mercredi 29 septembre 2010

Une autre zone de guerre : les réseaux sociaux dans le conflit israélo-palestinien

Israel - 29-09-2010
Par Adi Kuntsman et Rebecca L. Stein

Adi Kuntsman est chercheur Leverhulme à l’Institut de Recherche pour les Cultures cosmopolites de l’Université de Manchester. Rebecca L. Stein est professeur associé d'anthropologie culturelle à l'Université Duke. Cet article est paru initialement sur Middle East Report
En mai 2010, le convoi appelé Flottille de la Liberté s’est rassemblé au large de Chypre pour faire route vers le sud, transportant de l’aide humanitaire et des centaines d’activistes internationaux dont le but était de briser le blocus israélien de la Bande de Gaza. Les organisateurs ont énormément utilisé les réseaux sociaux : dernières informations par Tweeter depuis les bateaux ; diffusion en direct sur la toile avec des caméras reliées à l’Internet et à un satellite, permettant des retransmissions simultanées ; utilisation de Facebook, Flickr, YouTube et autres sites en ligne de réseaux sociaux pour permettre aux parties intéressées de les voir et de les entendre en temps réel ; et recours à Google Maps pour communiquer leur localisation en mer. La flottille est restée en contact avec le monde extérieur, en dépit des tentatives de la marine israélienne de brouiller ses communications, pratiquement jusqu’aux minutes qui ont suivi sa saisie forcée par des commandos israéliens aux premières heures du 31 mai. Un quart de million de personnes ont regardé ses retransmissions sur le seul Livestream, tandis que davantage encore ont vu ces images sous une forme abrégée aux informations télévisées.













L’Etat israélien aussi a déployé ses réseaux sociaux pour argumenter l’abordage et le déroutage des navires d’aide, une interdiction sanglante dont l’Etat a prétendu qu’elle était de nature défensive et qu’elle faisait partie de la lutte continue d’Israël contre l’extrémisme islamique. De nombreux spécialistes et journalistes israéliens ont déploré, cependant, qu’elle ait été tardive et insuffisante, et qu’elle soulevait plus de questions qu’elle n’apportait de réponses. Amir Mizroch a exprimé succinctement les objections : « Pour un pays à la technologie aussi avancée, et avec des défis diplomatiques aussi aigus, échouer aussi misérablement dans la préparation d’une offensive de communication par les nouveaux médias est un échec aux proportions stratégiques. » [1] Les Israéliens lambda ont eux aussi cherché activement les informations sur la flottille dans le cyberespace. Certains se sont servis des nouveaux médias pour corriger ce qu’ils considéraient être des échecs de la stratégie de relations publiques de l’Etat, tandis qu’une minorité utilisait ces outils en opposition à la ligne officielle.
Que la guerre contemporaine ait été étendue au cyberespace est maintenant un truisme. Les technologies Web 2.0 ont de plus en plus transformé l’Internet en champ de bataille numérique. Les Etats combinent les opérations classiques de la désinformation et de la propagande diffusées via des blogs et YouTube ; les acteurs non-étatiques se vengent par leurs propres récits en ligne ; les hackers qui soutiennent les Etats ou les acteurs non-étatiques visent les sites en ligne de l’ennemi par des cyber-attaques. Récemment, des militaires occidentaux ont intégré les nouvelles technologies à leurs boites à outil. Le contrecoup des événements de la flottille suggère que le conflit arabo-israélien continuera de s’inscrire dans les réseaux sociaux. Comme le dit le Major Avital Leibovitch, du service de presse étrangère de l’armée israélienne, « La blogosphère et les nouveaux médias sont une autre zone de guerre. Nous devons nous y intéresser. »
L’émergence d’une cyber-guerre
La première apparition de la cyber-guerre entre Israéliens et Palestiniens date d’octobre 2000, suite à la dissolution des pourparlers de paix de juillet de la même année à Camp David et l’avènement de la deuxième intifada. A l’époque, tant les hackers israéliens que palestiniens ont poursuivi les sites web, bases de données et programmes e-mail officiels et officieux de l’autre bord. Les plus notables de ces efforts furent les « attaques de défaçage » par lesquelles les hackers superposaient au contenu des sites web adverses des sarcasmes patriotiques, des discours de haine ou même de la pornographie. Pendant le bombardement de Gaza à l’été 2006, des cyber-guérilléros basés au Maroc avaient désactivé les réseaux Internet israéliens et laissé le message : « Vous tuez les Palestiniens, nous tuons les serveurs israéliens. »

Attaque de défaçage du site web du quotidien israélien Ynet le 2 janvier 2009 par les hackers marocains "Team Evil"
Une attaque du même genre s’est intensifiée pendant la deuxième guerre de l’été 2006 entre Israël et le mouvement shiite libanais Hezbollah. En effet, cette guerre représente le premier cas dans l’histoire du conflit arabo-israélien où les espaces de batailles virtuelles et réelles ont été activement liés. En plus de hacker des deux côtés, les nouvelles technologies numériques ont été enrôlées dans la conduite de la guerre psychologique. Les hackers israéliens se sont servis de Google Earth pour identifier les zones où l’armée israélienne avait réussi à cibler les positions du Hezbollah, tandis que le Hezbollah employait le même service pour montrer les destructions israéliennes dans les zones civiles.
