vendredi 29 janvier 2010

"Tue encore un Turc"

publié le vendredi 29 janvier 2010
Uri Avnery – 16 janvier 2010

 
Dorénavant, le principal devoir d’un ambassadeur israélien est de défendre la dignité de son pays, d’attaquer quiconque critique Israël et ne laisser aucune insulte sans réponse, quelle qu’en soit l’importance. Cela devrait prendre la priorité sur toutes les autres tâches diplomatiques.
J’AI ESSAYÉ de résister à la tentation de citer une seconde fois la même plaisanterie juive classique, mais les circonstances m’ont fourni une excuse valable.
Pratiquement tous les Juifs connaissent la phrase “Tue un Turc et repose-toi”. Voici l’histoire complète :
Dans la Russie tsariste, un garçon juif est mobilisé pour la guerre contre les Turcs.
Sa mère en pleurs prend congé de lui à la gare et le supplie :
“Ne fais pas trop de zèle ! Tue un Turc et repose-toi. Tue encore un Turc et repose-toi encore…”
“Mais maman !” l’interrompt le garçon. “Et si le Turc me tue ?”
“Te tuer ?” s’écrie la mère totalement incrédule, “Mais pourquoi ? Que lui as-tu fait ? ”
Les plaisanteries juives traduisent la réalité juive. C’est ainsi que cette plaisanterie est devenue vérité cette semaine.
MALHEUREUSEMENT LA plaisanterie s’applique à nos dépends. Voici ce qui s’est passé :
La télévision turque a diffusé une série d’émissions de caractère plutôt primaire, dans laquelle des agents du Mossad kidnappent des enfants turcs et les cachent à l’ambassade israélienne. De valeureux agents turcs libèrent les enfants et tuent le méchant ambassadeur.
On peut ignorer totalement une histoire aussi odieuse ou émettre une légère protestation. Mais notre brillant ministre des Affaires étrangères a pensé que c’était la bonne occasion pour faire savoir à tout le monde que nous ne sommes plus les Juifs du ghetto que l’on méprise et qui encaissent tout sans broncher, mais des Juifs d’une nouvelle espèce, fiers et debout.
C’est ainsi que le délégué du ministre des Affaires étrangères, Danny Ayalon, a convoqué l’ambassadeur de Turquie au ministère des Affaires étrangères à Jérusalem pour une démonstration soigneusement mise en scène de l’orgueil national.
À son arrivée, l’ambassadeur fut surpris de voir les lieux envahis d’équipes de télévision et de journalistes. On le fit attendre pendant un temps très long pour l’introduire ensuite dans une pièce où trois officiels à l’allure grave, dont Ayalon, trônaient sur des chaises hautes. On le fit asseoir sur un canapé sans accoudoirs, sans autre choix qu’une position inclinée.
Non content de cela, Ayalon demanda explicitement aux gens des médias (en hébreu) d’observer la différence de hauteur entre les sièges et le canapé, l’absence de pavillon turc sur la table, et aussi que les Israéliens ne souriaient pas et n’échangeaient pas de poignée de mains.
Peut-être Ayalon a-t-il été inspiré par une scène mémorable du film de Charlie Chaplin “Le dictateur”, dans lequel Hitler et Mussolini sont assis dans des fauteuils de barbier, chacun d’eux faisant monter son siège de façon à se situer plus haut que l’autre jusqu’au moment où les deux sièges basculent.
Ayalon exprima ensuite (toujours en hébreu) une vigoureuse réprimande – les médias israéliens ont employé ce mot plutôt que le terme diplomatique de “protestation”.
Pleinement satisfait de sa prestation, Ayalon s’assura qu’elle obtienne le maximum d’écho dans les médias, en particulier à la télévision.
La réaction turque fut, naturellement, violente. Les Turcs sont plus susceptibles que la plupart des peuples quand leur dignité nationale est en jeu (en témoignent leurs réactions aux évocations du génocide arménien, il y a près d’un siècle), ils furent donc, comme on pouvait le prévoir, très fâchés.
