samedi 20 novembre 2010

« Le motif de la résistance, c’est l’indignation »

publié le vendredi 19 novembre 2010
Jean-Claude Renard, Olivier Doubre : entretien avec Stéphane Hessel

 
Inlassable, Stéphane Hessel, ambassadeur de France et ancien résistant, dénonce énergiquement la politique actuelle envers les immigrés. Il refuse cette société où l’on remet en cause les acquis du Conseil national de la résistance. Et prône la désobéissance et la solidarité, en France comme à Gaza. A 93 ans, il publie « Indignez-vous ! ».
Politis : Vous avez été l’un des rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Ces droits vous semblent-ils respectés ?
Stéphane Hessel : C’est l’occasion pour moi de revenir sur deux idées fausses. La première est que j’aurais fait partie du Conseil national de la Résistance. Or, à l’époque, j’étais à Londres, au Bureau central de renseignements et d’action. J’ai donc suivi de près le travail des camarades en France que Jean Moulin avait réussi à réunir sur un programme remarquable et important. Ce programme du CNR a été rédigé de façon intelligente par des gens qui avaient une merveilleuse liberté, puisque résistants et non pas au gouvernement. J’étais au courant de ce programme, je l’ai soutenu, mais je n’ai pas participé à sa rédaction !
L’autre erreur est de m’accorder le rôle de corédacteur de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Plus précisément, en 1948, j’étais à New York, principal collaborateur du secrétaire général adjoint chargé des droits de l’homme et des questions sociales, Henri Laugier. À ce titre, j’assistais en permanence aux réunions de la Commission dans laquelle siégeait René Cassin, principal rédacteur de la Déclaration. On peut donc dire que j’ai assisté à sa rédaction de très près et de bout en bout. Mais de là à prétendre que j’en ai été corédacteur ! Bref, le général de Gaulle et René Cassin auraient eu un rôle mineur, et j’aurais tout fait ! Cela commence à me peser ! Cela dit, ce sont deux textes auxquels je me réfère volontiers. Parce que l’un, pour la France, et l’autre, pour le monde, sont des programmes importants.
C’est justement l’objet de votre première indignation dans le livre que vous publiez...
Exactement, dans la mesure où l’on s’éloigne de ces programmes. Je reste fidèle à une période où la gauche était au pouvoir en France, celle des premières années de François Mitterrand, qui a eu le courage de conduire la gauche au pouvoir. Certes, après Mendès France, sous la Quatrième République, une Quatrième qui sans doute a fait plus de choses qu’on ne le dit. Au reste, les Trente Glorieuses se situent principalement dans cette période. Mais je considère que depuis Jacques Chirac, et surtout avec Nicolas Sarkozy, nous sommes très loin de ces programmes initiaux. Des gens comme Brice Hortefeux, Éric Besson, Christine Lagarde, Nicolas Sarkozy lui-même sont contraires à cette volonté démocratique qui animait les membres du Conseil national.
Diriez-vous que nous sommes dans une période de régression ?
Oui, sur le plan français comme sur le plan mondial. Sur ce dernier, heureusement, nous avons les Nations unies. C’est ainsi grâce à elles que, pendant les années 1990, sitôt après la chute du mur de Berlin, se sont succédé d’importantes conférences. Celle de Rio, importante pour l’écologie, celle de Pékin, pour les femmes, puis Vienne pour les Droits de l’homme et Copenhague pour l’intégration sociale. Une décennie utile couronnée par l’adoption des objectifs du millénaire pour le développement, avant une décennie de recul : l’élection de George W. Bush, tandis qu’en France nous perdons Jospin et gagnons Raffarin puis Sarkozy. De mal en pis. Nous en sommes arrivés à une France qui n’est même plus présentable internationalement. Ne serait-ce que sur les Roms, il y a de quoi se flinguer… ou s’insurger ! Comme sur la façon dont la presse est dominée, ou la façon dont dominent les forces financières, ce qu’on appelait les « féodalités financières » du temps du CNR, avec un Nicolas Sarkozy à leur botte. On ne peut guère être plus attristé.
