mercredi 22 juillet 2009

BOYCOTT : QUI DISCRIMINE ?

Publié le 21-07-2009


Un article fort utile de Me Gilles Devers sur le jugement plus que contestable, rendu la semaine dernière par la Cour Européenne des Droits de l’Homme, à l’encontre de l’ancien maire de Seclin, qui avait appelé au boycott des produits israéliens en 2002. La question est de savoir qui "discrimine" dans cette affaire ? Serait-il licite de discriminer tout un peuple, de discriminer tous les citoyens d’un pays en fonction de leur religion, mais illicite de "discriminer" un Etat qui se conduit de la sorte ?

Israël : Boycott et activités illicites

Peut-on appeler au boycott des produits israéliens ? La Cour européenne des Droits de l’Homme (Willem c. France, 16 juillet 2009, n° 10883) vient de rendre un arrêt qui a de quoi freiner les ardeurs. Sauf que cet arrêt est d’une motivation discutable et qu’il se prononce dans un cas de figure bien précis : l’action d’un maire. Quoiqu’il en soit, il n’aborde pas la question principale, qui est l’illicéité des profits économiques à partir des territoires occupés.

1. Ce qu’a dit le maire

Le 3 octobre 2002, au cours de la réunion du conseil municipal de Seclin, le maire annonce son intention de boycotter les produits israéliens, et explique : « Le peuple israélien n’est pas en cause, c’est un homme, Sharon, qui est coupable d’atrocités, qui ne respecte aucune décision de l’ONU et continue à massacrer. »

Les réactions s’enflamment, et le maire diffuse quelques jours après, sur le site Internet de la commune, une lettre ouverte. Lisons avec attention, car c’est la matière du délit.

« L’annonce du boycott des produits israéliens que j’ai faite lors de la dernière réunion du conseil municipal, relayée par la presse locale, a suscité quelques réactions sur Internet. Y compris quelques réactions négatives, émanant de personnes qui se révèlent être des supporters inconditionnels d’Ariel Sharon, de sa politique et du génocide palestinien qu’il a entrepris.

« Je ne souhaite pas engager la polémique avec ces gens-là. Néanmoins, je tiens à réaffirmer que ma décision est avant tout une réaction contre les massacres et tueries quotidiennes commises contre les enfants, les femmes, les vieillards palestiniens ; elle traduit ma ferme opposition à la politique de destruction massive de maisons, d’équipements publics, y compris hôpitaux, commise par l’armée de l’Etat d’Israël ; elle exprime un soutien actif à ceux qui, nombreux en Israël, se battent pour la paix au Moyen-Orient, à ceux qui refusent de porter des armes dans les territoires occupés.

« Malgré les attentats perpétrés par les extrémistes palestiniens, contre lesquels Ariel Sharon se garde bien de réagir car ils sont l’alibi de sa politique sanglante, ce n’est pas Israël qui est menacé de disparition, mais bien l’Autorité palestinienne et le Peuple palestinien tout entier.

« C’est pourquoi mon soutien et ma solidarité vont aux victimes et non aux auteurs des massacres. Il y a une continuité dans cette logique de guerre menée par Sharon depuis les massacres de Sabra et Chatila au Liban, la provocation de l’Esplanade des Mosquées et les crimes de Jenine.

« C’est contre tout cela, pour le droit des Israéliens à vivre en paix, chez eux, pour le droit des Palestiniens à vivre libres dans leur pays, indépendant, qu’avec la Municipalité de Seclin, nous agissons.

« Le refus d’aider économiquement le pouvoir militaire de Sharon dans ses pratiques de répression, d’invasion et d’occupations militaires, se traduit donc par cette décision de boycott, au même titre que l’exposition et le débat organisés à Seclin sur la Palestine. »

2. Les poursuites Le ministère public décide de poursuivre le maire, pour « provocation à la discrimination » en vertu des articles 23 et 24 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, étant précisé – pas de doute sur ce point – que le Code pénal sanctionne le boycott sous l’angle de la discrimination, en son article 225-1. Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques ou morales « à raison de leur de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une nation déterminée. »

Se prononçant sur le plan de l’impact économique, la Cour de cassation (18 décembre 2007, no 06-82.245) applique strictement le texte : « Selon les articles 225-2, 2o, et 225-1 du code pénal, constitue une discrimination punissable le fait d’entraver l’exercice normal d’une activité économique quelconque en opérant une distinction entre les personnes, notamment en raison de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une nation déterminée ». Pour la chambre criminelle, « une discrimination en matière économique ne peut être justifiée par l’existence d’un boycott prohibé, que l’article 225-2, 2o a précisément pour but de sanctionner. » 3. La procédure

Le tribunal correctionnel de Lille avait relaxé le maire. Le Parquet a fait appel, sur demande du ministre, et la cour de Douai a prononcé une condamnation à 1 000€ d’amende.