Après la guerre, le Hezbollah a été crédité du triomphe. Les critiques ont fait valoir que l’Etat israélien avait globalement négligé de prendre au sérieux le cyberespace, et s’était concentré à tort sur les modes traditionnels de désinformation et de guerre psychologique, comme le largage de tracts et le brouillage des émissions. [2] Non seulement cela, mais les Forces de Défense d’Israël -FDI (Forces israéliennes d’occupation– FIO, ndt) ont été accusées de laxisme sur les lignes de front, les soldats faisant, sur les téléphones cellulaires, des appels que le Hezbollah avait (prétendument) enregistrés. Pendant ce temps, les journalistes internationaux retransmettaient la guerre en direct « via le haut débit », contrecarrant ainsi le travail des censeurs israéliens qui s’efforçaient d’empêcher la publication d’informations sensibles sur les coordonnées des FDI (FIO). Les appels des soldats depuis le front avaient quelquefois un ton éperdu, révélant la férocité du combat de terrain et remontant le moral des combattants du Hezbollah et de ses partisans. Une enquête interne accablante a conclu que le manque de coordination et de préparation médiatiques étaient parmi les principales raisons de l’échec de la guerre. Pour corriger ces lacunes, Israël a créé la Direction Nationale de l’Information pour « synchroniser le contenu et le ton du message d’Israël » dans les prochains théâtres militaires, dont le recours massif aux nouveaux médias.[3] Ce changement de stratégie officielle s’efforçait aussi de tenir compte des leçons de l’évolution de la campagne « Marque Israël » lancée en 2005 par le Ministère des Affaires étrangères. Cette campagne fut tristement célèbre pour une photo de 2007 publiée dans le magasine pour hommes Maxim montrant des soldates israéliennes à peine vêtues.
Opération Plomb Durci
Les réseaux sociaux furent une arme essentielle dans ce que la presse a appelé un « arsenal d’outils Internet » pendant l’incursion de 2008-2009 dans la Bande de Gaza, nom de code Opération Plomb Durci. Pour les médias traditionnels, les restrictions furent sévères, les reporters tant israéliens qu’étrangers étant cantonnés sur quelques dunes éloignées, au sud d’Israël. Entretemps, suite aux instructions de la nouvelle direction de l’information, des fonctionnaires et des bénévoles recrutés pour l’occasion furent chargés d’utiliser les réseaux sociaux pour insister sur la moralité des buts guerriers d’Israël auprès du cyber-public international. Le 29 décembre 2008, alors que l’incursion était dans ces premiers jours, les FDI (FIO) ont lancé leur propre chaîne YouTube. Sous-titrés en anglais, les clips vidéo montraient des prises de vues aériennes de l’attaque israélienne, en blanc et noir, et des blogs vidéos des porte-paroles des forces armées israéliennes justifiant les actions à l’écran. Les séquences les plus populaires furent celles qui entouraient d’un cercle de couleur les cibles bombardées et ajoutaient des légendes explicatives : « Bien que le site semble vide, l’explosion secondaire confirme la présence de roquettes cachées. » [4] De telles séquences, prises du point de vue du bombardier, ont servi à neutraliser la campagne aérienne qui faisait de toutes les personnes et de tous les immeubles des cibles potentielles. De nombreux visiteurs de YouTube et d’organisations pour les droits de l’homme ont par la suite contesté certaines des justifications de ciblage des FDI (FIO), mais la controverse n’a guère contribué à modérer la popularité des clips. La chaîne s’est enorgueillie d’avoir plus de 4.000 inscriptions deux jours après son lancement.[5] A la fin de la guerre, certaines des vidéos avaient été vues plus de 2 millions de fois. [6] En parallèle, les dirigeants israéliens ont donné des instructions privées à des bloggeurs internationaux et ont tenu des blogs vidéos personnels. Peut-être en témoignage de l’efficacité de l’image, Israël a installé des caméras au passage frontalier de Kerem Shalom pour diffuser – en ligne, en temps réel – les images de ses transferts d’aide humanitaire à Gaza après Plomb Durci.