Existe-t-il des articles de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui vous paraissent cruciaux aujourd’hui ?
Cruciaux, oui. Notamment ceux qui touchent les droits économiques et sociaux, l’emploi, la sécurité, l’enseignement. Pour les libertés publiques, des progrès ont été faits dans le monde, avec quelques reculs cependant. En revanche, on ne peut être heureux ni sur le logement, en France comme ailleurs, ni sur l’école, ni sur la Sécurité sociale, ni sur les retraites, qui sont en danger.
Vous écrivez que « le motif de la résistance, c’est l’indignation ? » C’est-à-dire ?
C’est un peu un appel. Le sentiment le plus grave, aujourd’hui, c’est de penser qu’« il n’y a rien à faire » parce que les choses ne changent pas comme l’on voudrait et que les acteurs politiques et financiers ont toutes les cartes en main. Baisser les bras me paraît tout à fait mauvais. Je dirais donc, un peu comme Sartre, qu’« un homme qui se désintéresse n’est pas vraiment un homme ». C’est quand il commence à s’indigner qu’il devient plus beau, c’est-à-dire un militant courageux, un citoyen responsable. Se dire « on n’y peut rien », se retirer, c’est perdre une bonne partie de ce qui fait la joie d’être un homme.
Cela a-t-il partie liée avec la désobéissance ?
Je souligne toujours l’écart entre légalité et légitimité. Je considère la légitimité des valeurs plus importante que la légalité d’un État. Nous avons le devoir de mettre en cause, en tant que citoyens, la légalité d’un gouvernement. Nous devons être respectueux de la démocratie, mais quand quelque chose nous apparaît non légitime, même si c’est légal, il nous appartient de protester, de nous indigner et de désobéir. Dans le cas récent des enseignants qui ont désobéi, ce n’était pas pour une question de salaire mais parce qu’on a voulu leur imposer des choses au détriment des enfants dont ils ont la charge. Ils peuvent donc exciper de cela, comme les faucheurs d’OGM peuvent dire qu’il est peut-être devenu légal d’en semer mais qu’en réalité ce n’est pas légitime. La notion de désobéissance est donc intimement liée à la notion de légitimité.
Vous évoquez dans ce livre la figure de Walter Benjamin, à la fois proche et lointain...
Il est à prendre presque comme un opposé. J’ai repris son commentaire sur le tableau de Paul Klee, l’Angelus novus, en quoi il voyait la négation de ce que le progrès apporte de positif. Il voyait dans cette œuvre un ange repoussant la tempête qu’est le progrès. Walter Benjamin était un désespéré plutôt qu’un constructeur. Mais il nous intéresse justement grâce à sa philosophie, parce qu’il nous permet de rebondir dans l’autre sens. Le progrès ne produit pas que des méfaits. Il faut bien les comprendre, s’indigner donc, mais essayer de trouver une réponse. J’opposerais ainsi à Walter Benjamin, qui a été un ami, Edgar Morin, pour nous engager dans une humanité plus conviviale, plus fraternelle, plus chaleureuse, plus imaginative. Il faut positivement répondre au souci de Benjamin et ne pas se laisser enfermer dans une situation qui serait décourageante.
Vous êtes né en Allemagne. Vous avez été, au cours de votre vie, immigré, si l’on peut dire, et même clandestin. Que pensez-vous de la politique d’immigration de la France ?
Je la juge très sévèrement. En 1985, j’ai présidé une commission sur l’immigration avec la volonté de faire de la France un pays multiculturel, bénéficiant de cet attrait qu’elle exerce heureusement encore dans le monde. C’est une force pour nous et qu’il faut maintenir. Mais depuis toujours je suis très critique de la politique qui est appliquée. Nous pourrions donner l’exemple d’une forte politique d’intégration ; au lieu de quoi, nous nous sommes laissés prendre par la peur : ils sont trop nombreux. Si l’immigration pose un problème, ce sont ces problèmes qu’il faut essayer de résoudre, et non pas répondre par les expulsions.
