mercredi 4 mai 2011

Jamais, ils ne pourront me faire taire !

mercredi 4 mai 2011 - 01h:18
Nai Barghouti
Mondoweiss
Je suis une fille. Je suis une musicienne. Je suis une étudiante. J’ai une famille qui m’aime. Soit. Mais je suis une Palestinienne, et en ce moment, c’est ce qui est le plus important pour moi, plus que tout le reste.
«  Ferme-là ! », aboya un soldat israélien, énorme, effrayant, comme un bulldog enragé, à chaque fois que je résistais à ses ordres. Quoique cette comparaison ne soit même pas exacte : un bulldog, malgré ses airs impressionnants, peut en réalité être au fond extrêmement gentil et affectueux. Alors que ce soldat était tout sauf cela ! Aussi, peut-être vaut-il mieux le décrire autrement, disons, criminel. Lui et une douzaine d’autres soldats avaient défoncé la fenêtre de l’appartement de ma tante en plein milieu de la nuit de jeudi dernier, et nous prenaient en otage, ma tante Suha, ma cousine Hanin de 22 ans, ma vieille grand-mère de 69 ans, et moi.
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L’occupant, sur le point de pénétrer dans une maison palestinienne.
(AP/M. Muheisen)
Cette nuit de terreur - et de défi - est inoubliable. Elle m’a rappelé une précédente invasion, quand des soldats israéliens étaient venus occuper notre appartement et qu’ils avaient tenté de nous en expulser. J’avais cinq ans à l’époque. Je m’étais sentie impuissante, terrifiée, avec une envie de vomir, et mes genoux s’entrechoquaient. J’avais demandé à ma mère ce que je devais faire pour arrêter cela, mon père étant occupé à faire face aux soldats : « Nous vivant, leur disait-il, vous ne prendrez pas notre maison ! ». « Nous n’avons pas d’armes, nous n’avons que notre droit et notre dignité ». Il ne cessait de répéter cela, sans arrêt, aussi ça m’est resté à l’esprit. J’avais si peur qu’ils lui fassent du mal que mes genoux n’arrêtaient pas de s’entrechoquer. Maman m’a suggéré alors de me rapprocher de l’un des soldats et de le regarder droit dans les yeux. J’avais d’abord hésité, me disant qu’elle avait perdu la tête ; le fusil de ce type-là était bel et bien plus grand que moi. Et puis, finalement, je l’avais fait. Et à ma surprise, aussitôt, il avait baissé les yeux, évitant de me regarder dans les yeux. Triomphante, j’avais dit, « Oui ! », et mes genoux s’étaient arrêtés de s’entrechoquer. J’avais appris ce que voulait vraiment dire le mot, défier - tahaddi, en arabe.
Mercredi dernier, je passais la nuit chez ma tante Suha. Je m’étais réveillée un peu après une heure du matin, en entendant la voix de Hanin qui m’appelait à pleins poumons depuis le couloir. Elle me prévenait que des soldats pouvaient faire irruption dans sa chambre, où je dormais. Elle ne voulait pas me voir aux prises avec un soldat, avec son grand fusil, alors que j’ouvrais à peine les yeux. Plus tard, elle me racontera comment dans une situation semblable elle avait été profondément traumatisée alors qu’ils étaient venus arrêter son père, la première fois, c’était en 1992, elle n’avait que trois ans à l’époque. Avec le temps, elle a tout oublié de cette nuit horrible, sauf les détails du visage de ce soldat israélien qui continuaient de la hanter.
Ils nous gardaient toutes les quatre dans le salon, avec plusieurs soldats à nous surveiller. Ils recherchaient le père d’Hanin, Ahmad Qatamesh, un spécialiste des sciences politiques, auteur de nombreux livres, qui est une personne aimable et amène. Il a écrit sur ce qu’il a vécu durant ses presque six années de prison, en « détention administrative » (sans chefs d’accusation ni jugement), sur ce qu’il pensait de la guerre, de l’Autorité palestinienne, des révolutions arabes, du socialisme, et de beaucoup d’autres choses, comme Hanin me l’a dit. Vous ne pouvez pas arrêter quelqu’un parce qu’il ou elle a dit la vérité, ou écrit ce qu’il ou elle pensait. Une opinion n’est jamais erronée quand vous ne l’imposez pas aux autres. A mon avis, tout le monde est libre de penser, d’écrire, et de s’opposer à l’injustice.