Ayalon obtint, naturellement, le soutien sans réserves de son ministre, mentor et chef de parti, Avigdor Lieberman, qui ne tarissait pas d’éloges.
Quelques semaines auparavant, Lieberman avait réuni tous les ambassadeurs israéliens dans le monde entier, quelques 150 personnes, pour un laïus de stimulation. Il leur reprocha de ne pas défendre convenablement l’honneur d’Israël et leur annonça une politique radicalement nouvelle : dorénavant, le principal devoir d’un ambassadeur israélien est de défendre la dignité de son pays, d’attaquer quiconque critique Israël et ne laisser aucune insulte sans réponse, quelle qu’en soit l’importance. Cela devrait prendre la priorité sur toutes les autres tâches diplomatiques.
Personne dans l’auditoire, qui était composé majoritairement de diplomates chevronnés, n’osa se lever pour faire remarquer qu’il pouvait y avoir des intérêts israéliens plus importants, comme de bonnes relations avec des gouvernements étrangers, des liens dans le domaine militaire ou celui du renseignement et des questions économiques. À l’exception d’un ambassadeur - qui sourit et en fut vivement blâmé – personne ne broncha.
En moins d’une année en fonction, Lieberman a déjà brisé une quantité de porcelaines diplomatiques. Il a insulté plusieurs gouvernements amis. Dans un cas qu’il faut signaler, il reprocha publiquement aux Norvégiens de célébrer l’anniversaire de leur écrivain national, Knut Hamsun, qui avait sympathisé avec les nazis. Dans un autre cas, il attaqua le gouvernement suédois pour n’avoir pas protesté publiquement contre un obscur plumitif d’un journal suédois, dans lequel il portait contre les soldats israéliens l’accusation ridicule de tuer des Palestiniens pour vendre leurs organes à des fins de transplantations. La réaction démesurée de Lieberman en a fait une information mondiale.
Sa propension à insulter les gouvernements étrangers – un trait de caractère plutôt original pour un Ministre des Affaires Étrangères – a probablement été exacerbée par le refus de beaucoup de ses collègues étrangers de le rencontrer, le considérant comme un raciste et un vrai fasciste – ce qui est aussi, bien sûr, l’opinion de la plupart des Israéliens.
Lorsque Netanyahou a constitué son gouvernement et nommé Lieberman ministre des Affaires Étrangères, la nouvelle fut d’abord accueillie avec incrédulité. On aurait difficilement pu imaginer une nomination plus absurde. Mais Netanyahou avait besoin de lui et ne pouvait lui proposer ni les finances qu’il voulait diriger lui-même par procuration, ni le ministère de la Défense qui est la chasse gardée d’Ehoud Barak. Le ministère des Affaires étrangères, que peu de gens en Israël prennent au sérieux, était la seule solution jouable.
C’est pourquoi, Netanyahou ne pouvait critiquer ces deux néanderthaliens, Lieberman et Ayalon, ni le cirque auquel ils se sont livrés. Mais Barak était fou furieux.
Or il se trouve que Barak doit effectuer une visite en Turquie demain. Les relations entre les institutions de défense israélienne et turque sont aussi étroites qu’il est possible. Il y a non seulement une affinité idéologique indiscutable entre les commandements des deux armées – l’une et l’autre se considèrent comme les gardiens des valeurs nationales et considèrent les politiciens avec mépris – mais les généraux des deux pays sont de vrais copains. Par ailleurs, l’industrie de défense israélienne dépend beaucoup des commandes turques, environ un milliard de dollars par an.
Récemment, un différend est apparu concernant les drones fournis par Israël, et les relations se sont détériorées. La visite de Barak était de ce fait considérée comme très importante. Certains commentateurs israéliens pensent que toute l’affaire Ayalon constituait une manœuvre peu discrète de Lieberman pour savonner la planche à son rival dans le gouvernement.