En 1974, l’un de vos camarades de la Résistance, André Postel-Vinay, avait démissionné au bout de six semaines du poste de secrétaire d’État auprès du ministre du Travail, chargé des Travailleurs immigrés, parce qu’il manquait de moyens. À l’inverse, vous semblez avoir toujours préféré l’action…
Peut-être parce qu’on ne m’a encore jamais proposé de ministère. Postel-Vinay a probablement fait ce qu’il pouvait faire de mieux. Mais, en effet, dire non et s’en aller n’est pas vraiment ma méthode. J’essaye plutôt. Je ne suis pas brutal. Mais supposons que M. Sarkozy m’ait proposé la succession de M. Besson… j’aurais répondu qu’il n’en était pas question ! Je ne suis pas non plus prêt à faire n’importe quoi !
Aujourd’hui, Gaza est devenue l’une de vos principales indignations, sinon la priorité de vous engagements ? Pourquoi ?
Gaza et la Palestine me concernent pour des raisons compréhensibles, étant issu d’une famille juive puis ayant applaudi à la création de l’État d’Israël avant de me rendre compte de ce qui se passe là-bas. Je voyais l’UNRWA [1] accueillant les premières centaines de réfugiés et obligé de faire place nette pour qu’Israël puisse s’établir, mais j’ai vu surtout dans la guerre des Six-Jours une guerre terrible, une victoire trop forte pour Israël, qui l’a rendu fou. Personnellement, j’ai eu l’occasion de faire des voyages à Gaza (le premier a eu lieu en 1991), organisés par des Israéliens qui voulaient nous avertir que ce qui s’y passait n’était pas fidèle à nos valeurs, nous les pères juifs de cet État. C’est ainsi qu’avec certains amis, comme Raymond Aubrac, nous avons effectué plusieurs voyages, jusque récemment, au mois d’octobre dernier. Nous y avons toujours dressé le même constat. Gaza est un vrai casse-tête. Elle a été égyptienne, mais l’Égypte n’en veut plus  ; elle a été israélienne, mais les colons ont été retirés  ; elle a été proche de la CisJordanie, qui s’est brouillée avec les autorités palestiniennes de Ramallah. Pour toutes ces raisons, nous avons voulu témoigner pour désenclaver Gaza. Ce sont là 1,5 million de Palestiniens, dont 1,1 million de personnes sont réfugiées, sur une petite terre de 400 km2. C’est une situation insoutenable. S’il y a une raison de s’indigner, c’est qu’on a laissé vivre des Gazaouis dans cette enclave affreuse.
C’est aussi pour cette raison que j’ai donné mon parrainage puis apporté mon action au tribunal Russell pour la Palestine, lancé par Leïla Shahid, Nurit Peled et Ken Coates, et qui se propose de remettre le droit international au centre de la question israélo-palestinienne. C’est lui qui a ciblé l’Union européenne, dans la mesure où elle devrait sanctionner les violations des droits à l’égard des Palestiniens. Du 20 au 22 novembre, aura lieu à Londres la deuxième session du tribunal, qui cette fois aura pour ligne de mire les grandes entreprises, comme Veolia ou Caterpillar, qui travaillent dans les colonies ou bien avec des partenaires israéliens malhonnêtes. Car il ne s’agit pas seulement de cibler Israël mais aussi les complices qui devraient avoir une autre attitude.
L’appel au boycott a été l’objet d’une polémique et d’accusations…
J’ai accepté de signer l’appel Boycott, Désinvestissement, Sanctions pour faire cesser les attaques d’Israël. Et, en effet, beaucoup de signataires peuvent être accusés de discriminations et privés de certains droits. Mais on espère que cet appel donnera lieu à une démarche forte et non pas à des accusations ridicules et grotesques. Boycotter un pays, pourquoi pas ? On a bien boycotté l’Afrique du Sud, qui ne se comportait pas de manière plus grave qu’Israël aujourd’hui. Mais les relations commerciales méritent d’être protégées. Il faut donc faire une différence entre le boycott de tous les produits en provenance d’Israël et celui des produits des colonies, illégaux et justifiant largement le boycott. Pour répondre à la gravité de la situation en Palestine, s’il n’y a que les problèmes commerciaux qui peuvent gêner Israël, il convient justement de passer par cette voie.
