lundi 26 juillet 2010

Israël : un atout stratégique ou un handicap pour les USA ?

dimanche 25 juillet 2010 - 07h:20
Chas Freeman, Jr.
The Nixon Center
Le mardi 20 juillet, le Centre Nixon organisait un déjeuner/débat sur le thème : "Israël : un atout stratégique ou un handicap ?" au cours duquel Chas Freeman, Jr., (ambassadeur des Etats-Unis pour l’Administration H.W. Bush en Arabie saoudite de 1989 à 1992) a prononcé l’intervention qui suit.
Paul Woodward - War in Context
Israël est-il un atout stratégique ou un handicap pour les Etats-Unis ? Question intéressante. Nous devons remercier le Centre Nixon de l’avoir posée. A mon avis, il y de nombreuses raisons qui font que les Américains souhaitent l’Etat juif tel qu’il est. Mais dans les circonstances présentes, qu’Israël soit un atout stratégique pour les Etats-Unis ne rentre pas dans ces raisons. Si nous inversons la question cependant, pour nous demander si les Etats-Unis sont un atout stratégique ou un handicap pour Israël, la réponse ne fait aucun doute.
Les USA passent à la caisse
Les contribuables des Etats-Unis financent entre 20 et 25% du budget Défense d’Israël (selon la méthode de calcul). 26% des 3 milliards d’aides militaires que nous garantissons à l’Etat juif chaque année sont dépensés en produits de défense par Israël. Exclusivement, les entreprises israéliennes sont traitées comme des entreprises états-uniennes pour l’accès aux marchés publics de défense des Etats-Unis.
Grâce aux affectations du congrès, nous avons souvent payé la moitié du coût de la recherche Défense des Israéliens et de leurs projets de développement, même lorsque - comme c’est le cas pour la défense contre les missiles non téléguidés de très courte portée - la technologie mise au point était pour l’essentiel sans rapport avec nos propres besoins militaires. Bref, à bien des égards, les contribuables états-uniens financent des emplois dans les industries militaires israéliennes qui auraient pu profiter à nos propres salariés et entreprises. Pendant ce temps, Israël obtient pratiquement tout ce qu’il veut en termes de systèmes d’armement haute technologie, et nous, nous passons à la caisse.
Les subventions visibles accordées par le gouvernement US à Israël montent à plus de 140 milliards de dollars depuis 1949. Une telle somme fait qu’Israël est de loin le premier bénéficiaire des largesses américaines depuis la Deuxième Guerre mondiale. Le total serait beaucoup plus élevé encore si l’aide à l’Egypte, à la Jordanie, au Liban, et le soutien aux Palestiniens dans les camps de réfugiés et les territoires occupés étaient incluse. Ces programmes ont des buts complexes mais ils se justifient dans une large mesure par rapport à leur contribution à la sécurité de l’Etat juif.
Le revenu par habitant en Israël est aujourd’hui d’environ 37 000 dollars - à égalité avec le Royaume-Uni -, et Israël n’en est pas moins le plus grand bénéficiaire de l’aide étrangère US, laquelle rentre pour plus d’un cinquième dans ce revenu. Les transferts annuels gouvernementaux montent à plus de 500 dollars par Israélien, sans compter le coût des avantages fiscaux pour les dons et prêts privés qui ne sont ouverts à aucun autre pays étranger.
Ces avantages militaires et économiques ne sont pas tout. Le gouvernement américain ne ménage pas non plus sa peine pour protéger Israël des conséquences politiques et juridiques internationales de sa politique et de ses actes dans les territoires occupés et contre ses voisins, ou - comme on l’a vu récemment - en haute mer. Les quelque 40 veto que les Etats-Unis ont opposés afin de protéger Israël au Conseil de sécurité des Nations-Unies ne sont que la partie visible de l’iceberg. Nous avons bloqué un nombre autrement plus important de réactions potentiellement dommageables pour Israël venant de la communauté internationale, suite à la conduite israélienne. Le coût politique pour les Etats-Unis, internationalement, pour avoir gaspillé de cette manière tant de notre capital politique est exorbitant.
Là où Israël n’a pas de relations diplomatiques, les diplomates US prennent régulièrement sa défense. Comme je le sais par expérience personnelle (j’ai été remercié par le gouvernement israélien d’alors pour mes efforts couronnés de succès déployés pour son compte en Afrique), le gouvernement US a été le promoteur constant, et souvent le financier, des différentes formes de programmes de coopérations israéliens avec les autres pays. Ce qui est important aussi c’est que l’Amérique - avec très peu d’autres pays - est restée moralement engagée dans l’expérience juive pour un Etat au Moyen-Orient. Il y a bien plus de juifs à vivre aux Etats-Unis qu’il y en a en Israël. Ce ferme soutien américain devrait très largement contrebalancer les craintes qui montent de la tendance actuelle qui a conduit plus de 20% des Israéliens à quitter Israël, pour beaucoup vers les Etats-Unis où les juifs profitent d’une sécurité et d’une prospérité sans précédent.
