lundi 18 août 2014

Bichara Khader écrit à son frère Naïm, assassiné par Israel

A l’occasion des trente ans de l’assassinat du représentant de l’OLP à Bruxelles, le quotidien belge « Le Soir » a publié une lettre de son frère, l’universitaire Bichara Khader.
"Il y a 30 ans, le 1er juin 1981, mon frère Naïm est assassiné à Bruxelles, devant la porte de son domicile. Nous avons fait nos études à l’Université Catholique de Louvain. J’ai fait un doctorat en sciences politiques économiques et sociales, tandis que Naïm a fait un doctorat en droit. J’ai opté pour la carrière académique, Naïm a choisi la carrière politique en devenant le premier représentant, en Belgique, de l’Organisation de Libération de la Palestine. Entre 1974 et 1981, il a été la cheville ouvrière du Dialogue euro-arabe. De l’avis unanime de tous ceux qui l’ont côtoyé, Naïm incarnait le combat pacifique. Les ennemis de la Palestine ont cru, en l’assassinant, faire taire le cri de la liberté. La disparition brutale de mon frère a représenté pour ma famille une grande tragédie. Les années qui passent n’effacent pas la douleur qu’éprouvent tous ceux qui l’ont connu.
Cher frère,
Tu n’avais pas accompli ton 42éme printemps. Le 1er juin 1981, tu tombais sous les balles d’un assassin commandité. Fauché dans la fleur de l’âge, toi, dont le vœu le plus cher était de mourir de vieillesse dans ton village natal de Palestine. Tu étais venu chez moi, deux jours auparavant, et ne m’ayant pas trouvé, tu m’avais laissé une note griffonnée à la hâte, en langue arabe : « Je suis venu prendre le thé avec toi, je ne puis attendre, je rentre à Bruxelles, on se téléphone ».Le lendemain, un dimanche, je partais en voiture en Angleterre, à l’Université de Durham. Lundi matin, au moment où je m’apprêtais à quitter la chambre d’hôtel, la BBC commence son bulletin d’informations par la terrible nouvelle : « Le représentant de l’OLP en Belgique a été assassiné ». J’ai cru que le sol se dérobait sous mes pieds. Atterré, tremblotant, je me traîne jusqu’à l’Université et fais part à mes collègues de la tragédie qui venait de s’abattre sur notre famille.
Faisant fi de leurs conseils, je rebrousse chemin vers la Belgique. Le trajet me paraît interminable. Et je n’ai qu’une envie : être près de notre mère pour la serrer dans mes bras et sécher ses larmes. Naïm, tu avais pour maman un amour infini. Je te revois encore, tes bras autour de son cou. Tu la faisais rire jusqu’aux larmes. Et quand elle s’inquiétait pour toi, tu la sermonnais : « La Palestine a besoin de ses enfants ». Et maman de rétorquer : « C’est moi ta Palestine, mes enfants me sont encore plus chers ».
Le moment le plus douloureux est le voyage entre Bruxelles et Beyrouth. Il avait été décidé, en haut lieu, qu’une messe de funérailles serait organisée au Liban, après celle d’Ixelles. À l’aéroport, Arafat et ses lieutenants sont visiblement affectés. Mais à la vue de nos frères aînés, Basile et Elia, je me suis effondré. C’était moi, « le dernier de la nichée « comme me surnommait notre mère, qui t’avait convaincu de me rejoindre à Louvain pour faire ton doctorat en droit. Et voilà que je te ramène à la famille en cercueil.
Naïm, tu n’avais de cesse de me répéter : « L’été prochain à Zababdeh », notre village natal. Je ricanais de ton optimisme imprudent. Nous n’avons même pas pu t’enterrer au cimetière de notre paroisse. Ce sera fait, je te le promets, lorsque l’aube de la liberté se sera levée sur la Palestine.
