jeudi 20 août 2009

À qui appartient Acre ?

publié le mercredi 19 août 2009

Uri Avnery
L’ANCIEN port d’Acre est actuellement l’objet d’une violente bataille. Les habitants arabes de la ville veulent que le port porte le nom d’un héros arabe, Issa al Awam, un général de Saladin vainqueur des Croisés. La municipalité d’Acre, qui est naturellement dominée par les habitants juifs, a décidé de donner au port le nom d’une personnalité israélienne.

Les citoyens arabes ont érigé un monument à leur héros. La municipalité l’a déclaré “structure illégale” et a décidé de le détruire.

Cette affaire aurait pu constituer un petit conflit local, un parmi beaucoup d’autres dans cette ville pluriethnique et conflictuelle, si elle n’avait eu des implications idéologiques et politiques aussi profondes.

J’AIME la vieille Acre. Pour moi, c’est la ville la plus belle et la plus intéressante du pays, après Jérusalem Est.

C’est l’une des plus anciennes villes du pays et peut-être du monde entier. Elle est citée dans la Bible au premier chapitre du Livre des Juges (qui, soit dit en passant, contredit complètement le génocidaire Livre de Josué.) Le chapitre énumère les villes cananéennes qui ne furent pas conquises par les Enfants d’Israël. Elle resta une ville phénicienne, une des villes portuaires d’où d’intrépides marins de langue hébraïque s’élancèrent pour coloniser les rivages de la Méditerranée, de Tyr à Carthage.

La prospérité d’Acre atteignit son sommet à l’époque des Croisades. C’était alors le seul port du pays praticable en toutes saisons. Les Croisés réussirent à s’en emparer après une résistance acharnée. Cent ans plus tard, lorsque le grand Salah-ad-Din (Saladin) mit fin au règne des Croisés à Jérusalem, il les chassa aussi d’Acre. Les Templiers la reprirent, et pendant cent autres années elle servit de capitale à un royaume croisé de dimensions réduites. En 1291, lorsque les restes du royaume croisé furent balayés, Acre fut la dernière ville croisée à tomber entre les mains des musulmans. L’image des derniers Croisés et de leurs femmes sautant des quais d’Acre s’est imprimée dans les souvenirs de l’époque pour donner naissance à l’expression encore en usage : “rejeter à la mer”.

Plus tard aussi, la ville a connu des hauts et des bas. Un chef de tribu bédouin, Daher al-Omar, s’en empara et créa une sorte de semi-État indépendant de Galilée. Même Napoléon, l’un des grands capitaines de l’histoire, vint depuis l’Égypte y mettre le siège en 1799 mais fut carrément mis en échec par les Arabes, avec l’aide des marins britanniques.

Lorsque les Britanniques sont devenus les maîtres du territoire en 1917, ils ont transformé l’imposante forteresse des Croisés d’Acre en prison, dans laquelle furent incarcérés, entre autres, les dirigeants des organisations hébraïques clandestines. Lors d’un de ses exploits les plus audacieux, l’Irgoun força l’entrée de la forteresse et en libéra les prisonniers. En 1947, l’armée israélienne conquit la ville qui était jusqu’alors entièrement arabe.

La partie ancienne de la ville, avec ses beaux minarets et les fortifications des Croisés, continua à être arabe. Il en est de même pour le port utilisé actuellement par les pêcheurs. Mais autour de ce secteur, des quartiers juifs ont surgi, sans caractère comme beaucoup de centaines de quartiers de ce genre dans l’ensemble d’Israël, et maintenant leurs habitants constituent la majorité. Ils n’aiment pas beaucoup leurs voisins arabes.

De temps à autre, des conflits surgissent entre les deux populations. Les habitants arabes pensent qu’Acre a été leur ville depuis l’Antiquité et considèrent les Juifs comme des intrus. Les Juifs sont convaincus que la ville leur appartient et que les Arabes sont, au mieux, une minorité tolérée qui devrait se taire.

Le conflit actuel peut très bien prendre un tour violent.

DANS CHAQUE conflit entre Juifs et Arabes de ce pays, la question plutôt enfantine est posée : Qui était ici le premier ?

Les Arabes ont conquis le pays et l’ont appelé Jund Filistin (district militaire de Palestine) en 635 de notre ère, et depuis lors il a été sous autorité musulmane (sauf pendant la période des Croisades) jusqu’à l’arrivée des Britanniques. Ils affirment “Nous étions les premiers”.