J’ai demandé au soldat de fermer la porte, car c’était terriblement bruyant à l’étage. Les soldats avaient défoncé la porte des voisins, alors que Suha leur avait dit qu’ils étaient partis aux États-Unis. « Va la fermer toi-même » m’a-t-il répondu. Pour être honnête, j’étais bien trop nerveuse pour y aller. Je me suis enfoncée dans le creux du divan jaunâtre sur lequel j’étais assise, essayant de ne pas montrer que j’étais secouée. J’ai senti ma peau prendre la couleur du canapé. « Vous êtes entrés illégalement chez des gens », lui ai-je répliqué. « Ferme ta... » qu’il m’a hurlé à nouveau d’une voix tonitruante. Je l’ai fermée, mais je me suis sentie vraiment mal une fois qu’il a réussi à me faire taire. D’abord, je me suis trouvée des excuses à mon attitude : ils étaient grands et armés, et nous n’étions que nous quatre. Ils pouvaient nous faire du mal si nous nous rebellions. Je ne pouvais pas parler. Ma bouche était paralysée, mes lèvres tremblantes ne pouvaient produire le moindre son. Alors finalement, j’ai appris là comment dominer ma peur.
Le souvenir de ma précédente rencontre avec les soldats dans notre appartement m’est revenu, et je me suis sentie ragaillardie. J’ai décidé alors de ne pas la fermer, quoi qu’il arrive. Le fait de se soumettre n’a jamais rendu les soldats israéliens moins impitoyables, c’est ce que je me suis dit.
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Suha Barghouti et Ahmad Qatamesh
Ils nous gardaient en otage jusqu’à ce qu’ils trouvent Ahmad, avions-nous compris. Hanin s’est servie de l’excuse de devoir aller dans la salle de bains pour alerter son père qui se trouvait chez son frère ce soir-là. Quand elle est revenue dans notre « prison », le salon, le téléphone de la maison s’est mis à sonner. Le commandant israélien a sursauté et pris le téléphone ; C’était Ahmad ! Hanin était en colère parce qu’il appelait, alors qu’elle espérait qu’il éviterait d’une façon ou d’une autre l’arrestation. L’idée de le perdre encore une fois l’horrifiait. Mais Ahmad voyait les choses autrement, Suha nous l’a expliqué plus tard. Le commandant israélien l’avait menacé en disant : « Si vous ne vous livrez pas, nous mettrons la pagaille dans la maison et nous détruirons les meubles ». Ahmad, en colère, répondait en criant suffisamment fort pour que nous puissions comprendre vaguement certaines de ses phrases : « Vous êtes une force d’occupation qui s’est introduite illégalement chez nous... Vous êtes des lâches, laissez ma famille tranquille. Si vous me voulez, alors venez m’arrêter chez mon frère. Vous savez où me trouver. » Ahmad voulait nous protéger toutes, c’était clair, et il ne ressentait pas le besoin de s’échapper alors qu’il n’avait rien à cacher.
Tout au long, le commandant et certains des soldats nous ont traitées comme si nous étions des animaux de leur ferme - leur ferme ! Avec leurs ordres arrogants, leurs regards vicieux, leurs gestes agressifs, leur fond raciste et haineux qui, chez eux, a englouti complètement tout sens d’humanité, si tant est qu’ils n’en aient jamais eu un.
Nous quatre avions décidé de ne pas leur montrer notre peur. Ne vous méprenez pas, nous avions peur de mourir, chacune d’entre nous, mais nous le cachions. Après un certain temps, nous avons remarqué combien beaucoup d’entre eux étaient craintifs et nerveux. Quand, par exemple, je me suis levée pour attacher mon pantalon, deux soldats ont tout de suite pointé leurs armes sur moi. Je leur ai dit, «  Couards ! ». Ce n’était pas ce qu’il fallait avec eux. Nous avons décidé alors de lancer une conversation avec un autre, en ignorant la présence même des soldats. Nous avons parlé, ri et parlé encore à hautes voix. Ils ont dû penser que parce que nous étions des femmes, et des femmes palestiniennes (bien que, théoriquement, je sois toujours une enfant), nous criions, nous pleurions, et nous demandions grâce. Bon sang, ils avaient tout faux ! Nous étions en train de développer une nouvelle forme de résistance non violente : le TLI ! (Talk [discuter], Laugh [rire], et Ignore [on verra bien]).
J’ai pensé qu’un peu de musique nous aiderait à nous détendre. Ils avaient confisqué tous nos téléphones portables, mais j’avais soigneusement dissimulé le mien pour le bon moment. J’ai mis, Li Beirut, une chanson de la diva libanaise, Fairouz. Des paroles lyriques, mises sur une musique espagnole romantique, parlant de Beyrouth, de sa beauté et de sa résistance contre sa destruction par l’armée israélienne. Ils haïssent notre humanité et ne peuvent supporter rien de beau chez nous, aussi ils essaient de la détruire. Bien des femmes et des enfants innocents ont été assassinés par eux, à Beyrouth, comme à Gaza. Ils se sont violemment emparés de mon téléphone et ont coupé la musique.
