mardi 23 février 2010

Les saigneurs de la paix

Par Christian Merville | 23/02/2010
Le point Engagés dans le Sud afghan depuis le 13 février dans l'opération « Mushtarak », les troupes de l'ISAF (Force internationale d'assistance à la sécurité - la coalition présente sur le terrain) viennent de remettre ça. Les pilotes alliés avaient repéré un convoi de trois minibus sur la route Oruzgan-Dai Kondi et jugé qu'ils pouvaient transporter des talibans. Bilan du bombardement : 33 civils tués, dont des femmes et des enfants, victimes d'une « nouvelle erreur » qui risque hélas de ne pas être la dernière. Le général américain Stanley McChrystal, décidé à rater cette nouvelle occasion de se taire, s'est fendu d'un communiqué pour affirmer le plus sérieusement du monde que ses troupes sont là « pour protéger le peuple ».
Au fait, où en est-on de cette fameuse mission de protection entamée il y a dix jours à Marjah, dans la province du Helmand, en prélude à la normalisation de tout le pays ? Sur sa durée, deux thèses s'affrontent. Le général britannique Nick Parker (qui commande un contingent de 10 000 Tommies) parle d'un contrôle total de la zone d'ici à quelques semaines. Le chef d'état-major français Jean-Louis Georgelin, moins optimiste, croit que la première phase de l'opération se prolongera au-delà du mois de juin. On se souvient que dans la seconde moitié des années cinquante du siècle dernier, un certain Robert Lacoste, alors ministre résident à Alger et gouverneur général, répétait à qui voulait l'entendre que l'on abordait « le dernier quart d'heure ». D'une manière plus générale, s'agissant de la relève par l'armée locale de la mission impartie aux sauveurs étrangers, le président Hamid Karzaï est convaincu qu'elle ne sera pas possible avant 2025. D'ici là, on peut être assuré que les forces occidentales réussiront à prendre l'avantage et même qu'elles tiendront les territoires reconquis. La question est de savoir si elles parviendront à empêcher les combattants du mollah Omar de revenir. Et surtout à sectionner de manière définitive ce nerf de la guerre qu'est la culture du pavot.
À cet égard, les chiffres sont éloquents, qui trahissent une méconnaissance totale des réalités sur le terrain. Jadis, l'Afghanistan produisait 70 pour cent de l'opium consommé dans le monde, une proportion réduite de 94 pour cent (78 tonnes par an) peu après l'accession des talibans au pouvoir. Un an après l'invasion américano-britannique, la superficie cultivée atteignait près de 500 kilomètres carrés et la Birmanie perdait son rang de producteur mondial numéro un. Difficile dès lors de ne pas accorder quelque crédit à l'argument des étudiants en théologie, qui ont refusé la main tendue par Kaboul, convaincus que « le président est une marionnette, un homme enlisé dans la corruption et entouré de chefs de guerre qui s'enrichissent » et exigeant, comme préalable à toute discussion, le départ des forces de l'OTAN, c'est-à-dire purement et simplement l'effondrement du régime.
Avant même la fin de la présente offensive, McChrystal envisage une phase 2 qui porterait le fer au cœur du pays taliban, cette province de Kandahar considérée comme étant en danger. Une journaliste britannique, Yvonne Ridley, s'inscrit en faux contre les justifications avancées par les généraux US. Auteure d'un ouvrage qui fait autorité, In the Hands of the Talibans, écrit dans la foulée de sa capture, le 28 septembre 2001, elle affirme que ce qui est présenté comme une pacification n'est rien d'autre qu'une entreprise de « nettoyage » destinée à chasser la population pachtoune du Helmand. Déjà, dit-elle, des dizaines de milliers de civils ont été jetés sur les routes par une armée composée en majeure partie d'éléments parlant le dari, un dialecte apparenté au persan. En outre, alors qu'ils constituent 42 pour cent de la population, les Pachtouns ne représentent que 30 pour cent des effectifs militaires, dont 41 pour cent sont des Tadjiks, une ethnie qui compte pour 25 pour cent des Afghans. Sa conclusion : l'Occident se trouve confronté à un problème ethnique dont il importe de tenir compte, aux côtés de l'aspect tribal et clanique, ce dernier concernant les seigneurs de la guerre.
Il serait rassurant de croire qu'ils sont quelques-uns à Washington à voir clair dans un tel embrouillamini et d'imaginer dès aujourd'hui une sortie qui leur permettrait de sauver la face sans laisser derrière eux un nouvel Irak. Les « mid-term elections » ne sont pas loin en effet et les démocrates ne paraissent pas bien placés pour les affronter. Mais, objectera-t-on, d'ici au mois de novembre, bien des développements pourraient se produire qui modifieraient le cours des choses. Oui, dans un sens comme dans l'autre.
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