mercredi 8 juillet 2009

Bananes

publié le mardi 7 juillet 2009

Uri Avnery

CE N’EST PAS TOUS LES JOURS, ni même tous les dix ans, que la Cour suprême réprimande l’avocat général militaire. La dernière fois que c’est arrivé remonte à vingt ans, quand l’avocat général refusa de lancer un acte d’accusation justifié contre un officier qui avait ordonné à ses hommes de briser les bras et les jambes d’un Palestinien attaché. L’officier arguait qu’il considérait n’avoir fait que son devoir, après que le ministre de la Défense, Yitzhak Rabin, eut appelé à “leur briser les os”.

Eh bien, cette semaine, cela s’est produit de nouveau. La Cour suprême a pris une décision qui équivalait à une gifle à l’actuel officier juge en chef de l’armée, le général de brigade Avichai Mendelbit.

L’incident en question a eu lieu à Ni’alin, village auquel une grande partie des terres ont été volées par le mur de séparation. Comme leurs voisins de Bi’lin, les villageois manifestent chaque semaine contre le mur. Généralement les réactions de l’armée à Ni’alin sont encore plus violentes qu’à Bi’lin. Quatre manifestants y ont déjà été tués.

Dans ce cas particulier, le lieutenant-colonel Omri Borberg avait pris un manifestant palestinien qui était assis par terre menotté et yeux bandés, et avait suggéré à l’un de ses soldats “allons sur le côté et donnons-lui un caoutchouc”. Il avait donné l’ordre au soldat de tirer une balle en caoutchouc à bout portant.

Pour ceux qui ne le savent pas : les “balles en caoutchouc” sont des balles en métal couvertes de caoutchouc. D’une certaine distance, elles causent des blessures graves. A courte portée, elles peuvent être fatales. Officiellement, les soldats ont le droit de les utiliser à une distance minimale de 40 mètres.

Sans hésiter, le soldat avait tiré dans le pied du prisonnier, alors que ceci était un “ordre manifestement illégal” auquel un soldat est obligé de désobéir d’après le droit militaire. Selon la définition classique du juge Benyamin Halevy dans le cas du massacre de Kafr Kassem en 1957, le “drapeau noir de l’illégalité” flotte sur de tels ordres. Le prisonnier, Ashraf Abou-Rakhma, fut touché et tomba.

Les anciens des manifestations de Ni’alin et de Bi’lin savent que de tels incidents arrivent tout le temps. Mais le cas d’Abou-Rakhma eut une particularité : il fut enregistré par une jeune femme du coin, d’un balcon près de la scène du crime, avec un appareil photo fourni aux villageois par Betselem, organisation israélienne de défense des droits humains.

Ainsi le lieutenant-colonel a commis un péché impardonnable : avoir été photographié la main dans le sac. Généralement, quand les militants de la paix révèlent de tels méfaits, le porte-parole de l’armée fouille dans son sac à mensonges et arrive avec une quelconque déclaration mensongère : “il a attaqué le soldat”, “essayé de voler son arme”, “résisté à l’arrestation”. Mais même un porte-parole de talent a des difficultés pour nier quelque chose que l’on voit clairement sur une pellicule.

Quand l’avocat général de l’armée décida de poursuivre l’officier et le soldat pour “conduite inconvenante”, Abou-Rakhma et des organisations israéliennes des droits humains s’adressèrent à la Cour suprême. Les juges recommandèrent à l’avocat général de changer l’acte d’accusation. Il refusa, et alors la question est repassée à la Cour.

Cette semaine, dans une décision inhabituelle par la sévérité de son langage, les trois juges (comprenant une femme et un religieux) ont trouvé que la charge de “conduite inconvenante” était elle-même inconvenante. Ils ordonnèrent que l’accusation aussi bien de l’officier que du soldat porte sur une qualification criminelle plus sérieuse, de façon à rendre clair à tout militaire que maltraiter un prisonnier “est contraire à l’esprit de l’Etat et de l’armée”.

Après une telle gifle, toute personne correcte aurait eu honte et démissionné. Mais pas Mendelblit. Le général de brigade barbu porteur de kippa est un ami personnel du chef d’état-major, Gabi Ashkenazi, et il attend sa promotion de général en chef à tout moment.

Récemment, l’avocat général refusa de mettre en accusation un officier supérieur qui soutenait à la cour, alors qu’il témoignait en faveur d’un subordonné, qu’on a le droit de maltraiter les Palestiniens.

Ashkenazi doit beaucoup à cet avocat général et pour cause ! Mendelblit a énormément fait pour étouffer les crimes de guerre commis durant la récente guerre de Gaza, depuis le plan de guerre d’Ashkenazi lui-même jusqu’aux crimes individuels des soldats. Personne n’a été mis en accusation, et même personne n’a fait l’objet d’une enquête sérieuse.

