mardi 5 août 2014

Que l’on ne me parle plus jamais de paix

Asmaa al-Ghoul
J’ai pleuré jusqu’à ne plus avoir de larmes après avoir reçu un appel téléphonique le 3 août, m’informant que ma famille avait été anéantie par deux missiles de F-16 dans la ville de Rafah. Tel fut le sort de notre famille dans une guerre qui continue, chaque famille recevant dans la bande de Gaza sa part de peine et de la douleur.
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Les secours tentent de retrouver les victimes tandis que les habitants du quartier se rassemblent autour des décombres de la maison détruite. Un raid aérien israélien vient de massacrer neuf membres de la famille al-Ghoul à Rafah, au sud de la bande de Gaza, le 3 août 2014 - Photo : Reuters/Ibraheem Abu Mustafa
Le frère de mon père, Ismail al-Ghoul, âgé de 60 ans, n’était pas un membre du Hamas. Sa femme, Khadra, âgée de 62 ans, n’était pas une militante du Hamas. Leurs fils, Wael, âgé de 35 ans, et Mohammed, âgé de 32 ans, n’étaient pas des combattants du Hamas. Leurs filles, Hanadi, âgée 28 ans, et Asmaa, âgée de 22 ans, n’étaient pas des agents du Hamas, pas plus que n’étaient membres du Djihad islamique, du Front populaire pour la libération de la Palestine ou du Fatah, les enfants de mon cousin Wael : Ismail, âgé de 11 ans, Malak, âgé de 5 ans, et le bébé, Mustafa, âgé de 24 jours. Pourtant, ils sont tous morts dans le bombardement israélien qui a visé leur maison à 6 heures 20 le dimanche matin.
Leur maison était située dans le quartier Yibna du camp de réfugiés de Rafah. C’était une construction avec un toit mince en amiante qui ne nécessite pas deux missiles de F-16 pour être détruite. Quelqu’un pourrait-il s’il vous plaît informer Israël que les maisons des camps de réfugiés peuvent être détruites et leurs occupants tués avec seulement une petite bombe, et qu’il n’est pas besoin de dépenser des milliards pour les envoyer dans le néant ?
Si c’est le Hamas que vous haïssez, laissez-moi vous dire que les gens que vous tuez n’ont rien à voir avec le Hamas. Ce sont des femmes, des enfants, des hommes et des personnes âgées dont la seule préoccupation est que la guerre finisse, afin qu’ils puissent retourner à leur vie et leurs habitudes quotidiennes. Mais permettez-moi de vous assurer que vous avez créé des milliers - non, des millions - de partisans du Hamas, et nous devenons alors tous membres du Hamas si le Hamas, pour vous, ce sont les femmes, les enfants et les familles innocentes. Si le Hamas, à vos yeux, ce sont des civils ordinaires et des familles, alors oui, je suis du Hamas, ils sont du Hamas et nous sommes tous du Hamas.
Tout au long de la guerre, nous pensions à chaque fois que le pire était passé, que c’était le moment charnière où la situation allait s’améliorer, qu’ils allaient enfin s’arrêter. Pourtant, ces moment de grande douleur, de peur extrême, devaient toujours être suivis par quelque chose de pire.
Maintenant j’ai compris pourquoi les photographies de cadavres étaient si importantes, non seulement pour l’opinion publique internationale, mais pour nous, les familles, à la recherche d’un moyen de dire un dernier adieu à nos proches, traîtreusement assassinés. Que faisaient-ils dans leurs derniers moments ? À quoi ressemblent-ils après leur mort ?
J’ai découvert les photos des membres de ma famille tués, sur les sites de réseaux sociaux. Les corps des enfants de mon cousin ont été entreposés dans un congélateur pour crème glacée. L’hôpital Abu Yousef al-Najjar de Rafah a été fermé après avoir été bombardé par les tanks israéliens, et l’hôpital koweïtien que nous avions visité juste un jour plus tôt était devenu une alternative, où ce congélateur était la seule solution disponible.
Abdullah Shehadeh, le directeur de l’hôpital Al-Najjar, a déclaré à Al-Monitor : « Nous avons décidé de déplacer les patients lorsque les obus ont frappé l’entrée principale. Certains patients, par peur, se sont enfuis au dehors malgré le grand danger. Nous travaillons actuellement en dehors de ​​cet hôpital mal équipé ».
La maternité du Croissant-Rouge des Émirats, à l’ouest de Rafah, a été transformée en un grand récipient pour cadavres, les congélateurs destinés aux fruits et aux légumes étant maintenant remplis de dizaines de corps.
J’ai vu des cadavres sur le sol, certains avec des écriteaux sur la poitrine tandis que d’autres sont restés inconnus. Nous nous bouchions le nez, la puanteur était insupportable, les mouches emplissaient l’air.
Ibrahim Hamad, 27 ans, est venu retirer d’un congélateur pour légumes le corps de son fils de 5 ans, réduit en pièces. En retenant ses larmes, il m’a dit : « Il est mort à la suite d’une attaque de missiles tirés par des drones. Son corps est ici depuis hier. Les risques trop grands m’ont empêché de venir à lui plus tôt ».
