samedi 19 février 2011

Israël et la révolution d’Égypte : "Mauvais pour les juifs"

19 février 2011 par Ilan Pappé
Ce point prospectif par Ilan Pappé, sur la conception sioniste de la question israelo-palestinienne et sa critique, vues des révolutions démocratiques tunisienne et égyptienne et de leur "effet domino" social et utopique en Afrique et au Moyen-Orient, est une traduction française de l’éditorial inédit du magazine anglophone "i.e. — Electronic Intifada" du 14 février 2011, sur internet.
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Gaza Youth Breaks Out
(Profil iconographique sur Facebook)
 Le point de vue d’Israël est que les révolutions tunisienne et égyptienne si elles réussissent en effet soient mauvaises, très mauvaises. Les Arabes instruits — pas tous habillés comme "des Islamistes", quelques-uns d’entre eux parlant un anglais parfait, et dont le désir pour la démocratie est articulé sans recours à la rhétorique "anti-occidentale" — sont mauvais pour Israël.
Les armées arabes qui ne tirent pas sur ces manifestants sont également mauvaises tout comme beaucoup d’autres images qui ont déplacé et ont enthousiasmé tant de personnes dans le monde entier, même à l’Ouest. Cette réaction mondiale est aussi mauvaise, très mauvaise. Cela fait ressembler l’occupation israélienne en Cisjordanie et dans le territoire de Gaza et ses politiques d’apartheid à l’intérieur de l’État aux actes d’un régime "arabe" typique.
Pendant un moment, on n’a pas pu dire ce qu’était la pensée officielle d’Israël. Dans son premier message de bon sens à ses collègues le Premier ministre Benjamin Netanyahu demanda à ses ministres, ses généraux et aux politiciens de ne pas se prononcer publiquement sur les événements en Égypte. Pour un bref instant on pensa qu’Israël se détournait du voyou du quartier vers ce qu’il avait toujours été : un visiteur ou un résident permanent.
Il semble que Netanyahu ait été particulièrement gêné par les propos malheureux sur la situation prononcés publiquement par le général Aviv Kochavi, le chef du renseignement militaire israélien. Ce top expert israélien sur les affaires arabes avait déclaré en toute confiance à la Knesset (il y a deux semaines) que le régime de Moubarak était toujours aussi solide et résistant. Mais Netanyahu ne put rester la bouche close si longtemps. Et quand le patron parla tous les autres suivirent. Et quand tous répondirent, le commentaire sur Fox News donna aux commentateurs l’air d’ "une bande de pacifistes et de hippies de l’amour libre venus des années 1960".
L’essentiel de la narration israélienne est simple : il s’agit d’une révolution de type iranien aidée par Al Jazeera et stupidement autorisée par le président américain Barack Obama, le nouveau Jimmy Carter, et le monde est stupéfait. Les anciens ambassadeurs d’Israël en Égypte sont le fer de lance de l’interprétation israélienne. Toute leur frustration d’avoir été enfermés à l’étage élevé de leur appartement cairote éclate maintenant comme un volcan inextinguible. Leur tirade peut se résumer aux paroles de l’un d’eux, Zvi Mazael, disant à la télévision israélienne Channel One, le 28 Janvier : "c’est mauvais pour les juifs, très mauvais."
Bien sûr en Israël, quand vous dites "mauvais pour les juifs" vous voulez dire les Israéliens — mais en outre vous voulez dire qu’indépendamment d’être mauvais pour Israël c’est mauvais pour les juifs du monde entier (malgré l’évidence du contraire depuis la fondation de l’État).
Par contre, ce qui est vraiment mauvais pour Israël c’est la comparaison. Nonobstant comment tout cela pourrait finir, les erreurs et les prétextes d’Israël s’exposent comme jamais auparavant. L’Égypte expérimente une intifada pacifique face à la violence mortelle de la part du régime. L’armée n’a pas tiré sur les manifestants ; et même avant le départ de Moubarak, à sept jours de protestations, le ministre de l’intérieur qui avait ordonné à ses voyous de fondre violemment sur les manifestants fut déjà mis à la porte — et il sera probablement poursuivi en justice.
Oui, ce limogeage était fait pour gagner du temps et tenter de convaincre les manifestants de rentrer chez eux. Mais même cette scène, à présent oubliée, ne pourrait jamais se produire en Israël. Israël est un endroit où tous les généraux qui ont ordonné de tirer sur les manifestants palestiniens et juifs contre l’occupation rivalisent maintenant pour le plus haut poste de chef général de l’état-major.
L’un d’eux est Yair Naveh, lequel en 2008 donnait des ordres pour tuer des suspects palestiniens, même ceux qui pouvaient être arrêtés tranquillement. Il ne va pas en prison ; mais Anat Kamm, la jeune femme qui révéla ces ordres, est maintenant face à neuf ans de prison pour leur fuite dans le quotidien israélien Haaretz. Pas un seul général israélien ni politicien n’a passé ou n’est susceptible de passer un seul jour en prison pour avoir commandé aux troupes de tirer sur des manifestants non armés, des civils innocents, des femmes, des vieillards et des enfants. La lumière rayonnante de l’Égypte et de la Tunisie est si forte qu’elle illumine en même temps les espaces les plus sombres de la "seule démocratie du Moyen-Orient".