Nous avons commencé alors à leur poser des questions, non-stop. « Nous espérons que vous ne volerez pas nos objets de valeur dans les pièces ? » « Nous ne prenons jamais ce qui n’est pas à nous » a crié l’un d’eux, indigné. Hanin de répliquer, « En plus de nous voler notre terre, chaque jour, vous avez volé des objets précieux dans des maisons palestiniennes durant les invasions précédentes ! ». Leur chef revient, leur donne de nouveaux ordres. Je n’ai pas résisté à dire : « Vous me rappelez tellement les moutons. Il est votre berger, et vous tous, vous êtes là à le suivre aveuglément ». L’un a pointé sur moi son fusil M16, et m’a dit : «  Ferme ta... ! ». Alors je lui ai répondu : « Si vous haïssez autant la vérité, pourquoi ne refusez-vous pas de lui obéir ? Pourquoi persistez-vous à nous terroriser ? ». Et lui de répéter son insulte préférée, et de se rapprocher, avec son fusil pointé sur mon visage. Suha a bondi et lui a crié : « Elle n’a que 14 ans, reste-t-il quelque chose d’humain en vous ? ».
Je bouillais de colère, mais je n’ai pas voulu leur donner le plaisir de me voir pleurer. Ils ne faisaient pas que m’humilier, ils s’efforçaient de faire de moi une victime silencieuse. Je ne voulais pas me taire. Et je ne voulais pas être soumise, en aucune manière. J’en avais assez. Je les voulais dehors, tout de suite. J’étais très fatiguée et j’avais envie de dormir. Mais je persistais à vouloir leur montrer de quoi une jeune Palestinienne est faite ! Les images de Tunisie et d’Égypte m’ont rempli la tête, et je me suis sentie pleine de fierté.
Ce qui m’embêtait le plus, c’est qu’ils avaient utilisé mon téléphone portable pour appeler Ahmad alors qu’ils essayaient de trouver la maison de son frère pour l’arrêter. J’aurais voulu ne pas avoir mon portable sur moi. J’étais épuisée. J’aurais voulu pouvoir disparaître et ne revenir qu’une fois qu’ils seraient partis. Ils se sont séparés ; certains sont restés dans la maison en nous gardant comme otages, pendant que les autres sont partis arrêter Ahmad. Nous étions terriblement inquiètes pour lui. Ce n’est que lorsque leur mission a été accomplie qu’ils nous ont laissées. Avant de partir, le dernier a regardé Hanin, qui était sur le point de s’effondrer, et l’a asticotée : « Nous avons pris ton père. Je vais prendre soin de de lui ! ». Alors elle s’est écriée : «  Criminels ! Il prendra soin de lui lui-même ». Nous attendions anxieusement qu’ils nous laissent, pour être libres, mais aussi pour pouvoir enfin exprimer librement nos émotions. Hanin et moi avons laissé échapper un cri du cœur - un mélange de peur, de profonde inquiétude pour Ahmad, et même d’une colère encore plus profonde.
Quand finalement ils sont partis, nous étions là simplement à essayer de comprendre ce qui s’était passé. Pendant une minute, nous avons pensé que nous étions en train de vivre un cauchemar sans fin. Nous ne pourrons nous rappeler chacun des détails de ce qui s’est passé que beaucoup plus tard. C’était comme si nous étions là, mais en même temps, comme si nous n’y étions pas. C’est ce que peut vous faire une insomnie mêlée d’une horreur intense, j’imagine.
Une fois calmée, je me suis sentie coupable de la façon dont à un moment de la confrontation, j’avais espéré disparaître et ne revenir qu’une fois eux partis. Comment ai-je pu vouloir m’échapper de cette façon ? M’échapper sans remettre en cause leur occupation et leur racisme ? Abandonner mon rêve d’une Palestine libre ? Fuir au loin comme si je ne me souciais pas des autres ? A quoi est-ce que je pensais donc ? Je ne pouvais pas être moi-même. Je suis une fille. Je suis une musicienne. Je suis une étudiante. J’ai une famille qui m’aime. Soit. Mais je suis une Palestinienne, et en ce moment, c’est ce qui est le plus important pour moi, plus que tout le reste. Etre palestinienne est dans mes racines.
Ils peuvent me tuer, ils peuvent voler ma terre, et ils le font déjà, continuellement. Ils peuvent arracher nos oliviers, comme ils le font souvent ! Ils peuvent emporter tout, mais jamais ils n’auront notre identité, notre dignité, ni notre espoir d’être libres.
Jamais, ils ne pourront me faire taire.
Nai Barghouti a 14 ans, elle est élève en neuvième année, flûtiste et compositrice. Elle vit à Ramallah, en Palestine occupée. Elle raconte son expérience quand elle a été prise en otage lors d’un raid récent de l’armée israélienne.
Écoutez-la chanter la Palestine :
2 mai 2011 - Mondoweiss - traduction : JPP