Dans la sphère Twitter, ‘hashtag #gaza’ s’est retrouvé parmi les 10 premiers mondiaux pendant la guerre, avec six nouveaux post à la minute sur le sujet. Le Twitter de la chaîne satellitaire arabe Al-Jazeera a eu une place centrale dans cette discussion. Peut-être pour lui répondre, le consulat israélien à New-York a ouvert son propre compte Twitter deux jours après le début de l’offensive. Sa première initiative fut une conférence de presse basée sur Twitter tenue le 31 décembre, à un moment où le contrôle israélien sur le message aux médias était considéré comme relativement sûr. La réponse fut considérable, récoltant plusieurs milliers de nouveaux inscrits ; quelques bloggeurs ont salué la démarche comme « ouvrant une nouvelle ère de la responsabilisation et de la transparence. » Incapable de gérer le volume sur Twitter, le consulat a lancé un blog pour poursuivre le dialogue avec le public. Le consulat et les médias israéliens ont plus tard loué l’innovation technologique, avec un titre du Ha’aretz insistant sur le fait que Twitter avait « révolutionné la diplomatie israélienne. » [7]
La guerre cellulaire
Les téléphones, en particulier les téléphones portables, ont joué eux aussi un rôle instrumental dans l’offensive sur Gaza. Suite à l’expérience des forces armées israéliennes en 2006, il fut demandé aux soldats israéliens de rendre leurs téléphones portables avant d’entrer dans la Bande de Gaza, pour tenter d’empêcher des failles sécuritaires sous la forme d’appels, de messages tweet ou de photos illicites. Après Plomb Durci, comme rapporté par les médias de la gauche israélienne, de nombreux militaires ont découvert que les services de sécurité avaient mis leurs téléphones sur écoute, de peur qu’ils fassent des commentaires critiques à la presse.[8] Mais les téléphones des habitants de Gaza furent la cible principale de la stratégie cellulaire des FDI (FIO). Celles-ci ont employé des degrés variés de brouillage du signal électronique pendant l’incursion pour empêcher les combattants palestiniens de communiquer entre eux ou de faire exploser des bombes sur le bas-côté des routes. L’effet secondaire de la mesure – qui a freiné le flux des témoignages des Gazaouis via les lignes fixes, les téléphones portables ou les e-mails – n’a pas été moins puissant. Parallèlement, les téléphones portables des citoyens israéliens recevaient un signal semblable à celui d’une sirène d’alerte aérienne lorsque des roquettes Qassam étaient lancées.
Peut-être l’utilisation la plus connue des téléphones fut le « coup sur le toit » des maisons des Gazaouis, où du personnel militaire arabophone téléphonait aux habitants (en utilisant leur ligne fixe) avec des messages directs ou enregistrés les avertissant que leurs maisons allaient être démolies. L’armée israélienne a défendu l’initiative et les grands médias occidentaux l’ont célébré comme preuve de la moralité d’Israël en temps de péril mortel. « Israël est si scrupuleux vis-à-vis de la vie civile, » a écrit Charles Krauthammer, « qu’il se prive de l’effet de surprise et contacte l’ennemi non combattant à l’avance pour l’avertir du danger qui approche. » [9] L’intellectuel israélien Eyal Weizmann, parmi d’autres, a dénoncé de tels « avertissements » qui ont « légitimé » le ciblage des maisons civiles, en violation des lois de la guerre. Weizman a conclu qu’il y avait « une relation directe entre la prolifération des mises en garde et la prolifération des destructions. » [10] En même temps, l’utilisation des téléphones portables par les Gazaouis pendant l’incursion a été considérée comme la preuve d’activités terroristes. Comme en a témoigné un soldat à l’ONG israélienne Briser le Silence : « Si je détecte une surveillance, quelqu’un qui porte des jumelles ou un téléphone portable, c’est un complice… S’il est sur un toit avec un portable, c’est un suspect… » [11]
Des batailles quotidiennes pour les cœurs et les esprits
Pourtant, il fut un domaine de l’utilisation populaire d’Internet qui a le plus inquiété l’Etat israélien pendant l’Opération Plomb Durci. Pour essayer d’endiguer ce qu’il considérait comme une prolifération de sentiments anti-israéliens, le Ministère des Affaires Etrangères a recruté des bénévoles clandestins pour qu’ils délivrent un message de guerre parrainé par l’Etat au public Internet par le biais informel des « forums ». La campagne s’est concentrée sur des sites web européens, dont le Ministère pensait qu’ils étaient particulièrement hostiles à Israël. Ce projet a été officiellement ajouté au budget de l’Etat en 2009 sous la rubrique : « Equipe de guerre Internet ». Selon les responsables : « Ils parleront en tant qu’internautes et citoyens, et ils écriront des réponses qui auront l’air personnelles mais qui viendront d’une liste préparée de messages que le Ministère des Affaires Etrangères a élaborés. » [12]
