lundi 12 avril 2010

Israël et la “frontière” du Néguev

Palestine 48 - 11-04-2010
Par Ben White

Ben White est un journaliste indépendant et écrivain spécialisé en Palestine / Israël. Ses articles paraissent dans des publications comme « Comment is free » du Guardian, New Statesman, Electronic Intifada, Middle East International, Washington Report on Middle East Affairs et autres. Son premier livre, Israeli Apartheid: A Beginner's Guide, a été publié en 2009 par Pluto Press. 
Lors de la Journée de la Terre de cette année, des dizaines de milliers de citoyens palestiniens d’Israël ont défilé à Sakhnin, ville israélienne de Basse Galilée, pour protester contre la discrimination systématique passée et présente (1). Mais mettre l’accent sur la politique israélienne de confiscation de terre avait tout son sens dans une deuxième protestation, le même jour.












Dans le Néguev (que les Bédouins palestiniens nomment al-Naqab), plus de 3.000 personnes ont participé à un rassemblement à al-Araqib, un village bédouin palestinien « non reconnu » dont les terres sont dans le collimateur du partenariat habituel entre l’Etat israélien et le Fonds National Juif.
Le contexte historique de la crise à laquelle sont confrontés aujourd’hui les Bédouins palestiniens est important, puisque le gouvernement israélien et les groupes sionistes essaient de propager l’idée que les problèmes, pour autant qu’ils existent, sont « humanitaires » ou « culturels ».
Même la catégorie de « bédouin » est historiquement et politiquement chargée, beaucoup contestant ce qu’ils considèrent comme une stratégie israélienne du « diviser pour régner » envers les Palestiniens.
Spoliés et “non reconnus”
Pendant la Nakba, la grande majorité des Bédouins palestiniens du Néguev – une population pré-1948 de 65.000 à 100.000 – a été expulsée. Ceux qui sont restés ont été concentrés de force par l’armée israélienne dans une zone connue sous le nom de « siyag » (fermeture).
Le régime militaire sous lequel ont vécu les citoyens palestiniens jusqu’en 1966 a signifié davantage d’expulsions, d’expropriation de terre et de restrictions de mouvement. Finalement, sur 95 tribus, seules 19 sont restées. La dynamique déterminante entre l’Etat israélien et sa minorité palestinienne fut l’expropriation de la terre arabe et son transfert à l’Etat ou à la propriété juive.
Israël a refusé de reconnaître les droits fonciers des Bédouins palestiniens, qui sont expropriés aujourd’hui de presque toutes leurs terres par une combinaison complexe de droit foncier et de limites d’urbanisation.
Entre 70.000 et 80.000 citoyens palestiniens vivent dans le Néguev, dans des dizaines de « villages non reconnus » - des communautés que l’Etat refuse de reconnaître existent en dépit du fait que la plupart datent d’avant la création d’Israël et que les autres résultent des campagnes militaires israéliennes de réinstallation forcée.
Ces bidonvilles se sont vus refuser l’accès aux infrastructures de base.
L’une des approches adoptées par l’Etat israélien est de créer, ou de « légaliser » un petit nombre de villes ou villages dans l’espoir que davantage de Palestiniens viendront s’installer dans ces secteurs.
Pourtant, même cette politique, souvent présentée comme une réponse « humaine » aux besoins des Bédouins, met en évidence une disparité : les autorités régionales et les exploitations agricoles individuelles juives bénéficient d’une densité de population beaucoup plus faible comparée à l’espace alloué par l’Etat aux communautés palestiniennes, qui sont classées parmi les plus défavorisées du pays.
« Développer le Néguev »
Le gouvernement israélien, quant à lui, ainsi que des agences comme le Fonds National Juif et l’Agence Juive, est préoccupé par l’idée de « développer le Néguev » et le renforcement de sa population.
En mars, la conférence « Néguev 2010 » s’est tenue à Beir al-Saba’ (Beersheva), attirant des centaines d’hommes politiques et d’hommes d’affaires, avec l’objectif de faire venir 300.000 nouveaux résidents dans le secteur.
Parmi les intervenants, Shimon Peres, président israélien, Silvan Shalom, ministre du développement du Néguev et de la Galilée, et Ariel Atias, ministre du logement.
L’année dernière, Shalom a tenu une conférence de presse commune avec des rabbins sionistes religieux pour mettre en avant des projets d’accroissement de la population du sud, et un des rabbins a mis l’accent sur la nécessité d’une « majorité juive » dans la région.
