vendredi 23 octobre 2009

Les voix qui font tomber les murs

publié le jeudi 22 octobre 2009

Dominique Eddé
Célébrant la mémoire de Hrant Dink, Arménien de Turquie, cet article de Dominique Eddé rend hommage aux figures d’une résistance sans complaisance comme l’Indienne Arundhati Roy, l’Israélienne Amira Hass et le Libano-palestnien Samir Kassir.

Il y a plus de deux ans, le 19 janvier 2007, le journaliste arménien de Turquie Hrant Dink était abattu de deux balles dans le dos. Cela se passait en plein cœur d’Istanbul, devant Agos, journal bilingue arméno-turc, dont il était le fondateur et le rédacteur en chef. Cet homme, âgé de 53 ans, payait le prix d’avoir lutté sans relâche pour le rapprochement de la Turquie et de l’Arménie, pour l’instauration d’un climat de confiance susceptible de faire reculer la surdité et la haine. Le jour de son enterrement, plus de 100 000 personnes descendirent spontanément dans la rue. La ville, noire de monde, signifiait aux commanditaires de son assassinat que Dink survivait à sa disparition. L’avenir leur donna raison. Peu après, la Fondation internationale Hrant Dink voyait le jour. Ses membres, turcs et arméniens réunis, en firent le laboratoire dont il rêvait. Un espace affranchi de la tutelle nationaliste, d’un côté, de l’exploitation de la question arménienne par tel ou tel Parlement étranger, de l’autre.

Le 19 janvier suivant, Arundhati Roy inaugurait une série de conférences annuelles à sa mémoire. Remarquable de clarté et d’ouverture sur le monde, son intervention donna une dimension universelle aux débats et travaux sur le génocide. En tant qu’Indienne, elle y dénonçait notamment le massacre de la communauté musulmane, en 2002, à Gujarat. « L’assassinat de Dink, disait-elle, au lieu d’intimer le silence, a créé un grand bruit ». En effet, en décembre 2008, un groupe d’intellectuels turcs, proches ou membres de la fondation, initiaient une campagne historique. Pour la première fois, des dizaines de milliers de signataires demandaient « pardon » aux Arméniens (özür, en turc, venant de ezer en arabe). Jugée insuffisante par de nombreux Arméniens de la diaspora et intolérable par de nombreux Turcs nationalistes, la campagne n’en fut pas moins décisive. Un tabou avait été pris d’assaut. Le mur se lézardait. La parole se libérait. Le 15 septembre dernier, — date de naissance de Hrant Dink — la fondation a franchi un nouveau cap, avec l’attribution d’un prix annuel qui vient d’être décerné à une grande figure de la résistance en Israël : Amira Hass. S’il est une personnalité exemplaire en termes de courage et de cohérence, dans le combat en faveur des droits des Palestiniens, c’est bien elle. Née à Jérusalem en 1956, cette fille de militants communistes, survivants des camps de concentration, vit depuis plus de quinze ans en territoires occupés. A Gaza, d’abord. Et depuis 1997, à Ramallah. Journaliste à Haaretz, elle a non seulement appris l’arabe et décidé de rendre compte du quotidien de la machine d’occupation et de répression israélienne, mais elle a veillé simultanément à ne tomber dans aucun des pièges que pouvait générer son choix. Son irréductible opposition au pouvoir colonial et à la politique d’apartheid de son pays va de pair avec une incorruptible capacité critique envers tous les abus de pouvoir ; ni l’Autorité palestinienne, ni le Hamas ne sont épargnés, chaque fois nécessaire. Quand les membres de la fondation lui proposèrent le prix, sa première réaction fut de dire : « Ne me prêtez pas plus de courage que je n’en ai. Je ne suis pas héroïque. Je fais mon travail sans être inquiétée ni menacée par les autorités. Ma vie n’est pas en danger contrairement à d’autres, ailleurs. Le problème c’est que j’écris pour des gens (les Israéliens) qui ne veulent pas me lire ». Héroïque ou pas, il y a chez cette femme une double aptitude à la solitude et à la solidarité qui est tout simplement exceptionnelle.

Publié en hébreu en 1997, son livre Boire la mer à Gaza est une contribution majeure et tristement prémonitoire. Traduit en plusieurs langues, l’ouvrage n’a pas encore été traduit en arabe. Pourquoi ? Un record de rigueur, assorti d’empathie, mais dénué de sentimentalisme. Le contenu ? Un document d’une valeur inestimable sur les rouages de l’appareil de guerre et de domination israéliens et sur l’étendue de la destruction et du traumatisme qui s’en suivent. « En 1992, raconte Amira Hass, un enfant palestinien refusait de croire que j’étais israélienne ». Pourquoi ? « Parce qu’elle n’a pas un fusil », avait-il répondu. Dix ans plus tard, un autre enfant d’une autre ville utilisait les mêmes mots « impossible ». Pourquoi ? « Parce qu’elle n’a pas un tank », avait-il dit. Nul n’est mieux placé qu’Amira Hass pour donner à voir l’effet croissant de terreur et de dévastation que fabrique le pouvoir israélien, tant sur le terrain que dans les têtes.

Comment ne pas imaginer ce qu’il doit en coûter à cette femme d’être confrontée, jour après jour, à un tel montant de violence, tout en étant si souvent perçue comme « traître » par les uns et « étrangère » ou « juive » par les autres ? Elle ne souscrirait sans doute pas à mon propos. Elle le corrigeait aussitôt, elle dirait « Non, non, ce n’est pas comme ça, je suis une privilégiée ». Ce sens de la rigueur et de l’exactitude — qualités rarissimes par les temps qui courent — vient d’être salué par un jury composé d’Arméniens et de Turcs. J’ai souhaité profiter de ma présence en Turquie lors de l’événement pour faire voyager l’information et pour appeler de mes vœux le jour où nous rendrons hommage à notre tour, nous les Arabes, à cette forme de résistance sans calculs et sans complaisance. Je souhaitais aussi, en évoquant Hrant Dink, saluer la mémoire de celui qui paya, comme lui, de sa vie, le prix d’avoir eu deux identités, d’avoir été un passeur : l’historien et journaliste Samir Kassir. Un Arménien, une Indienne, une Israélienne, un Libano-palestinien … Plus nous tendrons l’oreille, plus elle sera longue liste des voix qui font tomber les murs.

C’est en tenant le double cap de la résistance et de l’ouverture, — à l’abri de toute corruption, y compris celle des slogans périmés qui figent la langue et la pensée — qu’elles font et feront bouger les lignes, ces voix dissidentes. Il y a six ans, jour pour jour, disparaissait celui qui incarnait, avec génie, ce langage-là, cette manière d’allier la fermeté à l’invention : Edward Saïd. Lui, qui avait fait sienne la formule de Mandela — « Frappez l’imagination du monde » —, lui, dont la voix optait d’un bout du monde à l’autre, il n’a pas fini de nous aider à comprendre ceci : on ne fait tomber les murs ni en courbant l’échine, ni en dressant d’autres.

publié par al-Ahram hebdo en français

http://hebdo.ahram.org.eg/arab/ahra...