Ce travail parrainé par l’Etat a souvent consisté en correctifs à des comptes-rendus, tout comme le groupe américain pro-israélien CAMERA veille à « l’exactitude » des articles sur Israël dans les médias traditionnels. Au lendemain de Plomb Durci, constatant une atteinte persistante à l’image d’Israël, le Ministère des Affaires Etrangères a aussi assuré le financement d’un travail acharné visant à saturer l’Internet de photographies « positives » du pays et de sa population. Les images ont été téléchargées sur des sites web populaires pour contrer le problème que les recherches Internet pour « Israël » avaient tendance à donner comme résultat des photos de la dévastation à Gaza, même plusieurs mois après la fin de la guerre. Comme l’a dit le consul israélien à New-York, partenaire de ce projet : « Nous voulons voir l’Internet submergé de vraies images de la beauté d’Israël. » [13] Comme pour nombre de communiqués de CAMERA, ces « correctifs » du visuel se sont lamentés sur la représentation peu flatteuse et donc « injuste » plus qu’ils n’ont réfuté directement les preuves des dommages faits à la vie civile par les Israéliens.
Les initiatives parrainées par l’Etat, cependant, ont loin d’avoir été les seules formes de la mobilisation citoyenne israélienne dans la guerre numérique pour les cœurs et les esprits. L’Opération Plomb Durci a plutôt été l’occasion d’une foule d’activités en ligne parmi les utilisateurs israéliens ordinaires. Pendant la guerre, les sites nationaux israéliens d’information et leurs forums ont été galvanisés par les commentaires des supporters de l’Etat, ainsi que par une minorité décidée qui était opposée ou critique vis-à-vis de l’incursion et qui a été souvent l’objet d’attaques verbales. Sur Facebook, beaucoup d’Israéliens ont débattu des événements avec leurs amis dans et hors du pays. La plupart d’entre eux ont jugé approprié de promouvoir « le point de vue israélien », arguant du droit de l’Etat « à se défendre contre les terroristes. » Les accusations d’antisémitisme ont abondé.
Une grande partie de cet engagement numérique a eu lieu en Hébreu ou en Anglais, mais pas seulement. Un exemple parlant est celui du réseau russophone LiveJournal – le serveur de blog le plus populaire parmi les russophones du monde entier – où les russo-israéliens ont fait de vigoureuses interventions. Les bloggeurs se sont particulièrement efforcés de contrer ceux qui critiquaient Israël, ou n’exprimaient pas un soutien adéquat à Plomb Durci. Dans les premiers jours de la guerre, deux communautés virtuelles – ‘La guerre à Gaza vue par les bloggeurs’ et ‘Notre vérité’ – se sont formées à LiveJournal pour expliquer la position d’Israël sur sa « guerre contre le terrorisme à Gaza » et ont diffusé l’expérience des « Israéliens ordinaires. » « Ici vous pouvez mettre en ligne ou créer vos propres textes, opinions et commentaires reflétant notre point de vue – israélien – sur le conflit au Moyen-Orient, » a écrit un des bloggeurs sur la page « Au sujet de » de ‘Notre vérité’. Un autre a ajouté, en lettres capitales indiquant sa détresse émotionnelle, « Le monde ne voit pas, ne comprend pas un Israélien ORDINAIRE. Il comprend un ARABE qui crie et pleure de façon hystérique, tous les jours sur les écrans de télévision. Mais nous sommes modestes, et on n’entend pas notre voix. » [14]
Patriotiques militants et souvent explicitement de droite, ces deux communautés de bloggeurs très populaires se décrivaient elles-mêmes comme parlant pour Israël et tous ses citoyens, et même au-delà des divisions politiques. « Ici nous n’aurons aucun débat politique interne entre la droite et la gauche, » déclaraient les participants au blog ‘La guerre à Gaza vue par les bloggeurs’. « Cette action militaire est juste, et elle a le soutien de tous les partis sionistes, au-delà de la politique et des élections. » [15] Cette proclamation a embrouillé la participation des bloggeurs russo-israéliens de gauche, certains sionistes et certains antisionistes, mais unis dans le soutien à la guerre dans les forums de LiveJournal. Le cas des bloggeurs russo-israéliens est ainsi un exemple de la façon dont les réseaux sociaux, plus que les médias traditionnels, peuvent favoriser un effet de « regroupement autour du drapeau ».