Quoi qu’il en soit, l’ensemble des milieux dirigeants israéliens ont pris conscience que le comportement stupide d’Ayalon avait provoqué de grands dégâts. Il fut obligé de se rétracter et le fit de façon maladroite, sans conviction, sans d’abord savoir si cela serait satisfaisant pour les Turcs. Cela ne l’a pas été – et les Turcs, devenant de plus en plus furieux, exigèrent des excuses claires et humiliantes. Cette exigence fut présentée sous la forme d’un ultimatum – avec pour échéance le vendredi à minuit, sinon… Sinon signifiait le rappel de l’ambassadeur et une détérioration des relations.
Netanyahou céda, Ayalon présenta de nouvelles excuses, cette fois sans équivoque, et les Turcs les acceptèrent aimablement. Barak ira bien en Turquie.
Derrière cet épisode puéril se cache le problème plus sérieux des relations turco-israéliennes.
Le Premier Ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, a rappelé cette semaine à Israël que la Turquie a toujours fait bon accueil aux Juifs. Il faisait allusion à un épisode historique qui n’est jamais vraiment reconnu ici : lorsque l’Espagne catholique expulsa des centaines de milliers de Juifs en 1492 (certains parlent de 800.000), la grande majorité d’entre eux s’installèrent dans l’empire ottoman, de Marrakech à Sarajevo. Tandis que dans l’Europe chrétienne, les Juifs subissaient la torture de l’inquisition espagnole et souffraient d’indicibles persécutions, expulsions et pogroms culminant dans l’holocauste, ils prospérèrent pendant des siècles sous l’autorité bienveillante des Ottomans musulmans.
Ces souvenirs historiques furent, hélas, effacés pendant la courte période des relations sionistes avec l’administration turque en Palestine au début du 20ème siècle. Chaque enfant israélien apprend l’histoire de la charmante Sarah Aharonson, membre d’un réseau d’espionnage pro-britannique au cours de la première guerre mondiale, qui se suicida après avoir été torturée par les terribles Turcs.
Des relations cordiales furent rétablies lorsque des masses de touristes israéliens commencèrent à arriver dans des lieux de vacances turcs et furent surpris de la chaleur de l’accueil qui leur était réservé. Les touristes adorent ça.
ALORS QU’EST-CE qui est en train de se produire actuellement ? Les Turcs, comme tous les Musulmans, furent bouleversés par la guerre de Gaza l’année dernière et par les images horribles qu’ils avaient vues à la télévision. Erdogan, se faisant l’écho de ces sentiments comme l’aurait fait tout bon politicien, attaqua la politique israélienne à plusieurs occasions, annula des manœuvres militaires communes et quitta en colère un débat public avec le président Shimon Peres.
Après avoir été traitée froidement par l’Union Européenne, la Turquie s’était tournée vers ses voisins arabes et vers l’Iran, cherchant à jouer un rôle de médiateur entre l’Est et l’Ouest. Elle entreprit aussi d’assurer une médiation entre Israël et la Syrie, jusqu’au moment où elle prit conscience que le gouvernement israélien n’avait aucune envie de faire la paix, ce qui l’aurait obligé à démanteler des colonies et à rétrocéder des territoires.
Les relations entre la Turquie et Israël reprendront probablement un cours normal, si ce n’est leur niveau de cordialité antérieur. La Turquie a besoin de l’aide du lobby pro-israélien de Washington. (Ayalon lui-même a été envoyé là-bas dans le passé pour aider à s’opposer aux efforts pour faire reconnaître le génocide arménien). Israël a besoin de la Turquie comme allié et comme acheteur d’armements.
Alors, que faut-il penser de la plaisanterie ? Eh bien, elle sert à nous rappeler que ce n’est pas forcément une bonne idée que de provoquer les Turcs.
Article écrit en hébreu et en anglais le 16 janvier 2010, publié sur le site de Gush Shalom le 17 – Traduit de l’anglais "Kill another Turk..." : FLPHL