lundi 21 juin 2010

La déchirure

publié le dimanche 20 juin 2010
Patrick Seale

 
Depuis le drame de Gaza, les ex-alliés stratégiques sont à couteaux tirés. La rupture est-elle irrémédiable  ? Dans cette hypothèse, c’est tout l’équilibre des forces au Moyen-Orient qui s’en trouverait modifié.
L’attaque par un ­commando israélien d’une flottille humanitaire au large de Gaza a eu trois conséquences immédiates. 1. La Turquie est devenue l’adversaire le plus acharné de l’État hébreu  ; 2. la communauté internationale fait désormais pression sur ce dernier pour le forcer à lever le blocus de Gaza  ; 3. les gouvernements occidentaux sont contraints de reconsidérer leur décision de boycotter le Hamas – décision prise en 2006, après la victoire électorale du mouvement islamiste palestinien, sous la pression conjointe des États-Unis et d’Israël.
Dans un geste de défi à l’égard de ces derniers – mais aussi, bien sûr, de l’Europe –, Recep Tayyip Erdogan, le Premier ministre turc, a qualifié la sanglante opération israélienne de « terrorisme d’État ». À l’inverse, il estime que le Hamas n’est nullement une organisation terroriste, mais un mouvement de résistance luttant pour recouvrer sa terre. Dans le monde arabe, une telle prise de position n’a rien d’une nouveauté  ; mais en Occident, elle brise un tabou.

Levée du blocus

Elle a pourtant trouvé des soutiens en Europe. Dans Le Monde du 5 juin, Dominique de Villepin, l’ancien Premier ministre français, estime par exemple indispensable, dans un premier temps, de lever le blocus de Gaza  ; puis, comme « tout le monde le sait bien », d’impliquer le Hamas dans une dynamique de paix conduisant à la création d’un État palestinien.
Ce passage de la Turquie du statut d’allié à celui d’adversaire d’Israël [1] aura de sérieuses répercussions sur le rapport des forces au Moyen-Orient. Il menace notamment la suprématie militaire israélienne dans la région, point central de la doctrine sécuritaire de l’État hébreu depuis sa création, en 1948. Ce dernier se trouve aujourd’hui opposé à une formidable coalition regroupant la Turquie et l’Iran – les deux poids lourds régionaux –, mais aussi la Syrie, le Hezbollah libanais et le Hamas palestinien. Rarement son environnement stratégique aura été aussi défavorable. Et c’est là, dans une large mesure, le résultat de sa propre politique agressive.
Le paysage régional change. Après son écrasante victoire de 1967, Israël put se réjouir d’avoir assuré sa domination régionale pour quarante ans. De fait, celle-ci ne sera sérieusement contestée qu’une seule fois, en 1973, quand l’Égypte et la Syrie entreprirent de prendre leur revanche de la guerre des Six Jours. Les opérations commencèrent bien pour les Arabes, mais la suite fut moins heureuse  : l’avantage d’Israël fut rétabli, puis renforcé après la conclusion, en 1979, de la paix avec l’Égypte – ce qui revenait à éloigner de la « ligne de front » le pays arabe le plus puissant et permettait à l’État hébreu de concentrer ses troupes au nord, face à la Syrie. La conséquence en fut l’invasion du Liban, en 1982, dont l’objectif était de placer ce pays dans l’orbite israélienne. L’État hébreu eût-il réussi à mettre en place à Beyrouth un gouvernement ami que la Syrie eût été neutralisée. Cette dernière et ses alliés ayant rendu coup pour coup, le danger fut finalement écarté.
Au cours des trois décennies écoulées, Israël est intervenu à maintes reprises pour asseoir sa suprématie militaire. En 2003, il est parvenu à instrumentaliser les États-Unis pour les convaincre d’intervenir militairement en Irak, dans lequel il voyait une menace potentielle sur son flanc oriental. Mais la destruction de ce pays a eu pour effet imprévu de favoriser l’émergence de l’Iran en tant que puissance régionale. Depuis, Israël ne ménage pas ses efforts pour abaisser ce pays. Il a travaillé à l’adoption de sanctions internationales et menacé de frapper les installations nucléaires iraniennes dans l’hypothèse où les États-Unis ne se décideraient pas à le faire.
Réseau d’accointances
Dans le même temps, les responsables israéliens ont vigoureusement réagi aux tentatives du Hezbollah et du Hamas de se doter de capacités de dissuasion minimales. Ils ont même tenté de détruire ces deux mouvements, le premier en 2006, le second en 2008-2009. Pourtant, en dépit des dommages considérables infligés au Liban et à la bande de Gaza, Hezbollah et Hamas sont sortis fortifiés de l’épreuve.
La Turquie a depuis renforcé ses positions en tant que puissance régionale et développé un vaste réseau d’accointances dans les Balkans, au Moyen-Orient, dans le Caucase et en Asie centrale. Dans les pays arabes, ses relations avec la Syrie sont aujourd’hui très proches. À l’inverse, l’ensemble des accords militaires et économiques conclus avec Israël devraient être remis en question. « Nos relations sont réduites au strict minimum, nous avons rayé Israël de notre carnet d’adresses », a commenté Bülent Arinç, le vice-Premier ministre turc.
La situation est lourde de dangers, mais aussi d’espoir. On ne peut exclure qu’Israël tente de restaurer sa suprématie battue en brèche par quelque opération militaire de grande envergure. En sens inverse, le monde se montre de plus en plus impatient  : comment supporter le mépris affiché par l’État hébreu pour la législation internationale  ? Sa continuelle propension à recourir à la force  ?
Pour les Palestiniens, la condamnation d’Israël est une chance qui ne se représentera peut-être pas de sitôt. Sauront-ils la saisir  ? Parviendront-ils à mettre un terme à leurs divisions et à resserrer leurs rangs  ? La réponse à cette question est, plus que jamais, vitale. Leur objectif devrait être de constituer un gouvernement d’union nationale, puis de le faire reconnaître par les États-Unis et l’Union européenne.
Sans unité des Palestiniens, aucun progrès n’est à attendre sur le front de la paix. Et sans la paix, la région est condamnée à un surcroît de violence.