Le voyage numérique de la Flottille de la Liberté
Depuis le début, le voyage de la Flottille de la Liberté fut un événement dans les réseaux sociaux. Dans les jours qui ont précédé l’attaque-commando sur le bateau de tête, le Mavi Marmara, les supporters des activistes « ont tweeté et tweeté » jusqu’à ce que #Flotilla « tende à » ou devienne un des sujets rampants de discussion hautement populaires en haut de l’écran de la page d’ouverture de Twitter.[16] A bord des navires, les activistes ont envoyé des masses de « tweets » ; les organisateurs avaient aussi mis en place un système appelé SPOT pour indiquer la localisation du convoi avec des points bleus sur la carte Google reprise dans le monde entier. SPOT affichait un point rose pour indiquer la localisation de la dernière communication des bateaux avant qu’ils soient attaqués le 31 mai à 4h du matin.
Pendant le raid, les FID (FIO) ont confisqué tout l’équipement médiatique des activistes, mais n’ont pas pu faire entièrement cesser le flux des informations. « Bien que nous n’ayons plus reçu aucun message jusqu’à ce que les passagers soient libérés, » dit Greta Berlin, organisatrice de la Flottille, qui était restée à Chypre, « nous sommes restés en contact, ironiquement, avec une partie de ce qui se passait à bord grâce à des médias israéliens sympathisants qui nous appelaient pour nous donner les informations de la marine. » Malgré l’interruption des diffusions en temps réel par les forces israéliennes, le combat de la flottille pour la reconnaissance s’est poursuivi dans les réseaux sociaux – et a sans doute reçu une impulsion par l’énorme publicité qui a entouré l’attaque. Sur Facebook, des groupes comme ‘Flottille pour la Palestine’ ont vu des discussions animées entre participants palestiniens et israéliens ; d’autres groupes comme ‘Voix juives pour la Paix’ ou ‘Israéliens pour la Palestine’ ont réuni des Israéliens et des Juifs vivant à l’extérieur d’Israël opposés aux agissements de l’Etat. Ceux-ci, d’autres groupes et des utilisateurs individuels sur Facebook et Twitter, ont documenté les événements de la flottille au fur et à mesure qu’ils se déroulaient. Beaucoup d’utilisateurs d’Internet ont participé à des forums sur la flottille sur les sites en ligne des journaux, et les bloggeurs ont abondamment couvert la question. Comme pour Plomb Durci et la guerre au Liban, l’épisode a stimulé les cyber-activistes de la question politique sous-jacente des deux bords.
Comme cela a été bien documenté, les nouveaux médias ont aussi été lourdement utilisés par l’Etat israélien pour donner sa version de l’attaque contre le Mavi Marmara – à savoir que c’était une opération défensive contre des partisans du terrorisme déguisés en humanitaires. YouTube fut à nouveau la plateforme de choix des forces armées israéliennes. Les producteurs de vidéos de l’armée furent prolifiques, postant plus de 20 clips, la plupart en Anglais, dans les premiers jours qui suivirent l’attaque des bateaux par les commandos. Le point central des vidéos fluctuaient en fonction du sentiment populaire ou des exigences de l’Etat : de la séquence de la première rencontre aux plans des « couteaux, frondes, pierres et bombes fumigènes » trouvés à bord, à des images de la « cargaison humanitaire » des navires confisqués qu’Israël aurait finalement livré à Gaza. Trois des vidéos ont été classées parmi les plus populaires de YouTube pendant la première semaine de juin. Le clip le plus vu, celui qui montre les commandos descendant en rappel des hélicoptères sur le pont du Mavi Marmara, téléchargé le 2 juin, a reçu le chiffre étonnant de 1,2 million de visiteurs dans la seule journée du 3 juin. [17] En Israël, ces vidéos furent au centre des conversations des médias nationaux, renforçant le soutien public déjà fort au récit sponsorisé par l’Etat. Les flux Twitter officiels (en particulier ceux des forces armées israéliennes et du consulat israélien à New York) et les blogs ont fourni des actualisations régulières, renforçant les comptes-rendus visuels.
