dimanche 30 octobre 2011

Le fils de tout le monde

publié le lundi 24 octobre 2011
Uri Avnery – 22 octobre 2011

 
La phrase la plus sensée – je serais tenté d’écrire “la seule sensée” – prononcée cette semaine a jailli des lèvres d’un garçon de 5 ans. Après l’échange de prisonniers, un de ces reporters gros malin de la télé lui a demandé : “Pourquoi avons-nous libéré 1027 Arabes contre un seul soldat israélien ?” Il s’attendait, bien sûr, à la réponse habituelle : parce qu’un Israélien vaut mille Arabes. Le petit garçon répondit : “Parce que nous en avons pris beaucoup alors qu’ils n’en ont pris qu’un seul.”
DEPUIS PLUS d’une semaine, tout Israël était dans un état de griserie. Gilad Shalit gouvernait pratiquement le pays (Shalit signifie “dirigeant”). Ses photos étaient placardées partout comme celles du camarade Kim en Corée du Nord.
Il s’agissait de l’un de ces rares moments où les Israéliens pouvaient être fiers d’eux. Peu de pays, s’il s’en trouve, auraient été prêts à échanger 1027 prisonniers contre un seul. Pour la plupart, y compris aux États-Unis, il aurait été politiquement impossible pour un dirigeant politique de prendre une telle décision.
D’une certaine façon, c’est la continuation de la tradition juive du ghetto. Le “Rachat des prisonniers” est un devoir religieux sacré, né des conditions de vie d’une communauté persécutée et dispersée. Si un Juif de Marseille se faisait capturer par des corsaires musulmans pour être vendu sur le marché d’Alexandrie, c’était le devoir des Juifs du Caire de payer la rançon et de le “racheter”.
Comme l’exprime le vieux dicton : “Tous les membres d’Israël sont garants les uns des autres”.
Les Israéliens pouvaient (et ils l’ont fait) se regarder dans la glace et dire : “ne sommes-nous pas merveilleux ?”
JUSTE APRÈS les accords d’Oslo, Gush Shalom, le mouvement de la paix auquel j’appartiens, proposa de libérer immédiatement tous les prisonniers palestiniens. Ce sont des prisonniers de guerre, disions-nous, et lorsque les combats prennent fin, les prisonniers de guerre sont renvoyés chez eux. Cela adresserait un message de paix puissant et humain à chaque ville et à chaque village de Palestine. Nous avions organisé une manifestation commune avec feu le dirigeant arabe de Jérusalem, Fayçal Husseini, devant la prison de Jeneid près de Naplouse. Plus de dix mille Palestiniens et Israéliens y participèrent.
Mais Israël n’a jamais reconnu ces Palestiniens comme prisonniers de guerre. Ils sont considérés comme des criminels de droit commun, ce qui est bien pire.
Cette semaine, les prisonniers libérés n’ont jamais été qualifiés de “combattants palestiniens”, ou de “militants” ou simplement de “Palestiniens”. Chaque journal et chaque programme de télé, depuis l’élitiste Ha’aretz jusqu’au tabloïd le plus sommaire, en parlait exclusivement comme « assassins », ou, pour faire bonne mesure, « ignobles assassins ».
L’une des pires tyrannies sur terre est la tyrannie des mots. Lorsqu’un mot s’est incrusté, il gouverne la pensée et l’action. Comme le dit la Bible : « La mort et la vie sont au pouvoir de la langue » (Proverbes 18 : 21). Libérer un millier de combattants ennemis est une chose, libérer un millier d’abominables assassins en est une autre.
Certains de ces prisonniers ont aidé des auteurs d’attentats suicide à tuer des quantités de gens. Certains ont commis des actes réellement atroces – comme la jolie jeune femme palestinienne qui s’est servie d’internet pour attirer un garçon israélien de 15 ans passionnément amoureux dans un piège où il fut criblé de balles. Mais d’autres ont été condamnés à perpétuité pour appartenance à une “organisation illégale” et pour détention d’armes, ou pour avoir lancé une bombe inefficace de fabrication artisanale sur un bus sans avoir blessé personne.
Presque tous ont été reconnus coupables par des tribunaux militaires. Comme on dit, les tribunaux militaires sont par rapport aux vrais tribunaux ce qu’est la musique militaire par rapport à la vraie musique.
