lundi 27 septembre 2010

Les paradoxes du processus de paix

publié le dimanche 26 septembre 2010
Bertrand Badie

Il y a des moments où jouer à la paix peut servir la guerre
Les processus de paix ont souvent leurs paradoxes : celui amorcé à Washington, le 2 septembre dernier, est loin de faire exception. Le dossier israélo-palestinien, dans sa complexité et sa durée, présentait, par rapport à la plupart des autres conflits, un atout auquel on aimait s’accrocher : au-delà des escalades verbales et des méfiances, chacun en connaissait la solution et reportait ses espoirs sur l’idée de deux États enfin voisins et qui, peu à peu, apprendraient à coexister.
Voilà déjà une première contradiction : les négociations de paix reprennent à un moment où la colonisation israélienne a atteint une telle mesure que plus personne ne croit vraiment à la possibilité de tracer désormais les contours d’un État palestinien viable. Les 500 000 colons, en Cisjordanie et à Jérusalem, n’ont plus rien à voir avec les 8 000 de leurs semblables qui ont si difficilement quitté Gaza en septembre 2005. La terre laissée aux Palestiniens n’apparaît plus que comme un archipel dont on n’imagine même plus les modes de raccordement.
Le second paradoxe tient à la procédure : la colonisation n’a jamais été interrompue, même aux lendemains des accords d’Oslo. En entrave croissante à toute chance de paix, elle a été activée lorsque Israël a été comme pleinement réintégré dans la communauté internationale : rehaussement de la coopération avec l’Union européenne, en 2008, admission au sein de l’OCDE, il y a quelques mois, renforcement substantiel de la coopération bilatérale, avec la France dès la fin de la présidence de Jacques Chirac, avec l’Allemagne et l’Italie, comme en témoignent les discours à la Knesset d’Angela Merkel et de Silvio Berlusconi. L’initiative de Barack Obama réclamant le gel des colonisations n’a abouti qu’à un effet partiel et temporaire qui, dit-on, ne devrait pas être reconduit. Les négociations s’ouvrent ainsi sur une libéralité qui risque de les rendre impossibles, tout en confortant les radicaux israéliens dans la conviction qu’une ligne ferme est diplomatiquement sans risque.
Le troisième paradoxe tient à la faveur accordée au bilatéralisme comme mode de négociation. Par rapport au Quartette, à la conférence de Madrid (1991), ou à la sortie des deux dernières guerres (1967 et 1973), le changement est manifeste : ni l’ONU, ni la Russie, ni l’Union européenne (certes en panne de diplomatie commune), ni les États de la région ne sont présents au rendez-vous. Les ÉtatsUnis eux-mêmes affirment leur empressement à laisser les deux « partenaires » en situation de faceà-face… Dans un jeu aussi déséquilibré – bien plus encore que lors des accords d’Oslo qui ont pourtant échoué –, la chance d’aboutir est minime : laisser en tête-à-tête le fort – qui a même une conscience surestimée de sa puissance – et le faible – dont la représentativité est affaiblie – conduit mécaniquement à l’échec, sape l’esprit de compromis et renforce la relation d’incertitude. Le jeu multilatéral fut jadis inventé pour corriger justement les situations les plus inégalitaires.
Quatrième paradoxe, une négociation réussit quand chaque protagoniste est crédible dans sa capacité de faire la paix. Du côté palestinien, cette crédibilité est entachée par une division qui non seulement n’a pas été surmontée, mais qu’un processus de paix mal engagé ne peut qu’aggraver. Du côté israélien, la confiance accordée à un statu quo créant peu à peu une situation de domination irréversible est tellement manifeste qu’elle conduit à penser que la négociation n’est qu’un alibi. Pourquoi négocier quand l’optimum d’avantages se trouve dans la situation acquise ?
Cinquième paradoxe, enfin, la référence à la paix devient dangereuse quand elle est l’instrument d’une autre cause : afficher une volonté pacifique pour geler de manière plus acceptable un rapport de force favorable, s’y prêter pour garder en sa faveur la dernière légitimité qui vous permette d’exister ; y pousser pour faire croire que la diplomatie du Super-Grand n’a pas perdu le plus clair de son efficacité.
Il y a des moments où jouer à la paix peut servir la guerre ; il est des circonstances où le jeu politico-diplomatique conduit à mimer la paix, plutôt qu’à la faire vraiment ; il est des situations où l’affirmation d’un soulagement conduit à dissimuler, comme la tête dans le sable, des détériorations qu’on ne veut pas voir. Il y a des moments où la « diplomatie du mime Marceau » ne fait plus rire. Quelquefois, mais rarement, il y a aussi de bonnes surprises…
Bertrand Badie est professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris
publié par la Croix