Pourtant YouTube a créé à l’Etat autant de problèmes qu’il en a résolu. D’abord la question du moment dans le temps. Comme l’ont déploré beaucoup d’Israéliens et de spécialistes pro-Israël, les FID (FIO) ont attendu plusieurs heures après la confrontation initiale en mer pour diffuser la « séquence pleine de grain mais distincte qu’elles avaient retenue toute la journée, » celle de l’abordage nocturne en rappel depuis les hélicoptères.[18] D’après les médias israéliens, le retard a résulté d’un désaccord entre le Ministère des Affaires étrangères et l’armée israélienne sur l’impact des images, les forces armées craignant qu’elles ne provoquent un préjudice irréparable tant au moral de l’armée qu’à sa réputation mondiale de prouesses au combat.
Le Ministère des Affaires étrangères a fait valoir que, précisément, ces images permettraient au monde de voir les activistes comme des agresseurs et les commandos comme des victimes. C’est ce laps de temps de retard, ont noté les spécialistes israéliens en colère, qui a fait perdre la guerre des cœurs et des esprits. Ensuite vint la confiscation de l’équipement médiatique. Il est vite apparu que la plupart de ce qui était diffusé et présenté comme étant des prises de vue des FID (FIO) avait été saisi aux activistes et aux journalistes à bord avant leur détention, c’est-à-dire toutes les caméras et appareils de photo, le matériel d’enregistrement et les notes. Les vidéos ont été ensuite montées et sous-titrées pour raconter la version officielle et diffusées sans dire d’où elles venaient. Il y eut un scandale lorsque les forces armées israéliennes ont diffusé via YouTube ce qu’elles prétendaient être un échange radio accablant avec les activistes de la flottille quelques heures avant le raid. On pouvait y entendre de prétendus activistes dire à l’armée israélienne de « repartir à Auschwitz » et se vanter que « nous aidons les Arabes à s’insurger contre les Etats-Unis, n’oubliez pas le 11 Septembre, les gars. » Le bloggeur indépendant Max Blumenthal a accusé les Israéliens d’avoir falsifié la vidéo. [19] Le lendemain, l’armée israélienne a été contrainte de publier un « correctif » sur son site web et d’admettre des « doutes sur l’authenticité de l’enregistrement. »
Inutile de dire qu’il n’y eut presque aucun accord en ligne sur la fiabilité des nouveaux documents médiatiques. Pour l’Etat, la diffusion de sa deuxième vidéo – les séquences confisquées prises depuis le pont du bateau – fournissait les preuves irréfutables de la justesse de ses actions, démentant les affirmations des activistes d’une mission humanitaire pacifique.

Les prétendues armes trouvées à bord de la Flottille de la Liberté, exposées sur un drapeau du Hamas (image prise sur une vidéo de l’armée israélienne diffusée sur YouTube).
Pour les organisateurs de la flottille et leurs partisans, ces prises de vue racontaient une autre histoire de piraterie en haute mer et les tentatives ad hoc et désespérées d’autodéfense en se servant du matériel qu’ils avaient sous la main. Le désaccord a continué lorsque l’Etat a présenté des preuves visuelles des « armes » à bord via Flickr et aux sites de réseaux sociaux. Beaucoup d’utilisateurs se sont interrogés sur la fonction des objets (les couteaux étaient-ils des armes ou des ustensiles de cuisine ?) et également sur la crédibilité des images en tant que photos documentaires. Quelques visiteurs de la page Flickr du Ministère des Affaires étrangères ont fait valoir que les dates imprimées sur les images montraient qu’elles avaient été prises avant le raid, suggérant à nouveau une falsification, tandis que d’autres défendaient l’Etat, faisant l’hypothèse que les caméras des forces armées avaient été réglées de manière inexacte.
