vendredi 27 novembre 2009

Une fédération ? Pourquoi pas ?

publié le jeudi 26 novembre 2009

Uri Avnery
CES JOURS-CI marquent le 5ème anniversaire du meurtre de Yasser Arafat et me font me souvenir de notre dernière conversation dans son enceinte de Ramallah, quelques semaines avant sa mort. C’est lui qui émit l’idée d’une fédération à trois – Israël, Palestine et Jordanie.

“Et peut-être aussi le Liban, pourquoi pas ?” – cette idée même qu’il avait émise lors de notre première rencontre, à Beyrouth en juillet 1982, en pleine bataille. Il fit allusion au Benelux – le pacte entre la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg qui a précédé l’Union Européenne.

Récemment, le mot “fédération” est revenu à la mode. Il y a des gens qui pensent qu’il peut représenter une sorte de compromis entre la “solution à deux États”, objet maintenant d’un consensus mondial, et la “solution à un seul État” qui est populaire dans quelques milieux radicaux. “Fédération” sonne comme un miracle : il y aura à la fois “deux États pour deux peuples” et une entité unique. Deux en un, un en deux.

LE MOT “fédération” ne me fait pas peur. Au contraire, je l’employais déjà dans ce contexte il y a 52 ans.

Le 2 juin 1957, mon magazine, Haolam Hazeh, publia le premier projet détaillé d’un État palestinien indépendant qui prendrait naissance auprès d’Israël. La Cisjordanie était occupée par la Jordanie et la Bande de Gaza par l’Égypte. Je proposai d’aider lesPalestiniens à se libérer des occupants. D’après ce plan, les deux États, l’israélien et le palestinien, établiraient alors une fédération. Je pensais que le nom qu’il conviendrait de lui donner serait “l’Union du Jourdain”.

Une année plus tard, le 1er septembre 1958, apparut un document appelé “Le Manifeste Hébreu”. Je suis fier d’avoir contribué à son élaboration. C’était un plan d’ensemble pour un changement fondamental de l’État d’Israël dans toutes ses dimensions – une sorte de remaniement complet. Dans sa disposition à remettre en question les fondamentaux de l’État et dans la profondeur de la réflexion que cela impliquait, il ne peut à ce jour se comparer à rien d’autre depuis la fondation de l’État d’Israël. Parmi les auteurs, on trouvait Nathan Yellin-Mor, l’ancien chef du groupe Stern, Boaz Evron, Amos Kenan et plusieurs autres.

J’avais la responsabilité du chapitre sur la paix israélo-arabe. Il proposait la création d’un État palestinien souverain auprès d’Israël et la création entre les deux États d’une fédération qui augmenterait progressivement son champ de compétence. Il me fallait inventer un mot hébreu pour remplacer le terme étranger de “fédération” : “Ugda” (regroupement) et je suggérai qu’on l’appelle “la Fédération du Jourdain” – “Ugdat ha-Yarden” en hébreu et “Ittihad al-Urdun” en arabe. (À mon grand regret, l’utilisation du mot “Ugda” ne fut pas retenue. Au lieu de cela, l’armée l’adopta pour désigner une division, qui représente un ensemble de régiments ou de brigades.)

Au lendemain de la guerre des Six-jours, au terme de laquelle l’ensemble du pays situé entre la Méditerranée et le Jourdain se trouva sous le contrôle de l’armée israélienne, un nouveau mouvement politique du nom de “Fédération Israël-Palestine” appela à la création immédiate d’un État palestinien à côté d’Israël. Ses fondateurs étaient, à peu de choses près, les mêmes personnes qui avaient rédigé le “Manifeste Hébreu”.

Une fois manqué cette occasion historique, alors que l’occupation devenait progressivement de plus en plus oppressive, j’ai renoncé à utiliser le mot fédération. J’avais le sentiment qu’il faisait peur aux deux parties. Les Israéliens craignaient que le mot ne couvre un complot pour l’établissement d’un État binational – une idée repoussée par la majorité écrasante des Juifs israéliens. Les Palestiniens craignaient qu’il ne serve à masquer une occupation israélienne permanente.