Lisons l’arrêt de la Cour d’appel :

« Attendu que Jean-Claude Willem, en annonçant son intention de demander à ses services de ne plus acheter de produits en provenance de l’Etat d’Israël, a incité ceux-ci à tenir compte de l’origine des produits et par suite à entraver l’exercice normal de l’activité économique des producteurs israéliens ; que les propos qui lui sont reprochés ont été tenus devant le conseil municipal et en présence de journalistes et qu’en conséquence, ils l’ont été publiquement ;

« Attendu qu’il importe peu que les producteurs en question ne soient pas plus précisément déterminés ; que l’appel au boycott de produits ayant une certaine provenance constitue une entrave à l’exercice normal de l’activité économique des producteurs en raison de leur appartenance à une nation ; qu’il est constant qu’il a pris en considération la nation israélienne à l’appui de sa décision ; qu’en effet, il visait, selon ses explications la politique menée par le chef du gouvernement israélien et par voie de conséquence a demandé aux services municipaux de tenir compte de la nation que le chef du gouvernement représente ;

« Attendu que Jean-Claude Willem a manifesté par les propos qu’il a tenus une volonté discriminatoire et que le mobile qu’il a invoqué, protester contre la politique du premier ministre de l’Etat d’Israël, est sans incidence ; qu’en effet, le dol prévu par les articles 225-1 et 225-2 du Code pénal est caractérisé par la seule conscience de traiter différemment les producteurs israéliens. »

Le maire a formé un pourvoi, que la Cour de cassation a rejeté. Poursuite de la procédure devant la CEDH qui, inspirée par l’Orient, nous fait un grand soleil.

4. Que dit la CEDH ?

Le but, protéger les droits d’autrui, donc des producteurs israéliens, est légalement légitime. Je ne critique pas. La question est de savoir si limiter la liberté d’expression du maire, en le condamnant au pénal pour cette déclaration, était « nécessaire, dans une société démocratique », et donc strictement proportionnée, pour atteindre ce but. La Cour dit « oui », et je critique.

D’abord, tout pour la petite chérie de notre coeur, la liberté d’expression. C’est un maire qui a été condamné. Or, « précieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple ; il représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts. » Il faut donc lui laisser une certaine marge de manœuvre. Parfait.

La cour poursuit ses gammes : « Il est fondamental, dans une société démocratique, de défendre le libre jeu du débat politique, qui se trouve au cœur même de la notion de société démocratique. Aussi, si tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt général est tenu de ne pas dépasser certaines limites quant au respect – notamment – des droits d’autrui, « il lui est également permis de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation, c’est-à-dire d’être quelque peu immodéré dans ses propos. » Deuxième marge de manoeuvre laissée au maire. Parfait encore.

Oui mais voilà, nous dit la Cour, « le maire n’a pas été condamné pour ses opinions politiques mais pour une incitation à un acte discriminatoire. » Donc tout ce qu’elle a rappelé plus haut était de l’autojustification, genre belle conscience, avant le coup de gourdin.

« En sa qualité de maire, le requérant avait des devoirs et des responsabilités. Il se doit, notamment, de conserver une certaine neutralité et dispose d’un devoir de réserve dans ses actes lorsque ceux-ci engagent la collectivité territoriale qu’il représente dans son ensemble. A cet égard, un maire gère les fonds publics de la commune et ne doit pas inciter à les dépenser selon une logique discriminatoire. »

Et la Cour poursuit : « L’intention du maire était de dénoncer la politique du premier ministre de l’Etat d’Israël, mais la justification du boycott correspondait à une démarche discriminatoire et, de ce fait, condamnable. »

Résumons : ce ne sont pas les opinions politiques qui sont en cause, mais le fait d’avoir appelé les services municipaux au refus d’entretenir des relations commerciales avec des producteurs ressortissants de la nation israélienne. Et ça, c’est de l’affreuse discrimination.

Après ce merveilleux looping, la Cour tente de reprendre pied : « Ce faisant, par l’exposé d’une communication effectuée tant lors de la réunion du conseil municipal, sans donner lieu à débat ni vote, que sur le site Internet de la commune, le requérant ne peut soutenir avoir favorisé la libre discussion sur un sujet d’intérêt général. »

A ceci près que le débat était lancé et que toute la France en parlé… Qu’aurait-il fallu pour agrémenter notre Cour ? Un débat dans la salle des fêtes ? Un plateau télé ?