Tous ces prisonniers, en langage israélien, ont “du sang sur les mains”. Mais quel est celui d’entre nous, Israéliens, qui n’a pas de sang sur les mains ? Certes, une jeune femme soldat dirigeant à distance un drone qui tue un suspect palestinien et toute sa famille n’a pas de sang qui lui colle aux mains. Ni le pilote qui lâche une bombe sur un quartier résidentiel et qui ne ressent qu’ « une légère secousse sur l’aile », comme l’a dit un ancien chef d’état-major. (Un Palestinien m’a dit un jour : « donnez-moi un tank ou un avion de combat et j’arrête immédiatement le terrorisme. »)
Le principal argument contre l’échange était que, selon les statistiques des services de sécurité, 15% des prisonniers ainsi libérés redeviennent des “terroristes” actifs. Peut-être. Mais la majorité d’entre eux deviennent des supporters actifs de la paix. Pratiquement tous mes amis palestiniens sont d’anciens prisonniers, certains d’entre eux ayant passé 12 ans ou plus derrière les barreaux. Ils ont appris l’hébreu en prison, se sont familiarisés avec la vie israélienne en regardant la télévision et ont même commencé à admirer certains aspects d’Israël, comme la démocratie parlementaire. La plupart des prisonniers ne demandent qu’à rentrer à la maison, à se poser et à fonder une famille.
Mais, pendant les heures interminables de l’attente du retour de Gilad Shalit, toutes nos chaînes de télévision ont montré des scènes des tueries dans lesquelles les prisonniers-sur-le-point-d’être-libérés avaient été impliqués, comme la jeune femme qui a conduit un porteur de bombe vers son objectif. C’était une expression de haine ininterrompue. Notre admiration chaleureuse pour notre propre vertu se mêlait au sentiment effrayant que nous sommes de nouveau les victimes, contraints de libérer d’abominables assassins qui vont de nouveau essayer de nous tuer.
Pourtant tous ces prisonniers croyaient ardemment qu’ils avaient servi leur peuple dans son combat pour sa libération. Comme la chanson célèbre : « Abat moi comme un soldat irlandais / Ne me pends pas comme un chien / Car j’ai combattu pour la liberté de l’Irlande… » Nelson Mandela, il faut s’en souvenir, était un terroriste actif qui s’est morfondu en prison pendant 28 ans parce qu’il refusait de signer une déclaration condamnant le terrorisme.
Les Israéliens (comme sans doute la plupart des gens) sont absolument incapables de se mettre dans la peau de leurs adversaires. Cela rend pratiquement impossible la conduite d’une politique intelligente, en particulier à ce sujet.
COMMENT Benjamin Nétanyahou a-t-il été amené à plier ?
Le héros de la campagne est Noam Shalit, le père. Une personne introvertie, réservée et ayant peur des médias, qui est sorti de sa réserve pour lutter pour son fils jour après jour pendant ces cinq années et quatre mois. La mère en a fait de même. Ils lui ont littéralement sauvé la vie. Ils ont réussi à susciter un mouvement de masse sans précédent dans les annales de l’État.
Que Gilat ressemble au fils de tout un chacun a aidé. C’est un jeune homme timide au sourire engageant que l’on pouvait observer sur les photos et les vidéos d’avant sa capture. Il avait une allure assez jeune, mince et modeste. Cinq ans plus tard, cette semaine, il semblait encore le même, seulement très pâle.
Si nos services de renseignement avaient été capables de le localiser, ils auraient certainement tenté de le libérer par la force. Cela aurait très bien pu être sa condamnation à mort, comme cela est si souvent arrivé dans le passé. Le fait qu’ils n’aient pas pu le trouver, malgré leurs centaines d’agents dans la bande de Gaza, est une performance remarquable du Hamas. Cela explique pourquoi il était maintenu dans un isolement rigoureux sans autorisation de rencontrer quiconque.
Les Israéliens ont été soulagés de découvrir, à sa libération, qu’il semblait en bonne forme, en bonne santé et bonne condition physique. Les quelques phrases qu’il a prononcées au cours de son trajet vers l’Égypte, montrent qu’il avait eu accès à la radio comme à la télévision et qu’il avait pris connaissance des efforts de ses parents.
Dès le moment où il a posé le pied sur le sol israélien, rien n’a été autorisé à sortir sur la façon dont il était traité. Où était-il maintenu ? Comment était la nourriture ? Ses geôliers parlaient-ils avec lui ? Que pensait-il à leur sujet ? A-t-il appris l’arabe ? Jusqu’à présent, pas un mot là-dessus, sans doute parce que cela pourrait projeter un éclairage positif sur le Hamas. Il va certainement recevoir des instructions complètes avant d’être autorisé à parler.