La version sioniste est différente. Aux temps bibliques, la majeure partie du pays appartenait aux royaumes de Judée et d’Israël, même si la côte appartenait aux Phéniciens au nord et aux Philistins au sud (malgré des efforts acharnés pendant une centaine d’années, on n’a trouvé aucune preuve archéologique d’un exode depuis l’Égypte et de la conquête de Canaan par les Enfants d’Israël ou d’un royaume de David et de Salomon.) Depuis le royaume d’Achab, vers 870 avant le Christ, la présence d’Israël sur la carte historique de la région est bien attestée. Après l’exil à Babylone, les juifs ont contrôlé des parties du pays, avec des frontières qui changeaient constamment, jusqu’à l’époque romaine. Par conséquent : “Nous étions les premiers”.

Si les Israélites étaient ici avant les musulmans, qui était ici avant les Israélites ? Les Cananéens, bien sûr. “Ils étaient les premiers.” Mais qui les représente ?

J’ai écrit à une époque une pièce satirique sur le “Premier Congrès Cananéen” qui se déroule quelque part dans le monde. Les participants déclarent qu’ils sont les descendants des premiers habitants du pays et le revendiquent pour eux-mêmes.

Ceci n’est pas tout à fait une plaisanterie. Dans les premières années du siècle dernier, Yitzhak Ben-Zvi, qui devait devenir le second président d’Israël, essaya de relier les Cananéens au sionisme. Il fit des recherches et découvrit que la population de ce pays n’avait en réalité pas changé depuis les temps les plus anciens. Les Cananéens se sont mélangés aux Israélites, sont devenus Juifs et Hellènes, puis, lorsque l’empire byzantin, qui exerçait alors l’autorité sur ce pays, a adopté le christianisme, ils sont devenus chrétiens. Après la conquête musulmane, ils sont progressivement devenus arabes.

En d’autres termes, le même village était cananéen, est devenu israélite, est passé par toutes les étapes pour, à la fin, devenir arabe. De nos jours il est palestinien, à moins qu’il n’ait été rayé de la carte en 1948 pour être remplacé par une colonie israélienne. À travers tous ces évènements, la population n’a pas réellement changé. Beaucoup de noms de lieux n’ont pas changé non plus. Chaque nouveau conquérant a apporté avec lui un nouvel ensemble de croyances et de nouvelles élites, mais la population elle-même n’a pas beaucoup changé. Aucun conquérant n’avait intérêt à expulser les habitants qui lui fournissaient nourriture et ressources financières. De l’avis de Ben-Zvi, les Arabes palestiniens sont en réalité les descendants des anciens Israélites. Mais, lorsque le conflit israélo-palestinien s’est intensifié, cette théorie a été oubliée.

Récemment, quelques Palestiniens ont émis une théorie assez semblable. En adoptant la même logique historique, ils soutiennent que les Arabes palestiniens sont les descendants des anciens Cananéens et que par conséquent “ils étaient les premiers”, même avant les Enfants d’Israël des temps bibliques. C’est seulement la conquête sioniste qui, pour la première fois dans l’Histoire, a changé radicalement la composition de la population.

Les Cananéens et les anciens Israélites parlaient des dialectes différents de la même langue sémitique que l’on appelle aujourd’hui l’hébreu. Ensuite, l’araméen est devenu la langue du pays et plus tard cela a été l’arabe. La semaine dernière, une nouvelle recherche a été publiée, montrant que le dialecte vernaculaire syro-palestino-arabe comporte de nombreux mots qui proviennent de l’hébreu ou de l’araméen anciens et que l’on ne retrouve pas dans les dialectes des autres pays arabes. Il est clair qu’ils ont été assimilés il y a des siècles par le dialecte arabe originel. Ce sont pour la plupart des mots agricoles de tous les jours, et il est logique de considérer qu’ils ont été empruntés par la langue arabe à l’araméen qu’elle remplaçait.

POURQUOI EST-CE important ? En quoi cela concerne-t-il la querelle d’Acre ?

Il y a de nombreuses années, j’ai lu un livre intitulé “Histoire de la Syrie” de l’universitaire américano-arabe maintenant décédé, Philippe Hitti, un chrétien maronite du Liban. Selon la vision arabe de l’histoire, la Syrie (a-Sham en arabe classique) comprend la Syrie actuelle mais aussi le Liban, la Jordanie, Israël, la Cisjordanie et la Bande de Gaza actuels.