Atias, pour sa part, avait auparavant exprimé sa conviction que c’est « un devoir national pour prévenir la propagation » de citoyens palestiniens.
Il n’est donc pas difficile de lire entre les lignes lorsque les décideurs israéliens et les officiels sionistes d’organisations comme le Fonds National Juif parlent de « développer le Néguev ».
Frontière sioniste
Le Néguev est le lieu idéal du discours sioniste classique et non expurgé sur les frontières.
Le Fonds National Juif, au Royaume-Uni, parle de soutenir « les pionniers qui ont fait fleurir le désert » tandis qu’un article du magazine sioniste B’Nai B’Rith appelait le Néguev « la chose la plus proche de la ‘tabula rasa’ que les pionniers d’avant l’Etat d’Israël aient trouvée lorsqu’ils sont arrivés en Terre Sainte la première fois. »
L’idée de la terre « vide » s’accommode mal d’une autre emphase – celle de la « protection » ou de la « rédemption ».
Comme l’a déclaré le directeur du Fonds National Juif-USA en janvier 2009, « si nous n’obtenons pas que 500.000 personnes se déplacent dans le Néguev dans les cinq prochaines années, nous allons le perdre. » Au bénéfice de qui, il n’a pas jugé utile de le préciser.
Il n’y eut aucune illusion sur le sens de ce discours et ses conséquences lors d’une conférence, en Grande-Bretagne, en février, qui a réuni des universitaires et des experts spécialisés dans les problèmes auxquels sont confrontés les Bédouins du Néguev.
Au travers des séminaires et des discussions, un thème s’est distingué clairement : la relation entre les Bédouins palestiniens et l’Etat israélien se détériorait rapidement.
Un certain nombre d’organisateurs et d’orateurs à la conférence sur « Repenser les paradigmes : Recherche sur le Bédouin du Néguev 2000 » étaient eux-mêmes du Néguev, où le surpeuplement, les démolitions de maison et l’expropriation sont le quotidien de la vie des Palestiniens.
La conférence fut l’une des premières du genre au Royaume-Uni, parrainée par l’académie britannique et l’Institut des Etudes arabes et islamiques et le Département politique à l’Université d’Exeter.
Exclus du discours
La couverture médiatique occidentale de discrimination structurelle et de la politique terrienne et de logement discriminatoire à l’encontre des Bédouins palestiniens a généralement été minimaliste.
Dans un discours formaté par les troupes sionistes et orientalistes, le Néguev est un désert vaste et sauvage, une frontière à civiliser. Le « Bédouin » est soit invisible, soit un sauvage exotique, objet de philanthropie bienveillante.
De plus, le « processus de paix » international a transformé la question de la Palestine en une histoire de négociations entre Israël et l’Autorité palestinienne. Les citoyens palestiniens d’Israël ont été laissés de côté, une situation exacerbée par la mentalité médiatique du « Si ça saigne, ça fait la première page ! » Les problèmes fondamentaux auxquels sont confrontés les Bédouins palestiniens – le contrôle de la terre, le zonage, les barrières d’exclusion bureaucratique et physiques – ne sont pas considérés comme vendeurs.
On ne peut que déplorer cette couverture non existante ou faible, d’autant que la politique d’Israël dans le Néguev vis-à-vis de la minorité bédouine palestinienne est très éclairante pour comprendre la position de l’Etat vis-à-vis des Palestiniens dans leur ensemble.
De plus, la tension croît dans le Néguev contre la politique d’apartheid continue d’Israël. Les Bédouins palestiniens continuent de résister aux stratégies de l’Etat israélien et des agences sionistes par des batailles juridiques et des organisations de la base comme le Conseil régional des villages non reconnus.
Leur détermination à rester est peut-être le principal type de résistance mis en place par les Palestiniens du Néguev. Cette fermeté est le refus direct d’une stratégie de démolition de maisons, d’expropriation et de judaïsation.
La récente manifestation de protestation à al-Araqi n’est qu’un avant-goût des choses à venir, tandis que les Bédouins palestiniens exigent l’égalité d’un Etat peu enclin à changer.
(1) Yom al-‘Ard, la Journée de la Terre, à Sakhnin, lieu du massacre de 1976 - « Ils sont morts pour que nous vivions, et leur esprit est toujours vivant »
ISM, 01.04.2010