mercredi 7 octobre 2009

Le statu quo se lézarde au Proche –Orient

publié le mardi 6 octobre 2009

Bertrand Badie
Ce n’est pas un hasard si le conflit israélo-palestinien a déjà plus de soixante ans d’âge, en passe de devenir la nouvelle guerre de Cent Ans.

Rare ment en effet, l’arme du blocage n’a occupé une place aussi importante dans la stratégie du plus puissant : de gauche ou de droite, radical ou modéré, tout gouvernement israé lien se fait l’artisan d’un statu quo rigide qu’il tient pour la formule optimale capable de lui garantir les gains maximaux. Un statu quo qui signifie continuité des pratiques et non immobilisme, comme en té moigne la croissance des colonies depuis 1993 qui vient peu à peu nier toute l’idée de territorialité palestinienne.

On est face à un jeu assez simple, bien connu de l’Europe du XIXe siè cle : en situation de déséquilibre de forces et de moyens, le plus fort a tout à gagner à ne rien céder de ses avantages unilatéralement acquis, pourvu que le contexte s’y prête. Or, ici, tous les signaux vont dans le même sens : la puissance américaine garantit l’impunité, même face aux excès les plus choquants de son allié et bloque toute initiative multilatérale ; les acteurs régionaux incapables d’imposer leur volonté ne peuvent, au mieux ; réagir qu’en fermant leurs portes ; l’Europe dans une ambiance néo-bushiste ouvre en compensation les siennes, comme l’indiquait l’accord de « rehaussement de la coopération » avec Tel-Aviv, passé quelques mois seulement avant l’attaque sur Gaza La seule crainte pesant sur Israël s’annule du même coup : le défaut d’intégration au Proche-Orient est immédiatement compensé par une incorporation renforcée au sein du Vieux Continent.

Certes, le résultat est désastreux : les Palestiniens en font les premier les frais, d’autant que durée devient mécaniquement synonyme de routine. La stratégie du statut quo est redoutable : elle banalise la souffrance, affaiblit sa visibilité, fait planer le doute sur les victimes, leur capacité, d’abord, leurs droit ensuite. Sur le plan diplomatique elle habilite des stratégies réactives pour le moins ambiguës. La suspension devient ainsi préférable au changement, ou du moins plus réaliste : le « gel » des colonies est présenté comme un objectif en soi,- alors que chacun sait qu’aucun État palestinien ne serait viable sans un réel démantèlement de celles qui existent déjà... Une stratégie de ce type va ainsi jusqu’à brouiller les coûts de la paix et fausser les termes de la négociation. Sortir du statu quo devient un but en soi, indépendamment de toute considération de fond.

Le calcul n’est pourtant pas impeccable, tant s’en faut. Il oublie que les sociétés changent, même lorsque les politiques sont figées. Celles qui s’affrontent aujourd’hui connaissent une charge de violence qui peut jaillir sur un périmètre sans cesse plus large et sous les formes les plus inattendues. Il compte sans l’effet d’humiliation qui n’a jamais rien résolu, mais a tout aggravé. La plus grande des puissances commence peut-être à s’en inquiéter, beaucoup plus encore qu’une Europe misant petitement sur les dividendes diplomatiques d’une indolence, qui sert de plus grand dénominateur commun aux Vingt-Sept. L’échec des néoconservateurs a en revanche révélé outre-Atlantique le coût des impasses : la future guerre de Cent Ans bloque depuis déjà un moment la solution de tous les conflits de la région, Afghanistan et Irak en tête ; elle pèse négativement sur le dossier iranien ; elle alimente un antiaméricanisme sans précédent au Moyen-Orient ; elle paralyse les régimes arabes proaméricains ; elle fait peser une incertitude majeure sur l’alimentation énergétique ; elle se voit imputer la dissémination de la violence terroriste...

Face à ce constat, les États-Unis découvrent les impuissances de la puissance et les coûts vertigineux de son usage discrétionnaire. Barack Obama a visiblement refait ses comptes, à la manière de la vieille Europe dans la phase finale de la décolonisation. Avec une différence de taille : un consensus mondial, mené précisément par Washington, aidait alors Londres, Paris ou Bruxelles à prendre conscience des réalités. Qui aujourd’hui sait faire ce travail et y trouvera son profit ? L’impuissance unilatérale a aussi ses revers...

Victor Hugo faisait valoir en son temps que le statu quo européen se lézardait à Constantinople. Celui installé au Proche-Orient sera-t-il bousculé depuis la Maison-Blanche ?

Dans « La Croix » du 24 septembre, p. 27

FORUM Bertrand Badie, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris

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