Ce qui est ressorti invariablement des conversations qui ont suivi fut une controverse sur le statut du visuel lui-même. L’Etat a continué d’affirmer que les vidéos et les photos rendaient sa position officielle incontestable. Comme l’a soutenu un journaliste du quotidien israélien Ynet : « La vérité est sur les vidéos, et tout le monde peut les voir. » [20] Mais contrairement aux supputations officielles, le champ numérique a été en proie à des lectures divergentes du même matériel visuel. Comme pour l’Opération Plomb Durci, les vidéos YouTube de l’armée israélienne ont fait l’objet d’examens attentifs. Certains ont pointé que les sous-titres étaient manipulatoires ; d’autres ont argumenté que les cadres spécifiques des vidéos (en particulier pendant le premier abordage du bateau) avaient été numériquement retouchés pour soutenir les affirmations officielles. Des bloggeurs indépendants ont passé les médias israéliens au peigne fin, attirant l’attention sur l’utilisation sélective des photos et sur le fait que le recadrage ouvrait la possibilité d’une distorsion idéologique. Pour leur part, les utilisateurs et bloggeurs pro-Israël ont parlé avec dédain de la preuve visuelle des torts qu’Israël aurait causé aux activistes de la flottille, et, avec encore plus de véhémence, des images des souffrances des Gazaouis. L’Etat israélien a participé aux débats, pas simplement par ses « excuses » forcées pour avoir manifestement truqué la bande sonore, mais en affirmant qu’on pouvait voir, sur les bandes, les activistes de la flottille mettre en scène la violence israélienne contre les passagers pour monter un coup contre l’Etat. Ces revendications n’ont été ni étayées ni démenties.
Les médias numériques et l’avenir politique
En tant que parti le plus fort dans le conflit arabo-israélien, Israël a l’habitude d’écrire la version dominante de l’histoire. En tant que tel, la perte avérée du contrôle officiel sur le discours public qui a suivi le récit de l’épisode de la flottille n’a pas provoqué beaucoup de consternation ni de surprise parmi ses partisans. Une partie de la critique a été dirigée contre les Israéliens et les activistes pro-Israël. Ecrivant avec regret sur l’échec des supporters israéliens à répondre de façon adéquate, Amir Mizroch a déclaré qu’Israël était perdant dans les guerres des réseaux sociaux en cours : « Nous sommes peut-être une nation en expansion, mais nous sommes des communicateurs de l’âge de pierre. » [21]
Dans les mois suivants, la sphère numérique a continué d’accabler Israël. D’abord une vidéo montrant un groupe de soldats israéliens en tenue de combat dansant dans les rues d’Hébron occupée – des rues vidées par la force de leurs résidents palestiniens – a enflammé l’Internet, valant aux délinquants une réprimande de l’armée. Plus récemment, la sphère numérique a été saturée d’images mises en ligne sur Facebook montrant une jeune soldate israélienne posant, souriante, devant des Palestiniens aux yeux bandés – des images qui, pour beaucoup, ont rappelé celles d’Abu Ghraib. Par la suite, les journaux israéliens ont écrit sur la prévalence de l’activité numérique. Ils ont noté la fréquence avec laquelle des soldats appartenant à d’autres unités avaient pris et partagé des photos similaires pendant leur service militaire ou posté des clips vidéos de leurs activités militaires quotidiennes sur YouTube – malgré les règles de l’armée qui interdisent la diffusion de telles images pour des raisons de sécurité. L’Autorité palestinienne a déclaré qu’elles étaient la preuve de la façon dont une occupation militaire corrompait l’occupant.

La soldate israélienne Eden Abergil prend la pose devant des Palestiniens aux yeux bandés (page Facebook d’Abergil)
Wikipedia est devenu le dernier endroit des ces batailles numériques. En août, le Conseil Yesha représentant les colons juifs en Cisjordanie a répondu à la crise des relations publiques israéliennes en parrainant un cours sur « la rédaction sioniste » de l’omniprésent site web d’information. Quelques 50 personnes ont participé à la première session de formation, où on a informé les participants que celui qui introduirait le plus grand nombre de changement éditoriaux « sionistes » - comme par exemple identifier Ariel comme étant situé en Israël plutôt qu’en territoires palestiniens occupés – gagnerait une ballade en montgolfière. [22] En réponse, l’Association des Journalistes palestiniens a appelé les institutions palestiniennes à rédiger des entrées Wikipedia en gardant les intérêts palestiniens à l’esprit, pointant la nécessité de répondre sur le web à la dernière phase de la « guerre de relations publiques » d’Israël.