Depuis que tu es parti, cher frère, notre mère s’est éteinte, usée par le chagrin. Puis ce fut le tour de nos trois sœurs. Mais c’est la mort de Basile, notre frère, qui m’a le plus attristé. Ayant senti un malaise cardiaque la nuit du 11 mars 2004, mes neveux ont appelé une ambulance : elle arrive trop tard pour sauver notre frère. Ce jour-là, un attentat terroriste endeuillait toute l’Espagne.
Quant à la Palestine que tu chérissais tant et dont tu étais l’apôtre éclairé, elle ploie encore sous le poids de la douleur. Un an après ton départ, en 1982, le Liban est occupé par la même armée qui a réduit notre existence en miettes. L’OLP est arrachée aux entrailles du Liban et forcée à l’exil. Des milliers de Palestiniens sont alors massacrés dans les camps de Sabra et Chatila. Punition exemplaire pour des réfugiés qui ont simplement le « tort d’exister « , pour reprendre le titre du livre de Jean Baubérot dont tu m’avais recommandé la lecture.
Mais la résistance de notre peuple renaît des cendres de l’oubli et éclate en 1987 à l’intérieur de notre pays occupé. C’est la première « Intifada ». Depuis, ce mot arabe s’est invité dans le jargon politique. Les Palestiniens, après une longue errance, portent la résistance au cœur de la Palestine, administrant la preuve aux consciences assoupies qu’aucun peuple ne se complaît dans la servitude.
Le prix de notre lutte est exorbitant. Mais la quête de la vie n’a pas de prix. Que reste-t-il aux Palestiniens qu’on a jetés sur les routes de l’exil, qu’on a arrachés à leurs terre, et à qui, on impose une existence au rabais, sinon de clamer leur palestinité et de résister ?
L’Intifada, cher frère, extrait le monde de sa torpeur et lui fait découvrir le visage hideux de l’occupation et de la colonisation. Elle met ainsi fin au carrousel du mensonge orchestré, et révèle combien la force sans la justice est tyrannique.
Je te passe les péripéties qui émaillent notre histoire. Pour calmer la colère qui gronde dans le monde arabe face à une occupation qui s’éternise dans l’indifférence des prédicateurs des « valeurs universelles », un processus de paix est engagé en 1993. Ton chef, en personne, paraphe l’accord, dit d’Oslo, sur le perron de la Maison Blanche. L’accord devait déboucher sur le retrait de l’occupant de Cisjordanie et de Gaza et de permettre enfin la naissance d’un Etat Palestinien souverain sur 22 % de notre Palestine historique.
J’y avais vu une lueur d’espoir et je me suis mis à rêver d’un retour à Zababdeh pour déposer ton souvenir lumineux aux côtés de nos parents enterrés là-bas. Même ce rêve a été brisé car au lieu d’un retrait de l’occupation, les colonies ont proliféré, comme une insulte à notre humanité. La Palestine a été éventrée, découpée, emmurée. Le processus de paix est vite devenu le souk des promesses creuses.
Pathétique et touchant, notre peuple continue de se battre contre la solitude de l’abandon, pendant que les vainqueurs de la géopolitique savourent leurs éphémères victoires.
Repose en paix, frère bien aimé. La petite rose de solidarité que tu as plantée avec amour en Belgique est devenue un rosier vigoureux et éclatant. En ton souvenir, la commune d’Ixelles s’est jumelée avec notre village natal, Zababdeh. Quant à la Belgique, elle conserve de toi le souvenir d’un cœur sans rides, d’un esprit sans fard, bref le souvenir d’un intellectuel palestinien jamais à l’aise avec la pensée sédentaire et convenue et toujours prompt à la rencontre d’autrui.
Quant à moi, je poursuis la voie que tu m’as tracée : ne pas céder aux sirènes de la haine et de la rancune et me montrer digne des horizons parfumés de Palestine. Un petit regret m’habite cependant : j’aurais tant aimé que mes enfants Michaël et Yasmine aient connu leur oncle merveilleux et que ma femme, Claire, ait rencontré son beau-frère. Mais sache que nous n’avons pas fait ton deuil, car nous te portons en nous."
Bishara KHADER
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