dimanche 27 juin 2010

Si BHL était allé à Gaza...

samedi 26 juin 2010 - 09h:49
Christophe Ayad - Libération
Au Darfour, en Bosnie, en Afghanistan, en Géorgie et ailleurs, Bernard-Henri Lévy estime qu’il est de son devoir de se rendre sur place pour constater, rendre compte et dénoncer les situations qu’il juge révoltantes. Curieusement, à Gaza, non (lire la tribune de Bernard-Henri Lévy « Pourquoi je défends Israël », Libération du 7 juin) .
Pourtant, il lui était tout à fait loisible ces derniers mois de le faire, contrairement aux journalistes et intellectuels israéliens, interdits par leurs propres autorités d’entrer dans l’enclave palestinienne depuis 2006. Des dizaines de journalistes étrangers le font régulièrement et y travaillent aussi librement qu’en Egypte et en Jordanie pour prendre des exemples de régimes dits « modérés ».
Qu’aurait-il constaté, BHL, s’il s’était rendu Gaza ? Que le blocus n’est pas « total » comme il le dit justement, mais qu’il est cruel et absurde tout à la fois. BHL cite le chiffre de 100 à 120 camions qui entrent chaque jour. A-t-il fait un rapide calcul ? Cent camions pour les besoins d’un million et demi d’habitants, cela fait un camion pour 15 000 habitants. Du moins jusqu’à l’allégement du blocus de la semaine dernière. Il aurait pu citer d’autres chiffres : 100 produits autorisés, contre 4 000 avant 2007. Pendant trois ans, les interdits ont frappé la confiture et les pâtes alimentaires (qui entrent sans doute dans la composition des armes de destruction massive), les cahiers d’écoliers et les stylos-bille (connus pour se transformer en roquettes). Le béton et le ciment restent proscrits, ce qui rend impossible la reconstruction du logement de 15 000 familles, à la rue depuis l’opération Plomb durci de début 2009. Faut-il s’étonner que ces sans-logis développent une détestation collective d’Israël ?
D’autres chiffres ? Celui du chômage : 39% selon la CIA, 65% d’après la Chambre de commerce de Gaza. C’est le cas des ouvriers de l’usine de Pepsi-Cola locale, qui ne peut plus importer de gaz... La bande de Gaza est devenue un territoire dont 80% des habitants, très qualifiés, vivent de l’aide internationale (plus que le Darfour !) et passent leur temps à régler des problèmes absurdes : comment rouler sans essence, comment convertir un moteur à l’huile de friture, etc. « C’est mentir que de dire que l’on meurt de faim à Gaza », écrit Bernard-Henri Lévy. Le problème, c’est que personne ne l’a dit, en tout cas dans ces colonnes, ni dans aucun média français à ma connaissance. Vieille technique de rhétorique de tribune. Où est la « mauvaise foi », la campagne de « désinformation » ? On ne meurt pas de faim à Gaza mais l’on y (sur)vit de plus en plus mal. Il suffit de passer quelques heures à l’hôpital Shifa : il n’est, désormais, plus possible de suivre une radiothérapie ou une chimiothérapie dans la bande de Gaza ; les machines de dialyses en panne n’ont pas été remplacées, obligeant les patients à se relayer 24 heures sur 24, quand il n’y a pas de coupure électrique. Un diagnostic de cancer est devenu un arrêt de mort pour ceux qui n’ont pas les moyens ou le piston nécessaire à une évacuation vers Israël ou l’Egypte. Si peu de personnes et de biens entrent à Gaza, encore moins en sortent...
Si BHL avait pu se rendre à Gaza, il aurait rencontré Majda, une militante de gauche, victime du Hamas et d’Israël. Elle lui aurait expliqué qu’avant de subir la censure du Hamas, qui saisit les livres et DVD jugés « immoraux », elle souffre de celle d’Israël, qui interdit toute livraison à Gaza de livre commandé et payé sur Amazon. Elle lui aurait fait la liste de tous ses amis, tous diplômés et de gauche, qui ont définitivement quitté Gaza ces deux dernières années via des filières clandestines qui passent par l’Egypte, la Turquie, avant d’aboutir en Norvège. Là est le véritable but de ce blocus : transformer Gaza en un repaire de fanatiques avec qui il est impossible de négocier.
L’Egypte, note BHL, est « coresponsable » du blocus de Gaza. Il n’ignore pas que les dirigeants égyptiens sont aujourd’hui illégitimes aux yeux de leur propre population. Mais à cette dictature-là, jamais il ne songe à reprocher quoi que ce soit. Seul est fustigé « le gang d’islamistes qui a pris le pouvoir par la force il y a trois ans ». Faut-il rappeler à Bernard-Henri Lévy que le Hamas avait remporté, en 2006, des élections unanimement considérées comme les plus transparentes et pluralistes du monde arabe ? Faut-il lui rappeler qui avait réclamé ces élections : Le gouvernement Sharon et l’administration Bush, obnubilés à l’époque par Yasser Arafat, présenté comme le principal obstacle au processus de paix. Les gouvernements israéliens successifs semblent préférer avoir le Hamas que le Fatah pour adversaire. Alors que les prisons et commissariats de l’Autorité palestinienne ont été systématiquement pris pour cible aux premiers mois de l’intifada al-Aqsa, il a fallu un an et demi pour voir Tsahal viser l’embryon d’Etat du Hamas à Gaza. Où est l’hypocrisie, où est le mensonge ? Idem en ce qui concerne les tunnels entre Gaza et l’Egypte : Israël, parfaitement au courant, laisse faire cette contrebande, qui profite aussi à l’armée égyptienne...
Le Hamas est un mouvement totalitaire, qui ne supporte pas la contradiction, certes. Mais c’est un parti aussi nationaliste que religieux, capable d’écraser dans le sang une cellule qaédiste à Gaza l’été dernier. Un parti dont plusieurs cadres ont proposé le principe d’une longue trêve avec Israël. Faut-il attendre que le Hamas modifie sa charte (qui appelle à la destruction d’Israël) avant d’engager toute négociation ou encourager les éléments les plus pragmatiques en son sein ? Après tout, l’OLP de Mahmoud Abbas campait sur les mêmes positions jusqu’au début des années 80. Et demande-t-on à Avigdor Lieberman, chef de la diplomatie israélienne, démocratiquement élu lui aussi, de renier ses propos sur la « déportation » des Arabes comme solution au « problème palestinien » ? Si l’on milite pour la paix, il faut dénoncer le judéo-fascisme de Lieberman comme l’islamo-fascisme du Hamas.
BHL le sait : poser des préalables idéologiques, c’est un prétexte pour ne pas négocier. Israël existe, comme les Palestiniens... et le Hamas. Ce sont des faits intangibles et imaginer que l’on peut s’en débarrasser est une dangereuse lubie. Au Proche-Orient, il ne suffit pas de signer des appels à la paix et à la raison, comme celui de J-Call. Encore faut-il se confronter au réel.
CHRISTOPHE AYAD Journaliste au service étranger de Libération
23 juin 2010 - Libération
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