DES CORRESPONDANTS ÉTRANGERS m’ont demandé à maintes reprises cette semaine si l’accord avait ouvert la voie à un nouveau processus de paix. En ce qui concerne les dispositions de l’opinion publique, c’est tout le contraire qui est vrai.
Les mêmes journalistes m’ont demandé si Benjamin Nétanyahou n’avait pas été troublé par le fait que l’échange allait nécessairement renforcer le Hamas et porter un coup sévère à Mahmoud Abbas. Ils ont été sidérés par ma réponse : qu’il s’agissait là de l’une de ses principales intentions, sinon la principale.
Le coup de maître était un coup porté contre Abbas.
Les démarches d’Abbas aux Nations unies ont profondément dérangé notre gouvernement de droite. Même si le résultat pratique se limitera à une résolution de l’Assemblée générale reconnaissant l’État de Palestine comme État observateur, cela constituera une étape majeure vers un État Palestinien réel.
Ce gouvernement, comme tous les gouvernements depuis la fondation d’Israël – et davantage encore – est fermement opposé à l’établissement d’un État palestinien. Cela mettrait fin au rêve d’un Grand Israël jusqu’au Jourdain, nous obligerait à rendre une grande partie de la Terre-que-Dieu-nous-a-promise et à évacuer des vingtaines de colonies.
Pour Nétanyahou et Cie, c’est là qu’est le vrai danger. Le Hamas ne présente aucun danger. Que peut-il faire ? Lancer quelques roquettes, tuer quelques personnes – et alors ? Il n’y a pas une année où le “terrorisme” ait tué la moitié du nombre de personnes qui trouvent la mort sur nos routes. Israël peut s’accommoder de cela. Le régime du Hamas ne dirigerait sans doute pas la bande de Gaza si Israël n’avait pas d’abord séparé la bande de la Cisjordanie, contrairement à son engagement solennel lors des accords d’Oslo de créer quatre passages sécurisés. Aucun d’entre eux n’a jamais été ouvert.
C’est cela aussi, par ailleurs, qui explique le moment choisi. Pourquoi Nétanyahou a-t-il maintenant donné son accord à quelque chose qu’il a violemment combattu toute sa vie ? Parce qu’Abbas, le poulet déplumé, s’est soudain métamorphosé en aigle.
Le jour de l’échange, Abbas a prononcé un discours. Il tombait plutôt à plat. Pour le Palestinien moyen, l’affaire était assez simple : Abbas, avec tous ses amis israéliens et américains n’avait obtenu la libération de personne pendant des années. Le Hamas, en employant la force, en a libéré plus de mille, y compris des membres du Fatah. Conclusion : “Israël n’entend que le langage de la force”.
LA GRANDE majorité des Israéliens ont approuvé le marché, bien que convaincus que les abominables assassins essaieront de nouveau de nous tuer.
Jamais les clivages n’avaient été aussi clairs que cette fois : quelques 25% étaient contre. Ils comprenaient l’extrême droite, tous les colons et presque tous les nationalistes-religieux. Tous les autres – l’énorme camp du centre et de la gauche, les laïques, des religieux progressistes et modérés – y apportaient leur soutien.
C’est sur ce courant israélien majoritaire que reposent les espoirs pour l’avenir. Si Nétanyahou avait proposé un accord de paix avec les Palestiniens cette semaine, et s’il avait eu le soutien des chefs de l’armée, du Mossad et des Services de Sécurité (comme c’était le cas cette semaine), la même majorité lui aurait apporté son soutien.
Quant aux prisonniers, il en reste 4000 dans les prisons israéliennes et ce nombre est susceptible de croître de nouveau. Les opposants à l’échange ont tout à fait raison de dire que cela incitera des organisations palestiniennes à renouveler leurs tentatives pour capturer des soldats israéliens en vue d’obtenir la libération de davantage de prisonniers.
Si tout Israël est ivre d’émotion parce qu’un garçon a été rendu à sa famille, qu’en est-il des 4000 familles de l’autre bord ? Malheureusement, les Israéliens ordinaires ne voient pas les choses de cette façon. Ils ont pris l’habitude de ne voir dans les prisonniers palestiniens que des monnaies d’échange dans des négociations.
Comment contrecarrer les tentatives pour capturer d’autres soldats ? Il n’y a qu’une seule façon : ouvrir une voie crédible à leur libération par un accord.
Comme par la paix, si vous me passer l’expression.
Article écrit en hébreu et en anglais le 22 octobre 2011, publié sur le site de Gush Shalom – Traduit de l’anglais "Everybody’s Son" pour l’AFPS : FL/PHL
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