Le livre a produit sur moi une impression durable. Il raconte l’histoire de ce pays depuis les temps préhistoriques jusqu’à l’époque actuelle, dans toutes ses étapes, comme un récit ininterrompu qui incorpore les Cananéens et les Israélites, les Phéniciens et les Philistins, les Araméens et les Arabes, les Croisés et les Mamelouks, les Turcs et les Britanniques, les Musulmans, les Chrétiens et les Juifs. Ils appartiennent tous à l’histoire du pays, tous ont apporté leur contribution à sa culture, à sa langue et à son architecture, à ses palais et à ses forteresses, à ses synagogues et à ses églises, à ses mosquées et à ses cimetières.

Quiconque pense paix et réconciliation devrait s’imprégner de cette représentation.

QUELLE SORTE d’histoire est actuellement enseignée dans les écoles des deux peuples ? L’un comme l’autre ont une histoire opportuniste qui erre à travers le paysage.

L’histoire juive commence avec “Abraham notre Père” dans l’Irak actuel et avec l’exode depuis l’Égypte, la réception des Dix Commandements au Mont Sinaï dans l’Égypte actuelle, la conquête de Canaan, le roi David et les autres légendes de la Bible, qui sont enseignées comme de l’histoire réelle. Elle se poursuit dans le pays jusqu’à la destruction du Temple par Titus et la révolte de Bar Kokhba contre les Romains, lorsqu’il part en “exil”, se concentrant sur la suite des expulsions et des persécutions, et ne revenant au pays qu’avec les premiers colons sionistes.

Cette histoire n’ignore pas seulement tout ce qui s’est passé dans le pays avant l’époque israélite, mais aussi tout ce qui s’est produit pendant les 1747 années qui séparent le soulèvement de Bar Kokhba en 135 de notre ère et le début de la colonisation pré-sioniste en 1882. Un ancien élève du système d’éducation israélien ne connaît presque rien du pays au cours de ces époques.

Du côté arabe, les choses ne se présentent pas mieux. La présentation historique palestinienne-arabe commence dans la péninsule arabique avec l’avènement du Prophète Mohammed, signalant l’époque de Jahiliya (“ignorance”) antérieure et aborde la Palestine avec les conquérants musulmans. Ce qui s’est passé ici avant l’année 635 ne l’intéresse pas.

Les élèves de ces deux systèmes d’éducation – le juif-israélien et le palestinien-arabe – grandissent avec deux récits historiques totalement différents.

JE RÊVE DU JOUR où, dans chaque école de ce pays, en Israël et en Palestine, Juifs et Arabes, apprendront non seulement ces deux histoires mais aussi l’histoire complète du pays qui comprend toutes les périodes et toutes les cultures.

Ils apprendront par exemple que, lorsque les Croisés ont envahi le pays, les Musulmans et les Juifs se sont levés ensemble contre l’envahisseur cruel et ont été massacrés ensemble. Ils apprendront qu’à Haïfa, les juifs locaux dirigeaient la défense et étaient admirés pour leur héroïsme, jusqu’à ce qu’ils furent massacrés aux côtés des musulmans. Une telle identification à l’histoire du pays peut fournir une base solide à une réconciliation entre les peuples.

Il y a une douzaine d’années, inspiré par l’inoubliable Feisal al-Husseini, je rédigeai un manifeste sur Jérusalem pour Gush Shalom. Dans l’un de ses paragraphes on lisait : “Notre Jérusalem est une mosaïque de toutes les cultures, de toutes les religions et de toutes les périodes qui ont enrichi la ville, depuis la plus haute antiquité à ce jour - Cananéens, Jébuséens et Israélites, Juifs et Hellènes, Romains et Byzantins, chrétiens et musulmans, Arabes et Mamelouks, Ottomans et Britanniques, Palestiniens et Israéliens. Eux et tous les autres qui ont apporté leur contribution à la ville ont leur place dans le paysage spirituel et physique de Jérusalem.”

Dans cette liste, les Croisés ne figurent pas et il ne s’agit pas d’une erreur. Ils figuraient dans notre texte initial. Mais, lorsque j’ai demandé au célèbre écrivain arabo-israélien Emile Habbi de signer le premier, il s’écria : “Je ne signerai aucun document qui mentionne ces abominables meurtriers !”

Presque tout ce que l’on peut dire de Jérusalem est vrai aussi pour Acre. Son histoire aussi est ininterrompue depuis l’époque préhistorique jusqu’à aujourd’hui, et le général arabe Issa al Awam en fait partie au même titre que le Croisé anglais Richard Cœur de Lion et les combattants du Etzel qui forcèrent les murs de la prison.

15/08/2009

[Traduit de l’anglais « Whose Acre ? » pour l’AFPS : FL ]