En quoi est-ce bon pour les Etats-Unis ?
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Chas Freeman, Jr.
De toute évidence, Israël obtient beaucoup de nous. Pourtant, il est pratiquement tabou aux Etats-Unis de demander en quoi c’est bon pour notre pays. Je n’arrive pas à imaginer pourquoi. Pourtant, c’est justement la question qui m’a été demandé d’aborder aujourd’hui : qu’est-ce qui est bon - ou qui ne l’est pas - pour nous de faire tout cela pour Israël.
Nous devons commencer par reconnaître que notre relation avec Israël n’a jamais été conduite par un raisonnement stratégique. A commencer par le Président Truman qui a rejeté l’avis de ses conseillers stratégiques et militaires par déférence pour ses sentiments personnels et son opportunisme politique. Puis, nous avons mis un embargo sur les armes à destination d’Israël jusqu’à ce que Lyndon Johnson l’abolisse en 1964, dans un échange explicite avec un soutien financier juif à sa campagne contre Barry Goldwater. En 1973, pour des raisons spécifiques à la Guerre froide, nous avons dû venir à la rescousse d’Israël dans la guerre contre l’Egypte. L’embargo pétrolier arabe qui en a résulté nous a coûté très cher. Et puis, il y a tout ce temps que nous avons consacré à ce perpétuellement inopérant, et depuis longtemps défunt, « processus de paix ».
Mais les relations US/Israël ont eu aussi des conséquences stratégiques. Il n’y a aucune raison de douter des témoignages des artisans des principaux actes terroristes antiaméricains qui sont constants sur la motivation de ces attaques contre nous. Selon Khalid Sheikh Mohammed à qui on attribue les attaques du 11 Septembre, leur objectif était de concentrer l’attention « du peuple américain... sur les atrocités commises par l’Amérique pour soutenir Israël contre le peuple palestinien... » Comme Osama Bin Laden, prétendant parler au nom des musulmans du monde entier, l’a dit et redit : « Nous avons... déclaré à de nombreuses reprises, depuis plus de deux décennies et demie, que la raison de notre désaccord avec vous est votre soutien à vos alliés israéliens qui occupent la terre de Palestine... » Un nombre très important dans les nombreuses vies et les milliers de milliards de dollars que nous avons sacrifiés dans notre conflit grandissant avec le monde islamique, doit être attribué aux coûts de notre relation avec Israël.
Il est utile de rappeler que nous comptons généralement sur nos alliés et partenaires stratégiques pour qu’ils le fassent pour nous. En Europe, en Asie, et ailleurs au Moyen-Orient, ils fournissent les bases et soutiennent la projection de la puissance américaine au-delà de leurs propres frontières. Ils se joignent à nous sur les champs de bataille comme au Koweït et en Afghanistan, ou alors ils assument le coût de nos opérations militaires. Ils aident à recruter d’autres partenaires pour nos coalitions. Ils coordonnent leur aide étrangère avec les nôtres. Beaucoup assument les frais de notre utilisation de leurs installations, avec « un soutien du pays d’accueil » qui réduit ceux de nos opérations militaires à partir et à travers leur territoire. Ils montent des réserves d’armes pour nos troupes, au lieu d’utiliser leurs propres troupes. Ils paient comptant les armes que nous leur cédons.
Israël vit au crochet de l’armée américaine
Israël ne fait rien de tout cela et ne manifeste aucun intérêt pour le faire. Peut-être qu’il ne peut pas. Il est si éloigné des autres pays au Moyen-Orient qu’aucun de ses voisins n’accepterait des plans de vol israéliens partant de son sol ou transitant sur son sol. Israël ne sert donc à rien en termes de soutien pour la projection de la puissance américaine. Il n’a pas d’autre allié que nous. Il n’a cultivé aucune amitié. La participation israélienne à nos opérations militaires ferait plutôt fuir celle des autres pays. Pendant ce temps, Israël a pris l’habitude de vivre au crochet de l’armée américaine. L’idée que les contribuables israéliens aient à défrayer les USA des coûts de leurs opérations d’assistance étrangère ou militaire, ne serait-ce que celles conduites sur ordre d’Israël, cette idée serait accueillie avec stupéfaction en Israël et incrédulité sur la Colline du Capitole.
On essaie parfois de justifier l’aide militaire à Israël par l’idée qu’Israël est un banc d’essai pour de nouveaux systèmes d’armement et concepts opérationnels. Mais on ne peut désigner aucun programme militaire de recherche et développement en Israël qui aurait été initialement lancé par nos hommes et nos femmes en uniforme. Tout émane d’Israël, ou des membres du Congrès US agissant en son nom. De plus, Israël ne vend pas qu’aux Etats-Unis, mais aussi à la Chine, à l’Inde, et sur les autres grands marchés de l’armement. Il ne se sent nullement obligé de prendre en compte les intérêts US dans ses transferts d’armements et de technologies à des pays tiers et s’il le fait, c’est uniquement sous la contrainte.
