement des Palestiniens des camps de réfugiés libanais pour leur défense contre les phalanges meurtrières qui étaient résolues à les annihiler, le maintien des missions politiques à travers le monde qui menaient le combat dans l’arène diplomatique, etc.
Mais Arafat n’a pas combattu la corruption de ses collaborateurs. Peut-être l’a-t-il même quelquefois encouragée. Je pense qu’il la considérait comme l’un des moyens de contrôle sur les gens et les factions, lui permettant de réaliser le miracle : maintenir l’unité palestinienne dans des circonstances impossibles, dans la diaspora et sous l’occupation.
De mon point de vue, ce fut une erreur. Arafat pensait que les affaires de corruption de son entourage l’aideraient à les contrôler, mais en fait la corruption a aidé le Shin Bet à acheter des personnalités palestiniennes et à les faire chanter, à corrompre la direction et à affaiblir leur lutte de libération.
La corruption palestinienne est assez dérisoire : des transactions douteuses avec des hommes d’affaires israéliens, dont beaucoup d’anciens gouverneurs militaires ; encaissement de commissions, obtention de marchés bidons. C’est négligeable en comparaison, par exemple, de notre propre corruption légale dans tous les domaines. Nos Premiers ministres quittent la politique pendant une courte période et se font des dizaines de millions en utilisant les relations qu’ils se sont faites et les informations qu’ils ont réunies lorsqu’ils étaient aux affaires. Des généraux en retraite vendent des armes et versent des pots-de-vin dans le monde entier. Vingt oligarques contrôlent pratiquement l’ensemble de l’économie israélienne, avec le concours de ministres et de hauts fonctionnaires à leur solde. Sans parler des États-Unis où des lobbys achètent très ouvertement des sénateurs et des membres du congrès en finançant leurs frais de campagne.
REVENONS AU vertueux Fahmi Shabaneh. Il y a quelques mois, il fut arrêté par la police israélienne. C’est un résident de Jérusalem Est qui possède une carte d’identité israélienne. Il était accusé d’être au service de l’Autorité Palestinienne – une accusation manifestement absurde dans la mesure où des centaines d’habitants de Jérusalem Est travaillent pour l’Autorité Palestinienne. Le gouvernement israélien ferme les yeux, parce qu’il est en train d’essayer de transformer l’autorité Palestinienne en son sous-traitant.
Dans ces conditions, pourquoi Shabaneh fut-il arrêté ? Pour lui permettre de gagner la confiance des cercles palestiniens et le mettre à l’abri des soupçons, au moment où il allait devenir le héros de l’anti corruption ? Pour le faire chanter ? Il fut libéré sous caution (ce qui est tout à fait inhabituel dans des cas de ce genre) et son jugement est en attente. Maintenant, il est le “Bon Arabe”, le héros des médias israéliens, qui sont partie intégrante de la machine de propagande bien huilée.
De toute cette affaire sordide, il reste une question majeure : Quel est l’objectif ? Après tout, quiconque décide de noircir le visage d’Abbas sait qu’il ajoute au pouvoir du Hamas, un mouvement considéré par l’opinion publique palestinienne comme exempt de corruption.
En portant un coup mortel à Abbas, avec qui, ostensiblement, il désire mener des négociations, Nétanyahou est en train de faire un énorme cadeau au Hamas qui, lui, ne veut pas négocier.
Bizarre ? Peut-être pas.
Article écrit en hébreu et en anglais le 13 février 2010, publié sur le site de Gush Shalom – Traduit de l’anglais "A Stink Bomb" : FL/PHL