Les Arabes non violents, démocratiques (qu’ils soient religieux ou pas), sont mauvais pour Israël. Mais peut-être que ces Arabes furent tout le temps les mêmes, non seulement en Égypte mais également en Palestine. L’insistance des commentateurs israéliens sur la question la plus importante en jeu — le traité de paix israélien avec l’Égypte — est une déviation, et elle a très peu de pertinence à l’égard de l’impulsion puissante qui secoue le monde arabe tout entier.
Les traités de paix avec Israël sont des symptômes de corruption morale pas d’une maladie en soi — c’est pourquoi le Président syrien Bashar Asad, sans aucun doute un leader anti-israélien, n’est pas immunisé de la vague de changement. — Non ; ce qui est en jeu ici, c’est le prétexte qu’Israël soit un pays stable, civilisé, l’île de l’ouest dans une mer agitée de barbarie islamique et de fanatisme arabe. "Le danger" pour Israël consiste en ce que la cartographie restant la même cependant la géographie change. Ce serait encore une île, mais de barbarie et de fanatisme, dans une mer d’États démocratiques et égalitaires nouvellement formés.
Aux yeux de larges couches de la société civile de l’Ouest l’image démocratique d’Israël a depuis longtemps disparu, mais maintenant elle peut s’estomper et se ternir aux yeux des autres, en charge de la politique et du pouvoir. Quelle est l’importance de l’image ancienne, positive d’Israël, pour le maintien de sa relation privilégiée avec les États-Unis ? Seul le temps nous le dira.
Mais d’une façon ou d’une autre, le cri élevé depuis la place Tahrir, au Caire, est un avertissement que les mythologies apocryphes de la "seule démocratie au Moyen-Orient", le fondamentalisme chrétien hardcore (bien plus sinistre et corrompu que celui des Frères musulmans), le cynisme des profits excessifs de l’entreprise militaro-industrielle, le lobbying brutal et son néo-conservatisme, ne garantiront pas éternellement la durabilité de la relation spéciale entre Israël et les États-Unis.
Et même si cette relation spéciale persévérait quelque temps, elle serait maintenant installée sur des bases encore plus instables. L’étude des cas diamétralement opposés tels, d’une part, les pouvoirs régionaux anti-américains jusqu’ici résistants comme l’Iran et la Syrie et d’autres, parmi lesquels dans une certaine mesure la Turquie, et d’autre part la chute ultime des tyrans pro-américains, est indicative : le soutien américain de "l’État juif" de la minorité ethnique et raciste, même supporté, ne suffira pas pour le maintenir au cœur d’un monde arabe en mutation, à l’avenir.
Ce pourrait être une bonne nouvelle pour les juifs, même pour les juifs en Israël à long terme. Être entouré par des peuples qui chérissent la liberté, la justice sociale et la spiritualité et naviguant parfois tranquillement et parfois grossièrement entre la tradition et la modernité, le nationalisme et l’humanité, la mondialisation capitaliste agressive et la survie quotidienne, ne va pas être facile.
Pourtant, il y a un horizon, et il porte l’espoir de déclencher des changements semblables en Palestine. Il peut apporter de clôturer plus d’un siècle de colonisation sioniste et de dépossession, remplacé par la réconciliation plus équitable entre les victimes palestiniennes de ces politiques criminelles où qu’elles soient, et la communauté juive. Ce rapprochement serait construit sur la base du droit au retour des Palestiniens, et sur tous les autres droits pour lesquels le peuple d’Égypte a si vaillamment combattu pendant ces vingt derniers jours.
Seulement soyez certain que les Israéliens ne manquent pas une occasion de rater la paix. Ils veulent crier au loup. Ils veulent demander et recevoir davantage de fonds du contribuable américain en raison de la nouvelle "évolution". Ils veulent interférer clandestinement de façon destructrice pour saper toute transition vers la démocratie (vous souvenez-vous quelle force et quelle méchanceté caractérisa leur réaction à la démocratisation de la société palestinienne ?) Et ils veulent porter la campagne islamophobe à de nouveaux sommets jamais atteints.
Mais qui sait, peut-être que le contribuable américain ne voudra pas bouger pour le moment. Et peut-être que les hommes politiques européens voudront suivre le sentiment général de leur audience publique pour permettre non seulement à l’Égypte d’être radicalement transformée, mais encore d’accueillir un changement semblable en Israël et en Palestine. Dans un tel scénario, les juifs d’Israël ont une chance de devenir une partie du Moyen-Orient réel, et non pas un alien ni le membre agressif d’un Moyen-Orient qui fut le fruit d’une imagination sioniste hallucinatoire.
Ilan Pappé, le 14 février 2011