D’ailleurs, il y a des décennies que les forces aériennes d’Israël ne se sont pas battues avec d’autres forces dans les airs. Israël en est arrivé à se spécialiser dans le bombardement d’infrastructures civiles et de milices dépourvues de défense antiaérienne. Les Etats-Unis n’ont guère à apprendre de tout cela. De même pour la marine israélienne, elle n’est confrontée à aucune menace navale réelle. L’expérience qu’a Israël dans les arrestations d’infiltrés, de pêcheurs et autres flottilles d’aides humanitaires n’est pas un modèle sur lequel la marine US a à plancher. L’armée israélienne, pourtant, a quelques leçons à donner. Aujourd’hui elle est dans sa cinquième décennie de mission d’occupation et elle a développé des techniques de pacification, d’interrogatoires, d’assassinats, et autres attaques de drones qui ont inspiré certaines opérations US, comme à Fallujah, Abu Graib, en Somalie, au Yémen, et en Waziristan. Récemment, Israël a sorti différents modèles de robot tueur télécommandé (notamment le VIPeR - ndt). Ces robots permettent à des agents placés à distance devant des écrans vidéo d’exécuter sommairement quelqu’un qui leur paraît suspect. On peut concevoir que de tels moyens qui permettent, sans risque, de massacrer des populations hostiles puissent être utilisés dans quelque future opération militaire américaine, mais je ne l’espère pas. J’ai beaucoup de mal à concilier la philosophie qu’ils incarnent avec les valeurs que les Américains aspirent traditionnellement à symboliser.
Il est dit parfois que, tout à son honneur, Israël ne demande pas aux Etats-Unis de combattre à sa place ; que c’est simplement l’argent et les armes qu’il veut pour combattre lui-même. Laissons de côté la question de savoir si les guerres d’Israël sont ou devraient être celles de l’Amérique. De dire qu’Israël ne nous demande pas de nous battre pour lui n’est plus vrai. Le fait que des apologistes éminents d’Israël aux Etats-Unis aient été les promoteurs les plus déterminés de l’invasion de l’Iraq ne prouve pas, évidemment, qu’Israël ait été l’instigateur de cette grave mésaventure. Mais ce sont les mêmes qui poussent aujourd’hui pour une agression militaire américaine contre l’Iran, explicitement pour protéger Israël et préserver son monopole nucléaire au Moyen-Orient. Leur apologie est totalement coordonnée avec le gouvernement d’Israël. Personne dans la région ne veut que l’Iran n’ait l’arme nucléaire, mais Israël est le seul pays à faire pression sur les Américains pour aller faire la guerre pour cela.
Enfin, la nécessité de protéger Israël contre l’indignation internationale qui empire, due à sa conduite, continue de nuire à notre réputation mondiale et régionale. Cela a gravement compromis nos relations avec le milliard six cent millions de musulmans dans le monde. Ces dommages portés à notre influence et à notre crédibilité internationales, à notre leadership, sont, je pense, beaucoup plus graves que les fardeaux économiques et autres de notre relation avec Israël.
Des relations sur la réalité, pas sur un mythe, dans la paix, pas dans la guerre
Dans ce contexte, il est remarquable qu’une idée aussi stupide - que celle qu’Israël est un atout stratégique - ait pu devenir une position de sagesse traditionnelle et indiscutable aux Etats-Unis. Peut-être est-ce simplement ce que quelqu’un a dit autrefois, « le peuple... est plus facilement victime d’un gros mensonge que d’un petit ». Quoi qu’il en soit, les Etats-Unis et Israël ont beaucoup investi dans leurs relations. Baser notre coopération sur une thèse et des faits incapables de résister à un examen est dangereux. C’est particulièrement risqué dans le contexte des pressions budgétaires actuelles aux Etats-Unis. Celles-ci vont sans doute obliger bientôt à des révisions majeures, à la fois du niveau des dépenses de défense états-unienne et dans notre stratégie mondiale, au Moyen-Orient comme ailleurs. Les USA ont également mis en place des programmes financés au niveau fédéral en Israël, en concurrence directe avec des programmes similaires américains.
Pour prospérer sur le long terme, les relations d’Israël avec les Etats-Unis ont besoin de se fonder sur la réalité, par sur un mythe, et dans la paix, pas dans la guerre.
Chas Freeman a dû renoncer à présider le Conseil national du Renseignement comme le lui proposait Barack Obama, sous les pressions et les calomnies des lobbies proisraéliens en mars 2009 ; voir : Le préféré d’Obama démissionne à cause du lobby israélien - Al Jazeera.
21 juillet 2010 - The Nixon Center - War in Context - sous-titrage et traduction : JPP
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