Quel a été l’objet de ce dernier voyage à Gaza ?
Témoigner, d’une part, et aider les enfants, d’autre part, à travers l’association EJE (Enfants jeux éducation), en apportant différentes choses comme des jouets, du chocolat ou des filtres à eau. Nous avons aussi eu l’occasion de faire plusieurs rencontres, comme celle d’Ismail Haniyeh, qui dirige Gaza, et qui, pour l’instant, n’en a pas fait une terre d’islamisme militant. Mais qui n’a pas non plus libéré Gilad Shalit. On peut s’interroger sur cet homme. Faut-il l’éviter, comme l’ont fait les Européens, ou faut-il parler avec lui pour exercer une influence qui irait dans le bon sens ? Nous avons choisi ce deuxième cas de figure, sans avoir été mandatés d’aucune mission. Nous voulions aussi savoir s’il se rapprocherait de Mahmoud Abbas pour une Palestine unie, connaître sa position sur l’islam, sur un régime dur ou modéré, ouvert aux différentes cultures. S’il n’a répondu ni oui ni non, comme on s’y attendait, nous avons eu le sentiment que c’est une grave erreur de la part de l’Europe et des États-Unis de ne pas discuter avec lui. Nous l’avons senti ballotté entre un soutien très fort de la part des plus durs et sans doute moins fort de la part des modérés. C’est donc le moment de parler avec lui. Et, dans le même esprit, John Ging, directeur de l’UNRWA, nous a dit combien il est nécessaire de discuter avec le Hamas, car de lui dépendent les orientations vers l’islamisme ou vers un bon rapport avec l’Europe, qui finance très largement la Palestine.
Êtes-vous sensible à la cause du Sahara occidental ?
Peu de gens s’en occupent, comme Pierre Galland, député sénateur belge, ou Régine Villemont, présidente de l’association des amis de la RASD. Les Nations unies se heurtent à l’obstination marocaine, très forte dans le Maghreb. L’Algérie n’est pas incapable d’agir, il existe des contacts avec les Sahraouis. Mais de là à leur donner un peuple… On en revient à la charte des Nations unies, qui proclame explicitement le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Les Sahraouis ont donc le droit de disposer d’eux-mêmes, comme les Palestiniens. Ce qui m’amène à ma préoccupation fondamentale : nous avons une organisation mondiale, avec la Déclaration universelle en elle, mais elle n’a pas l’autorité nécessaire parce qu’elle est une organisation intergouvernementale. Elle ne peut donc rien insuffler. Il faudrait un secrétaire général qui soit une figure mondiale reconnue. Et, dans ce cadre, je verrais très bien Lula occuper cette place.
Vous étiez le mois dernier à Buchenwald pour y déposer une plaque commémorative, puis aussitôt après à Gaza. Comme s’il y avait dans votre existence un axe entre Buchenwald et Gaza…
L’un conditionne l’autre. On peut me classer parmi les anciens déportés qui ont eu l’extraordinaire chance de survivre sans être trop amochés. Je n’ai pas été laminé par Buchenwald ni par Dora. Je m’intéresse à toutes les horreurs parce que je les ai côtoyées. On ne peut pas rester indifférent. Avoir été déporté a un effet positif. Même s’il ne faut pas en abuser ! (Rires.)
Malgré tous vos combats, vos engagements, vous ne parvenez pas toujours à vos fins. Mais vous persévérez…
J’ai un truc  : celui de vouloir que les choses changent. Quand une médiation échoue, comme cela a été le cas tout au long de ma vie, elle en entraîne une autre, qui va échouer à son tour, mais finalement les choses bougent. L’échec n’est pas une cause de renonciation. L’histoire du monde est faite d’échecs mais aussi de succès. Et c’est parce qu’on échoue qu’il faut ­continuer.
[1] United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees, agence de secours et de développement humain fondée en 1949 qui vient en aide à plus de 4 millions de réfugiés dans la bande de Gaza.
Photo : AFP/ De Sakutin
publié par Politis