lundi 19 avril 2010

Ma mère, l’infiltrée

Palestine - 18-04-2010
Par Mohammad Alsaafin

Mohammad Alsaafin est né dans le camp de réfugiés de Khan Younis, à Gaza, et a grandi au Royaume-Uni et aux États-Unis, avant de retourner en Palestine pour faire ses études à Birzeit. Il vit actuellement à Gaza avec son père. 
Ma mère est une infiltrée illégale. Elle a noyauté sa ville natale, où ses parents étaient nés et où elle a grandi. Ses activités d’agent infiltré sont aussi variées qu’infâmes. Elle emmène ma sœur à l’école, avec les gamins des voisins. Elle fait la cuisine et s’occupe de la maison. En fait, nous avons acheté cette maison pour qu’elle ait une base d’opération depuis qu’elle a infiltré. Elle va à la gym (je suspecte que les noyauteurs ont absolument besoin de rester en forme). Elle va voir ses sœurs, mais je ne puis dire avec certitude si celles-ci l’aident dans ses activités illégales. Elle s’occupe aussi des jeunes enfants de son frère.
Vous voyez, mon oncle aurait pu être un infiltré. Ils l’ont foutu dehors de sa terre patrie lui aussi, lui ont dit qu’il n’avait pas l’autorisation adéquate pour y vivre. En fait, il l’a eu, mais ils n’ont pas voulu la lui renouveler. Il a été tenu éloigné de ses enfants pendant des années. Finalement, on lui a donné la permission d’infiltrer une nouvelle fois, mais il est mort quelques mois plus tard, avant que la nouvelle loi n’entre en vigueur. Il est peut-être devenu un infiltré à titre posthume, je ne sais pas.
Je ne suis pas sûr de la date à laquelle ma mère a cessé de faire partie de la communauté dans laquelle elle a grandi, ou n’a plus habité dans la ville de son enfance. Peut-être est-ce lorsqu’elle est tombée amoureuse d’un dangereux détenu. Ce n’était pas à l’époque un quartier de haute sécurité – il avait été autorisé à quitter Gaza pour ses études. Ils se sont rencontrés à l’université : elle le futur élément infiltré, lui le futur prisonnier. Ils étaient amoureux, l’un de l’autre et de la Palestine. Et c’est l’amour qui les a foutus en l’air.
Ils ont décidé de se marier, et ce n’est pas une chose à faire lorsque vous êtes Palestinien. Ce n’est pas à vous de décider avec qui vous marier ni où vivre ni où vous élèverez vos enfants ni si vous vivrez ensemble dans votre propre pays. Tout ça, c’est aux sionistes de le décider. Ils y sont donc allés de leur décision et ont décidé que mon père ne pouvait pas vivre en Cisjordanie, parce qu’il s’était échappé de cette prison côtière. La même règle s’applique à moi, parce que je suis né à Gaza. J’ai essayé de leur dire que je n’avais pas voulu naître ici, que j’aurais voulu naître à Fallujah comme mon grand-père, mais pour eux ça n’a aucune importance. Nous étions tous les deux nés à Gaza, donc le sionisme nous a gratifié de papiers d’identité de Gaza pour le prouver. Ils sont en hébreu. Je ne lis pas l’hébreu.
Alors ma mère est repartie où elle avait grandi avec ses huit frères et sœurs et un nombre incalculable de cousins et de voisins et d’amis et de souvenirs et tout ça. Elle est rentrée et a essayé de vivre sa vie à nouveau là en Cisjordanie. Mais l’histoire rattrape toujours les criminels ; un employé invisible dans la vaste monstruosité qui est l’autorité d’occupation israélienne l’a déclarée coupable d’avoir épousé le détenu une vingtaine d’années auparavant. Sa carte d’identité (en hébreu) cisjordanienne a disparu. Elle en a eu une de Gaza à la place. Et soudain, une nuit alors qu’elle dormait dans son lit, elle est devenue une infiltrée dans sa propre maison, sa propre ville, son propre pays.
Aujourd’hui, elle est une criminelle mais ça semble tellement normal qu’un Palestinien soit un criminel parce qu’il vit chez lui. C’est arrivé sur les terres occupées en 1948, alors pourquoi cela n’arriverait-il pas en Cisjordanie ? Ça fait un an que je ne l’ai pas vue, parce que je ne suis pas autorisé à y aller et qu’elle ne peut pas en sortir. Et aujourd’hui, une mère peut être arrachée à ses gosses et ses sœurs et ses neveux et ses nièces et envoyée au loin, ou peut-être même être jetée en prison pendant sept ans.
Voilà la vie sous la botte du contrôle sioniste de la population. Revenir vivre dans votre ville natale est « infiltrer ». Se marier avec un Palestinien qui a la mauvaise carte d’identité donne à l’armée le droit de séparer votre famille. Vous ne décidez pas où vivre, ni avec qui. Vous ne pouvez pas voir votre épouse ou vos enfants quand vous le souhaitez. Et quand quiconque, dans l’armée d’occupation, décide de changer les règles pendant la nuit, vous savez qu’un autre aspect de la vie normale est devenu un crime.