5. Quelle liberté politique pour un maire ?

Là vient, la question. Madame la Cour, notre maire, tu le prends comme le sujet libre d’un démocratie, ou le responsable administratif d’un service public, tenu par le devoir de neutralité ? Ton arrêt est atteint d’une contradiction fatale : le maire devrait être libre dans ses propos, et neutre dans ses actions ? Mais tu vas nous tuer la vie politique locale, et veux-tu nous faire avaler comme une potion amère la loi sur la liberté municipale de 1884 ? Si l’Association des Maires de France était vivante, elle aurait bondi.

Il n’existe pas de liberté sans limite, et ce même pour la liberté d’expression, nous sommes d’accord. Mais dans le jeu démocratique – ce qui est le but ultime de la CEDH – il existe des procédés autres que la sanction pénale pour marquer ces limites, et je relève trois points qui établissent que la condamnation pénale n’était pas nécessaire.

- Le maire, homme politique, doit disposer d’une marge de manœuvre supplémentaire s’agissant de la liberté d’expression, mais il, acteur public, il engage la collectivité par des actes administratifs, susceptibles de recours, et annulables s’ils sont illégaux. Sanctionner la liberté d’expression au pénal, quand il s’agit seulement d’annoncer un choix politique, et alors que les mesures d’application pourraient être attaquées en justice, est disproportionné.

- Le but véritable du maire n’est pas que les enfants des écoles ne boivent plus de jus de fruit en provenance d’Israël. Il est de dénoncer la culture de l’impunité, d’encourager à l’esprit de résistance, qui est irréductiblement associé à l’histoire de la France. L’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 définit la « résistance à l’oppression » comme une droit naturel et imprescriptible. Dès lors poser un interdit pénal sur une simple revendication d’illégalité, dont les effets auraient été symboliques, ne respecte pas le but qu’est l’idéal démocratique

- Si l’homme politique dispose d’une liberté d’expression accrue, il en connaît un contrecoup spécifique, qui est la responsabilité politique, laquelle s’exprime notamment lors des élections futures. C’est cette responsabilité là qui est justification une liberté d’expression accrue. Il existe mille moyens de sanctionner les abus d’un maire.

Le juge Jungwiert, dans son opinion dissidente, ne dit pas autre chose : « Compte tenu des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale de ses propos, l’expression d’une opinion ou d’une position politique d’un élu sur une question d’actualité internationale. »

« La question la plus importante qui se posait à la Cour était celle de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique. En vérité, il existe une certaine lacune dans la motivation de l’arrêt : la majorité reconnaît bien qu’il faut examiner cette question, mais l’argumentation pertinente justifiant le caractère « nécessaire » n’apparaît pas dans l’arrêt. »

J’espère vivement que, sanctionné par un arrêt aussi filandreux, notre maire fera appel devant la Grande Chambre.

6. Le débat rebondit avec l’activité illicite… Le débat va se poursuivre, sur ce terrain, à savoir le boycott comme une généralité. Or, tout change lorsqu’il est abordé sous l’angle de l’activité des entreprises installées dans les territoires occupés.

Lisons l’article 55 de la 4° Convention de La Haye concernant les lois et coutumes de la guerre : « L’Etat occupant ne se considèrera que comme administrateur et usufruitier des édifices publics, immeubles, forêts et exploitations agricoles appartenant à l’Etat ennemi et se trouvant dans le pays occupé. Il devra sauvegarder le fond de ces propriétés et les administrer conformément aux règles de l’usufruit ». Et je rappelle la résolution 446 du 22 mars 1979 du Conseil de Sécurité : « La politique et les pratiques israéliennes consistant à établir des colonies de peuplement dans les territoires palestiniens et autres territoires arabes occupés depuis 1967 n’ont aucune validité en droit et font gravement obstacle à l’instauration d’une paix générale, juste et durable au Moyen-Orient. »

Là, il ne s’agit pas d’organiser des mesures discriminatoires, mais d’appliquer les bases du droit de la guerre, quant aux obligations de l’occupant.

Le but ? Impossible de poursuivre des objectifs illégaux, tels la construction du tramway qui détruirait l’avenir de Jérusalem-Est ou des ventes d’armes qui seraient utilisées en violation du droit international. Veolia et Alsthom ont du renoncer au marché sur le tramway, et d’importantes commandes britanniques d’armes viennent d’être annulées.

Les conditions de réalisation ? C’est toute la question des implantations industrielles dans les territoires occupées. La puissance occupante ne peut tirer profit depuis les terres placées sous son contrôle. Un marché conclu entre une entreprise relevant de l’un des 47 pays du Conseil de l’Europe avec une entreprise dont l’un des ateliers est installé dans les territoires occupés peut être attaqué en nullité, pour violation des conventions de Genève. Et là, la CEDH ne pourrait qu’encourager des Maires qui oeuvrent pour une meilleure application du droit.

Gilles Devers, avocat

http://lesactualitesdudroit.20minutes-blogs.fr/