Il faut se rappeler que le projet initial de partage adopté par l’Assemblée Générale des Nations Unies le 29 novembre 1947 envisageait en réalité une sorte de fédération, sans en employer le terme. Il prévoyait un État juif et un État arabe, ainsi qu’une entité distincte pour Jérusalem, administrée par les Nations Unies. Toutes ces entités devaient faire partie d’une union économique qui couvrirait les douanes, la monnaie, les chemins de fer, la poste, les ports, les aéroports et plus encore. Cela aurait représenté en pratique l’équivalent d’une fédération.

LE PRINCIPAL problème avec le mot “fédération” c’est qu’il ne répond à aucune définition suscitant un commun accord et une adhésion suffisante. Dans différentes parties du monde, il désigne des régimes extraordinairement différents. Il en va de même pour “confédération”.

Il n’y a pas deux pays au monde qui se ressemblent complètement et il n’y a pas non plus deux fédérations identiques. Chaque État et chaque fédération ont été configurés par leur propre développement historique et par des circonstances particulières, et renvoient l’image des personnes qui les ont créés.

Le mot “fédération” vient du mot latin “fœdus”, traité. À la base, une fédération est un pacte entre deux États différents qui décident de s’unir suivant des modalités convenues. Les USA sont une fédération, de même que la Russie. Qu’est-ce que les deux ont en commun ?

Les États Unis sont, théoriquement, une association volontaire d’États. Les États ont de nombreux droits, mais la fédération est dirigée par un seul président qui dispose de pouvoirs considérables. En pratique, il s’agit d’un seul État. Lorsqu’en 1860, les États du sud ont tenté de faire sécession et de constituer leur propre “confédération”, le Nord a écrasé la “rébellion” dans une violente guerre civile. Chaque matin, des millions d’élèves aux États-Unis jurent fidélité au drapeau et à “Une même nation sous l’autorité de Dieu”.

La Russie aussi est officiellement une fédération, mais l’usage du mot y a un contenu très différent. Moscou nomme les gouverneurs des provinces, et Vladimir Poutine dirige le pays comme s’il s’agissait d’un fief personnel. Lorsque la Tchétchénie a essayéde faire sécession de la “Fédération de Russie”, elle a été écrasée de façon encore plus brutale que la confédération lors de la guerre civile américaine. (Cela n’empêche pas Poutine de soutenir deux provinces sécessionnistes de la Géorgie voisine.)

L’Allemagne se définit comme une “République Fédérale” (Bundesrepublik). Elle se compose de “Länder” qui jouissent d’une large autonomie. La Suisse se qualifie de confédération en français et en italien (“Eidgenossenschaft”ou “organisation coopérative sous serment ” en allemand) et ses cantons jouissent de leur autonomie. Mais c’est aussi un pays très unifié.

On admet généralement qu’une “fédération” est une association plus contraignante, tandis qu’une “confédération” correspond à des liens plus lâches. Mais, dans la réalité, ces différences sont très floues. Il semble que les Américains et les Russes, les Allemands et les Suisses s’identifient d’abord à leur État unifié, pas à leur province particulière. (Sauf les Bavarois bien sûr.)

La nouvelle Europe est en pratique une confédération mais ses fondateurs ne l’ont pas appelée ainsi. Ils ont choisi le terme moins précis d’“Union Européenne”. Pourquoi ? Peut-être ont-ils pensé que des termes comme “fédération” et “confédération” étaientdésuets. Peut-être ont-ils considéré de tels termes comme trop contraignants. Le mot “union” n’engage ses membres à rien de particulier, et ils peuvent y associer le contenu sur lequel ils sont tous d’accord quitte à le modifier de temps à autre. Si le “Traité de Lisbonne” est en fin de compte ratifié, l’Union changera encore.

CELA N’A PAS de sens, par conséquent de discuter l’idée d’une “fédération” israélo-palestinienne en termes généraux, sans définir dès le départ ce que l’on entend par là. Le même mot, employé par des personnes différentes, peut traduire des intentions complètement différentes, voire contradictoires.

