vendredi 13 août 2010

Marchandage libyen sur un Israélien

publié le jeudi 12 août 2010
Serge Dumont

 
Détenu cinq mois par Tripoli, le photographe Raphaël Hadad, que Tripoli prenait pour un agent du Mossad, a été libéré hier au terme de rocambolesques négociations.
Jusqu’à hier matin, personne ni en Israël ni ailleurs n’avait jamais entendu parler de Raphaël Hadad, 34 ans, un obscur poète, photographe et guide touristique partageant son temps entre Jérusalem et Tunis. Mais tout a changé depuis que la censure israélienne a autorisé les médias de l’Etat hébreu à révéler que Hadad avait été détenu depuis cinq mois par le Moukhabarat, les services de renseignements du colonel Kadhafi. Et qu’il venait d’être libéré au terme de négociations secrètes impliquant rien moins que le Mossad, la DGSE et les services secrets italiens, ainsi que l’homme d’affaires autrichien Martin Schlaff, dont les liens avec l’homme fort de Tripoli sont connus.
Certes, Jérusalem et Tripoli n’ont pas négocié directement. Mais c’est bien la première fois que les deux pays - toujours officiellement en état de guerre - entament des pourparlers.
Inconscient.
Tout a commencé en mars lorsque Hadad fut mandaté par l’association israélienne Or Shalom (organisation regroupant les Juifs ayant fui la Libye) pour photographier les vestiges architecturaux laissés par la communauté juive libyenne. Le photographe a pu entrer en Libye grâce à son passeport tunisien, et sa mission était connue des autorités de la Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste (c’est le nom officiel), puisqu’il était accompagné par un policier.
Or, le 19 mars, au quatrième jour de ses repérages, l’Israélo-Tunisien a subitement cessé de donner de ses nouvelles alors qu’il s’était engagé à contacter régulièrement ses mandants.
En raison de la chape de silence imposée sur cette affaire par les services de sécurité israéliens, la presse de l’Etat hébreu s’est contentée de lui consacrer quelques entrefilets sans substance. A contrario, plusieurs sites d’informations en arabe ont prétendu qu’un « espion israélien » venait d’être « démasqué par Al-Qaeda » et que son sort était lié à celui des otages français disparus en Afrique du nord. En réalité, Hadad était détenu au secret par les Moukhabarat libyens, qui l’ont longuement interrogé en pensant tenir un agent du Mossad. Lorsqu’ils ont compris que leur prisonnier était un inconscient doublé d’un excentrique, ils ont quelque peu allégé ses conditions de détentions. En tout cas, ils l’ont autorisé à téléphoner à des membres de sa famille vivant en Tunisie afin de les informer de la situation.
Dès la disparition de son ressortissant, Israël a tenté d’obtenir de ses nouvelles par l’intermédiaire d’hommes d’affaires juifs italiens d’origine libyenne. Le président tunisien Ben Ali et le secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, ont également été sollicités. Sans résultat. Quant au directeur général du Mossad, Meïr Dagan, il est intervenu auprès de la DGSE ainsi que des services italiens. Objectif ? Faire passer aux Libyens un message expliquant que Hadad n’est pas un agent secret, mais un « original ».
Ces contacts ont permis de confirmer que la vie du poète-photographe n’était plus en danger. Mais de là à espérer une libération rapide… C’est alors que Martin Schlaff, 57 ans, entre en scène. Lié au régime est-allemand durant la guerre froide, ami personnel de Vladimir Poutine, ce milliardaire aux cheveux poivre et sel possède l’un des carnets d’adresses les mieux fournis au monde. Parmi ses contacts, de nombreux dirigeants arabes et africains, mais également Seif el-Islam et son père, Muammar al-Kadhafi. Une aubaine pour le ministre israélien des Affaires étrangères, Avigdor Lieberman - un autre de ses vieux amis -, qui lui a demandé d’entrer dans le jeu des négociations secrètes entre Jérusalem et Tripoli. A l’époque, la Fondation Kadhafi venait d’affréter l’Almathea, un navire chargé de 2 000 tonnes de produits de première nécessité destinés à la population de Gaza. Or Ehud Barak, le ministre de la Défense de l’Etat hébreu, n’était pas informé des pourparlers secrets en cours et menaçait d’ordonner l’arraisonnement du navire. Le succès de Schlaff n’était donc pas assuré.
Faucons
Que s’est-il passé en coulisses ? A en croire l’entourage de Lieberman, le fils de Kadhafi voulait un succès d’image. Il a donc proposé d’échanger la libération de Hadad contre l’autorisation accordée à l’Almathea de faire escale dans le port de Gaza City devant l’objectif des caméras. Mais le marché était inacceptable pour les dirigeants d’Israël. Surtout pour les faucons du gouvernement, dont Lieberman est le chef de file.
En fin de compte, par l’intermédiaire de Schlaff, Tripoli a accepté que sa cargaison humanitaire pénètre dans la bande de Gaza par voie terrestre. Quant aux Israéliens, ils ont autorisé la Fondation Kadhafi à financer la remise en état de quelques immeubles touchés durant l’opération Plomb durci (l’invasion de la bande de Gaza de janvier 2009), ainsi que la construction de vingt maisons préfabriquées destinées à des familles palestiniennes. Le 14 juillet, l’Almathéa a effectivement accosté dans le port égyptien d’El-Arish, où sa cargaison a été déchargée deux jours plus tard. Après une semaine, elle a été acheminée en camion vers l’enclave palestinienne. Quant à Hadad, il a été relâché dimanche et s’est envolé pour Vienne à bord de l’avion privé de Schlaff. Il est rentré hier en Israël, où il risque cependant d’être condamné à plusieurs années de prison pour « s’être rendu en territoire ennemi sans autorisation ».