Je remercie Dieu que mes parents aient été rapidement enterrés et que mes cousins ​​Mustafa, Malak et Ismail ne soient pas restés indéfiniment dans un congélateur où leurs corps pouvaient geler, et que leurs âmes reposent maintenant en paix, nous laissant avec rien si ce n’est le silence de la mort et les images de leurs corps pris au piège dans les postures de leur décès.
Le cinquième jour de la guerre, j’allais écrire mon article sur Rafah et sur le bombardement de la famille Ghannam. Je me suis alors arrêtée pour visiter la maison de mon cousin. J’ai vu mes parents et nous avons pris des photos ensemble. Pendant la guerre, la femme de mon cousin Wael avait donné naissance à des jumeaux, Mustafa et Ibrahim, qui étaient comme deux anges minuscules, signes avant-coureurs d’espoir et de joie.
Comment pouvais-je savoir que ce serait notre dernière rencontre ? J’aurais aimé rester plus longtemps et parler avec eux un peu plus. Hanadi, Asmaa, mon oncle et sa femme riaient du coup du sort qui nous avait réunis au milieu d’une guerre, à un moment où les forces d’occupation israéliennes n’avaient pas encore commencé à perpétrer leur débauche de crimes de guerre contre Rafah.
Ces disparitions sont si étranges, comme ces moments de vie qui soudain sont relégués dans le passé. Nous ne les reverrons jamais et les photos que j’ai prises des deux bébés jumeaux sont maintenant si précieuses... L’un d’eux, Mustafa, a été tué, tandis que l’autre, Ibrahim, est resté vivant.
Je me demande comment il était possible de les différencier, car ils se ressemblaient tellement. Qui les a identifiés alors que leur père est mort et que leur mère blessée est en soins intensifs ? Qui était Mustafa, et qui était Ibrahim ? C’était comme s’ils avaient fusionné, avec la mort de l’un des deux.
Sur les photos prises après leur mort, ma famille a l’air si paisible, endormie, les yeux fermés. Aucun d’entre eux n’a été défiguré, brûlé, contrairement à des centaines d’enfants et d’adultes que des armes de fabrication américaine ont tué avant eux. Nous nous demandons s’ils sont morts en souffrant. Qu’est-ce qui s’est passé quand le missile, transportant des tonnes d’explosifs, à touché leur petite maison et a explosé, créant une pression d’air si féroce que leurs organes internes ont éclaté ? Leur souffrance a peut-être été atténuée par le fait qu’ils dormaient.
Je ne les ai pas vus quand je suis allé à Rafah le 2 août. J’écrivais un article au sujet de la mort de la famille Ayad Abou Taha, ciblée par l’aviation, et j’avais vu le cadavre de Rizk Abu Taha, âgé d’un an, quand il est arrivé à l’hôpital koweïtien.
Je l’ai observé longtemps. Il avait l’air vivant. On pouvait voir qu’il était en train de jouer quand il est mort, vêtu de son pantalon rose. Comment pouvait-il avoir l’air si paisible ? Les corps des victimes de la guerre ont l’air si différents dans la façon dont ils apparaissent à la télévision. Ils sont si réels, si importants tout à coup devant vous, sans aucune introduction de journaux télévisés, ni musique ou slogans.
Les corps gisaient partout et c’était comme si tout dans la vie avait été fait dans un seul but : nous préparer à ce moment. Soudain, les morts ont laissé leurs vies personnelles derrière eux : les téléphones portables, les maisons, les vêtements, les parfums et les activités quotidiennes. Plus important encore, ils ont laissé la peur de la guerre derrière eux.
Les distances dans la petite bande de Gaza sont devenues plus grandes, les distances et le temps se sont étirés en raison de la peur et de la mort qui réduisent l’espérance de vie de la population. Nous n’avons pas pu nous joindre à la famille pour les funérailles. Mon oncle, Ahmad al-Ghoul, m’a dit plus tard au téléphone : « En raison du danger, nos adieux ont duré à peine quelques secondes. Les yeux de Malak étaient ouverts, comme pour demander : ’Quel mal ai-je donc commis ?’ »
Je suis née en 1982 dans cette même maison dans le camp de réfugiés de Rafah, où ma famille s’est ensuite élargie. J’ai grandi là-bas, et tout le reste a grandi avec nous : la première Intifada, la résistance, mon école voisine où j’allais chaque jour. Là, j’ai vu ma première bibliothèque. Là, je me souviens avoir vu mon grand-père s’endormir en écoutant la BBC. Et là, j’ai posé les yeux sur le premier soldat israélien dans ma vie... Il frappait mon grand-père pour le forcer à effacer les slogans nationalistes qui ornaient les murs de notre maison du camp de réfugiés.
Maintenant, la maison et tous ses souvenirs ont été réduits à néant, ses enfants portés en terre. Les maisons et les souvenirs sont bombardés et jetés dans l’oubli, laissant leurs habitants sans abri, perdus. Comme leur camp l’a finalement toujours été... Que l’on ne me parle plus jamais de paix.
5 août 2014 - al-Monitor - Vous pouvez consulter cet article à :
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Traduction : Info-Palestine.eu - Claude Zurbach