Par exemple : j’ai vu récemment un projet de fédération ici dans laquelle chaque personne aurait le droit de s’installer n’importe où dans l’un ou l’autre tat tout en conservant la citoyenneté de l’un d’entre eux. Je peux difficilement imaginer que beaucoup d’Israéliens ou de Palestiniens puissent adhérer à cela. Les Israéliens auraient peur que les Arabes ne constituent la majorité en Israël, et les Palestiniens seraient inquiets de voir des colons israéliens prendre possession de chaque sommet de collineentre la mer et le Jourdain.

Dès que l’on se met à discuter de “fédération”, la question de l’immigration s’impose comme une alarmante pomme de discorde. Des millions de réfugiés palestiniens seraient-ils autorisés à revenir en territoire israélien ? Des millions d’immigrants juifs seraient-ils admis à envahir l’État de Palestine ?

Cela est vrai aussi pour la question de la résidence. Un citoyen de Palestine pourrait-il s’installer à Haïfa et un citoyen israélien à Naplouse, comme un Polonais peut aujourd’hui s’installer en France, un habitant de New York à Miami, un habitant du canton de Zurich dans le canton d’Uri ?

CHACUN d’entre nous qui réfléchit à l’idée de fédération doit choisir ce qu’il ou elle désire. Rédiger un beau projet sur le papier, qui n’a aucune chance d’être réalisé parce qu’il ne prend pas en compte les aspirations des deux “partenaires”, ou bien réfléchir en termes pratiques aux options réelles ?

Dans la pratique, une fédération ne peut voir le jour que sur la base d’un accord librement consenti entre les deux parties. Cela signifie qu’elle ne peut se réaliser que si les deux – les Israéliens et les Palestiniens – la trouvent avantageuse pour eux et compatible avec leurs aspirations nationales.

De mon point de vue, une façon concrète de réaliser l’idée pourrait se présenter comme ceci :

Étape 1 : Un État palestinien souverain doit être créé. Cela doit venir avant toute autre chose. L’occupation doit prendre fin et Israël doit se retirer en deçà de la Ligne Verte (avec des échanges de territoires possibles d’un commun accord.) Cela vaut également pour Jérusalem.

Étape 2 : Les deux états établissent une structure de relations équitables entre eux et s’habituent à vivre côte à côte. Il sera nécessaire d’engager une véritable démarche de réconciliation et d’apaisement des blessures du passé. (Par exemple : la création d’une “Commission Vérité et Réconciliation ” sur le modèle sud-africain.) Au plan pratique, des dispositions équitables sur des questions comme les déplacements entre les deux états, la répartition des ressources en eau, etc. seront prises.

Étape 3 : Les deux États engagent des négociations pour la mise en place d’institutions communes. Par exemple : l’ouverture de la frontière entre eux pour la libre circulation des personnes et des biens, une union économique, une monnaie commune, l’organisation des douanes, l’utilisation des ports et des aéroports, la coordination des relations étrangères, etc. Il n’y aura pas de droit automatique des citoyens d’un État de s’établir dans l’autre. Chaque État décidera lui-même de sa politique d’immigration.

Les deux parties peuvent décider ensemble d’inviter la Jordanie comme troisième partenaire du traité envisagé.

Une telle négociation ne peut réussir que si la population de chacun des États partenaires a la conviction que le partenariat va lui apporter des avantages. Comme Israël est le plus fort économiquement et technologiquement parlant, il doit être prêt à faire des propositions généreuses.

Étape 4 : Plus la confiance entre les parties se développera, plus il sera facile d’approfondir le partenariat et d’élargir les pouvoirs des institutions communes.

Peut-être, à ce stade, les conditions pourraient être mûres pour une association plus large de la région dans son ensemble, sur le modèle de l’Union Européenne. Une telle association pourrait inclure les États arabes, Israël, la Turquie et l’Iran. Le nom que j’ai proposé pour une telle association dans le passé était “Union Sémite”. (Les Turcs et les Iraniens ne sont pas, au plan linguistique, des nations sémites, mais l’Islam est une religion sémite et joue un rôle majeur dans leur culture.)

Voilà une vision d’avenir et elle peut se réaliser. Pour paraphraser le slogan de Barack Obama, même s’il a perdu un peu de son éclat : Yes we can !

23 novembre 2009

Traduit de l’anglais “A Federation ? Why not” pour l’AFPS : FLPHL