C’est maintenant presque un truisme de noter que les médias numériques sont en train de changer fondamentalement le terrain de la politique, par leur portée et leur rapidité, et leur fonction dans la vie des populations civiles comme dans celle des Etats. Dans les premières années de l’Internet, de nombreux journalistes et experts ont célébré sa promesse d’émancipation, comme les possibilités de « démocratie numérique » et les façons dont le cyber-activisme pouvait aider à déstabiliser et même à renverser des régimes autoritaires. Les réseaux sociaux ont eu une prééminence politique particulière dans le tumulte alimenté par Twitter à Téhéran, suite aux élections présidentielles contestées de 2009. Pourtant, alors que les technologies numériques se sont répandues et que leur base d’utilisateurs s’est élargie, les acteurs officiels et officieux se les sont appropriées à des fins que les créateurs de l’Internet n’auraient jamais envisagées. Les formes émergeantes de guerre numérique – les attaques des hackers, les débats passionnés sur des forums ou sur Facebook, le champ de bataille visuel des vidéos et des photos – peuvent être vues comme reflétant ou même intensifiant la guerre sur le terrain, alimentant la haine et réaffirmant le pouvoir d’un Etat. Mais elles peuvent aussi être comprises et utilisées comme une alternative puissante à la violence militaire répressive.
Depuis le milieu des années 2000, l’Etat israélien a démontré son investissement croissant dans les médias numériques. Les activistes opposés aux projets de l’Etat israélien, entre temps, ont eux aussi affiné leur utilisation des nouveaux outils médiatiques. Et tandis que les évaluations de qui gagne et qui perd les joutes successives peuvent varier, il est clair que les technologies numériques de communication ont modifié la nature du conflit arabo-israélien et l’occupation israélienne des terres palestiniennes. Web 2.0 a apporté à l’Etat israélien de nouveaux moyens de contrôle des populations palestiniennes, sur et hors du champ de bataille, tout en donnant aussi aux populations locales – en Israël, en Palestine et ailleurs – de nouvelles manières de soutenir ou de mobiliser contre la politique israélienne.
Ce qui est également clair, c’est la nature nécessairement plurivoque du champ numérique du conflit – un champ en mutation constante et soumis à l’affiliation politique, qui dément l’acharnement de l’Etat israélien à contrôler ses contours par la production d’une vérité unique, vérifiable visuellement. Tel est le mantra du gourou de Web 2.0, Clay Shirky, qui conseille le Département d’Etat sur l’emploi des nouvelles technologies médiatiques en diplomatie : « Vous ne contrôlez pas réellement le message, et si vous croyez que vous le contrôlez, cela veut simplement dire que vous ne comprenez plus rien à ce qui se passe. » [23]

Notes de lecture :
[1] Amir Mizroch, "How Free Explains Israel’s Flotilla Fail," Wired, 2 juin 2010.
[2] Lire William B. Caldwell, Dennis M. Murphy and Anton Menning, "Learning to Leverage New Media: The Israeli Defense Forces in Recent Conflict," Military Review (2009); and Marvin Kalb and Carol Saivetz, "The Israeli-Hezbollah War of 2006: The Media as a Weapon in Asymmetrical Conflict," Press/Politics 12/3 (2007).
[3] Jerusalem Post, 31 décembre 2008.
[4] On peut voir cette vidéo, téléchargée le 1er janvier 2009, à ce lien YouTube.
La bibliothèque des vidéo-clips de l’armée israélienne sur Plomb Durci est à ce lien Youtube.
[5] Times (Londres), 31 décembre 2008.
[6] Noah Shachtman, "Israel’s Accidental YouTube War," Wired, 21 janvier 2009.
[7] Ha’aretz, 17 juin 2009.
[8] Oren Persico, "The IDF Announces," The Seventh Eye, 8 janvier 2009. [Hébreu]
[9] Charles Krauthammer, "Moral Clarity in Gaza," Washington Post, 2 janvier 2009.
[10] Eyal Weizman, "Lawfare in Gaza: Legislative Attack," Open Democracy, 1er mai 2009.
[11] Breaking the Silence, Soldiers’ Testimonies from Operation Cast Lead (Jerusalem, 2009), p. 79.
[12] Jonathan Cook, "Israel’s Internet War," Counterpunch, 21 juillet 2009.
[13] Ynet, 2 octobre 2009.
[14] Lire le post sur LiveJournal (en Russe).
[15] Lire le post, daté du 28 décembre 2008, sur LiveJournal (en Russe).
[16] Voir le blog de Nadine Moawad, "What Else Is #Israel to Do?"
[17] Ha’aretz, 3 juin 2010.
[18] David Horowitz, "A Scandalous Saga of Withheld Film," Jerusalem Post, 2 juin 2010.
[19] Lire l’article de Blumenthal sur son blog.
[20] Ynet, 1er juin 2010.
[21] Amir Mizroch, "#FreeHasbara," Jerusalem Post, 31 mai 2010.
[22] Ha’aretz, 18 août 2010.
[23] Jesse Lichtenstein, "Digital Democracy," New York Times, 10 juillet 2010.