LE JOUR où la décision de la Cour suprême concernant Mendelblit fut publiée, un autre général de brigade faisait aussi les titres des journaux. Assez curieusement son prénom est aussi Avichai (qui n’est pas très courant), et il est aussi barbu et porteur de kippa.

Dans un discours devant des soldates religieuses, le rabbin en chef de l’armée, le général de brigade Avichai Rontzky, exprima l’opinion que le service militaire pour les femmes est interdit par la religion juive.

Etant donné que toute jeune femme en Israël est obligée par la loi de servir dans l’armée pendant deux ans, et que les femmes réussissent dans beaucoup de métiers essentiels dans l’armée, ce fut une déclaration séditieuse. Mais personne ne fut réellement surpris par ce rabbin.

Rontzky fut mis à ce poste par l’ancien chef d’état-major Dan Halutz. Ce dernier savait ce qu’il faisait.

Le rabbin n’est pas né dans une famille religieuse. En réalité, il était tout à fait “laïque”, membre d’une unité d’élite de l’armée, quand il reçut la révélation et « naquit une seconde fois ». Comme beaucoup de personnes de cette sorte, il ne s’est pas arrêté à mi-parcours mais est allé jusqu’au plus extrême, est devenu colon et s’est installé dans une yeshiva (séminaire religieux) dans l’une des colonies les plus fanatiques.

Pour la personne qui l’a nommé, Rontzky est un homme. Il faut se rappeler que, quand on lui demanda ce qu’il ressentit en lançant une bombe d’une tonne sur une zone résidentielle, le général d’aviation Halutz répondit : “une légère secousse dans l’aile”. Dans une discussion sur s’il fallait soigner un Palestinien blessé un jour de Shabbat, Rontzky écrivit que “la vie d’un goy a certes de la valeur... mais le Shabbat est plus important.” Ce qui signifie : un goy mourant ne doit pas être soigné un jour de Shabbat. Plus tard, il se rétracta. (En langage familier hébreu moderne, un goy est un non-juif. Le terme a une connotation clairement désobligeante).

L’armée israélienne a quelque chose que l’on appelle “le code éthique”. Certes, le père spirituel du code, le professeur Asa Kasher, a défendu les atrocités de l’opération “plomb durci”, mais Rontzky est allé beaucoup plus loin : il a déclaré sans équivoque que “Quand il y a confrontation entre le Code éthique et la Halakha (loi religieuse), on doit bien sûr suivre la Halakha.”

Dans une publication distribuée par lui, il est dit que “le Bible nous interdit d’abandonner même un millimètre de Eretz Israel”. En d’autres termes, le rabbin en chef de l’armée, un brigadier des FID affirme que la politique officielle du gouvernement israélien – depuis la “séparation” d’Ariel Sharon jusqu’au récent discours de Benyamin Netanyahou sur “l’Etat palestinien démilitarisé” – est un péché mortel.

Mais le comble fut atteint dans une brochure que le rabbinat militaire a distribuée aux soldats pendant la guerre de Gaza : “Manifester de la pitié envers un ennemi cruel, c’est être cruel envers d’innocents et honnêtes soldats. A la guerre comme à la guerre.”

C’était une claire incitation à la brutalité. Ces propos peuvent être considérés comme un appel à des actes qui constituent des crimes de guerre – les actes mêmes que l’avocat général de l’armée a tout fait pour dissimiler.

Aucun des deux brigadiers barbus ne devrait rester en poste un seul jour si les deux ne bénéficiaient pas du plein soutien du chef d’état-major. L’armée est une institution hiérarchisée, et la pleine responsabilité pour tout ce qui arrive incombe entièrement au chef.

Contrairement à ses prédécesseurs, Gabi Ashkenazi ne se montre pas et ne s’exprime pas fréquemment en public. S’il a des ambitions politiques, il les cache bien. Mais durant son mandat à son poste, l’armée a pris une tournure, qui est parfaitement représentée par ces deux officiers.

Ceci n’a pas commencé bien sûr avec Ashkenazi. Celui-ci poursuit – et peut-être intensifie – une tendance qui a commencé il y a longtemps, et qui a rendu l’armée israélienne méconnaissable.

Le fondateur du sionisme, Théodire Herzl, écrivit dans son fameux livre “Der Judenstaat”, le document fondateur du mouvement : “Nous saurons comment garder nos ecclésiastiques dans les temples, comme nous saurons garder notre armée régulières dans les casernes... ils n’auront pas le droit d’interférer dans les affaires de l’État”.

Aujourd’hui, c’est exactement le contraire qui se passe : les rabbins ont pénétré l’armée, les officiers de l’armée viennent des synagogues.

Le noyau dur des colons fanatiques, qui est presque entièrement composé de religieux (dont beaucoup sont des “juifs born again - nés de nouveau ») décida il y a longtemps de gagner de l’intérieur le contrôle de l’armée. Dans une campagne systématique, qui bat son plein, ils pénètrent le corps des officiers de toutes les classes d’âge – depuis les rangs des plus jeunes jusqu’aux plus âgés. On peut voir leur succès dans les statistiques : d’année en année, le nombre des officiers qui portent la kippa augmente.

Quand l’armée israélienne est née, le corps des officiers était plein de membres des kibboutz. Non seulement les kibboutznik étaient considérés comme l’élite de la nouvelle société hébraïque, basée sur des valeurs de moralité et de culture, et non seulement ils étaient les premiers à se porter volontaires pour toute tâche nationale, mais il y avait aussi des raisons “techniques” inhérentes.

Le noyau de l’armée vint du Palmach d’avant l’Etat. Les groupes Palmach constituaient une armée régulière pleinement mobilisée, venant de l’organisation militaire clandestine, la Haganah. Ils ne pouvaient exister et opérer librement que dans les kibboutz, où leur identité pouvait être camouflée. Le résultat de ceci fut que presque tous les commandants remarquables de la guerre de 1948 étaient issus du Palmach, membres des kibboutz ou proches d’eux.

Ceux-ci faisaient tout pour imprégner les nouvelles Forces de défense de l’esprit d’une armée de citoyens humanistes, moraux et pionniers, à l’opposé d’une armée d’occupation. Certes, la réalité fut toujours différente, mais l’idéal était important comme but à poursuivre. Comme je l’ai montré dans mon livre de 1950 « l’autre face de la pièce », notre « pureté des armes » a toujours été un mythe. Mais l’aspiration à être une armée avec des valeurs humanistes était importante. Les atrocités étaient cachées ou niées, parce qu’elles étaient considérées comme honteuses et qu’elles déshonoraient notre camp.

Rien, n’est resté de tout cela, excepté des phrases. Depuis le début de l’occupation en 1967, le caractère de l’armée a complètement changé. L’armée qui avait été fondée pour protéger l’Etat de dangers extérieurs, est devenue une armée d’occupation, dont la tâche est d’opprimer un autre peuple, écraser leur résistance, exproprier les terres, protéger les voleurs de terre appelés colons, tenir des barrages routiers, humilier des êtres humains tous les jours. Bien sûr, ce n’est pas l’armée seule qui a changé, mais aussi l’État qui donne ses ordres à l’armée tout autant que ses lavages de cerveau incessants.

Dans une telle armée, un processus de sélection naturelle intervient. Ceux qui font preuve de discernement, qui ont un haut niveau moral, qui détestent de telles actions, quittent l’armée tôt ou tard. Leur place est prise par d’autres, des gens qui ont d’autres valeurs, ou pas de valeurs du tout, des “soldats professionnels” qui ne font “qu’obéir aux ordres”.

Bien sûr, on doit prendre garde des généralisations. Dans l’armée d’aujourd’hui, ceux qui croient accomplir une mission, ceux pour lesquels le code éthique est plus qu’une simple compilation de phrases moralisatrices ne sont pas quantité négligeable. Ces gens sont dégoûtés par ce qu’ils voient. De temps en temps nous entendons leurs protestations et voyons leurs révélations. Cependant ce ne sont pas eux qui donnent le ton, mais des types comme Rontzky et Mendelblit.

CELA devrait beaucoup nous inquiéter. Nous ne pouvons pas traiter l’armée comme si elle était un royaume étranger qui ne nous concerne pas. Nous ne pouvons pas nous dire : “Nous ne voulons rien avoir à faire avec l’armée d’un Moshe Yaalon, d’un Shaul Mofaz, d’un Dan Halutz et d’un Gabi Ashkanazi”. Nous ne pouvons pas tourner le dos au problème. Nous devons l’affronter, parce que c’est notre problème.

L’État a besoin d’une armée. Même après être parvenus à la paix, nous aurons besoin d’une armée forte et efficace pour protéger l’État jusqu’à ce que la paix s’enracine profondément et que nous puissions installer un organisme régional, en suivant les traces de l’Union européenne, peut-être.

L’armée, c’est nous. Son caractère a un impact sur toutes nos vies, sur la vie de notre État lui-même. On l’a déjà dit : “Israël n’est pas une République bananière. C’est une République qui glisse sur les bananes.” Et quelles bananes !

Article écrit le 3 juillet 2009, publié sur le site de Gush Shalom, en hébreu et en anglais – Traduit de l’anglais “Bananas" – pour l’AFPS : SWPHL