mercredi 19 mai 2010

La bataille de Jérusalem

publié le mardi 18 mai 2010
Maxime Perez
 
Afin d’empêcher toute division future, des organisations de colons juifs se sont engagées dans une lutte sans merci pour le contrôle des quartiers arabes de la Ville sainte. Silwan et Cheikh Jarrah cristallisent tous les enjeux.
L’air remonté, un Palestinien jaillit brusquement sur son perron et interpelle un groupe de touristes  : « N’écoutez pas ses salades, c’est un menteur  ! » Le guide, interrompu en pleine explication, ne se démonte pas. « Je dis la vérité, c’est ça qui te dérange », réplique-t-il, en arrangeant la kippa qu’il porte sur la tête. La discussion entre les deux hommes s’emballe, le ton monte, quand soudain une violente explosion retentit au loin. Du nuage de fumée qui s’élève au croisement de deux ruelles, une dizaine de silhouettes surgissent. « Jets de ­pierres sur un véhicule israélien », alerte la voix grésillante d’un talkie-walkie. La police est intervenue en tirant une grenade assourdissante en direction des assaillants, des jeunes. Si le calme revient aussitôt, le groupe de touristes n’est pas rassuré et choisit de ne pas s’attarder.
Scène de vie ordinaire à Silwan, où l’atmosphère délétère tranche littéralement avec l’apparente quiétude de ce village jalonnant les flancs d’une vallée chargée d’histoire. Situé face aux murailles de la vieille ville et de la porte des Immondices, Silwan est l’un des épicentres de la nouvelle bataille de Jérusalem. Ce quartier, majoritairement peuplé d’Arabes, est un foyer de tensions multiples entre ses habitants et les autorités israéliennes. Depuis une vingtaine d’années, diverses organisations religieuses y opèrent activement afin de renforcer la présence juive. Leur motif  : Silwan se situe sur l’ancienne Cité du roi David, précisément là où fut bâtie la capitale de son royaume, il y a près de trois mille ans.
Mainmise progressive
À l’entrée de Silwan se trouve un parc abritant les ruines de l’ancienne cité biblique, Ir David. « Bienvenue à l’endroit où tout a commencé », mentionne la brochure mise à la disposition des visiteurs. Chaque semaine, des milliers d’écoliers israéliens et de tou­ristes affluent sur ce site pour explorer le puits de Warren, le tunnel d’Ézéchias ou encore la piscine de Siloé. Ces vestiges de l’Antiquité servent avant tout d’outils de revendication politique. Ainsi, le circuit proposé se conclut par la projection d’un film glorifiant la renaissance de la vie juive à Jérusalem. À l’inverse, toute référence à une culture arabe est soigneusement omise, comme le Dôme du Rocher, qui n’apparaît pas dans l’animation en 3D.
Cet oubli ne doit rien au hasard. Ir David est géré par Elad, une association de colons qui s’est implantée à Silwan au début des années 1990. Après s’être vu confier la responsabilité du parc archéologique, cette organisation s’est progressivement emparée de maisons arabes en utilisant la loi controversée sur la propriété des absents, qui autorise la saisie de biens abandonnés par les réfugiés palestiniens en 1948, au moment de la création de l’État hébreu. « La moitié du quartier est entre les mains d’Elad. Leur stratégie est claire  : ils cherchent à rendre impossible tout partage de Jérusalem », estime Orly, de l’ONG israélienne Ir Amim, « la ville des peuples ».
Cette mainmise s’accompagne de fouilles archéologiques souterraines, dont l’une vise à l’aménagement d’un tunnel qui doit relier le quartier au Mur des lamentations, distant d’à peine 500 mètres. Effectués en catimini, ces travaux menacent d’effondrement plusieurs maisons palestiniennes. « Un jour, on a découvert d’importantes fissures sur la route principale du village et sur des bâtiments, raconte Jawad Siam, qui dirige le centre d’information de Silwan. Personne n’a daigné nous prévenir. C’est à ce moment-là que notre lutte a pris de l’ampleur. » Pétitions, tente de protestation et recours devant la justice ont fini par donner raison aux habitants. Les fouilles ont été interrompues il y a deux ans, sur ordre de la Cour suprême.
Radicalisation des jeunes
Une bataille de gagnée, mais pas la guerre. L’enjeu s’est désormais déplacé à Al-Bustan, au creux de la vallée de Kidron. En 2005, la municipalité de Jérusalem a annoncé vouloir restaurer le « jardin du roi », jadis lieu d’inspiration pour David, qui y aurait écrit ses psaumes. Approuvé par Nir Barkat, le maire de la ville, ce plan doit entraîner la démolition de 89 habitations palestiniennes, toutes déclarées illégales. Les 1 500 personnes menacées d’expulsion auraient reçu l’assurance des autorités d’être relogées à Beit Hanina, à mi-­chemin entre Jérusalem et Ramallah.
« On nous a déjà envoyé un ordre d’évacuation », déclare Fakhri Abou Diab, qui dirige le comité de résistance du quartier. Ce père de cinq enfants est pourtant résolu à ne pas quitter sa terre. « On attend les bulldozers depuis le 21 mars. Mais, pour moi, pas question de bouger. Je préfère me faire ensevelir vivant sous les décombres. » En désignant un groupe d’adolescents palestiniens assis à quelques mètres de lui, il ajoute  : « Je le vois bien, les ­jeunes se radicalisent. Si on détruit leur maison, ils se vengeront. Il y aura une nouvelle Intifada. » Les résidents ­d’Al-Bustan prétendent que la plupart des habitations existaient bien avant 1948. « La mienne date de 1870, s’offusque Hassan, 65 ans. Ce sont les Ottomans qui l’ont construite, et, à l’époque, il n’y avait pas un Juif ici. »
Daniel Loria n’est pas de cet avis. « Jetez un coup d’œil, où voyez-vous une maison  ? » demande-t-il en brandissant une photo aérienne prise en 1951 et sur laquelle une immense tache noire apparaît à l’emplacement d’Al-Bustan. Loria est l’un des dirigeants d’Ateret ­Cohanim, un groupe qui s’est donné pour mission d’installer le plus de familles juives possible dans la partie orientale de Jérusalem. À Silwan, cette organisation est passée maître dans l’expropriation de maisons palestiniennes. « Les investissements viennent de particuliers. Nous, on sert juste d’intermédiaires entre des Juifs qui veulent acheter et des Arabes qui veulent vendre », se défend Daniel Loria. En réalité, cette pratique n’est pas toujours légale. Ces dernières années, combinant harcèlement juridique, falsification de documents et utilisation d’hommes de paille pour faciliter des transactions immobilières, Ateret ­Cohanim a pris possession de dizaines d’habitations en plein cœur de Silwan.
Beit Yonatan incarne certainement à lui seul toute la complexité de cette entreprise. Recouvert d’une immense bannière bleu et blanc – les couleurs d’Israël –, ce bâtiment de cinq étages a été construit sur les hauteurs du village par Mohamed Maraji, un Palestinien qui travaillait il y a dix ans pour Ateret ­Cohanim. Moyennant finance, il a favorisé l’arrivée de colons, ce qui lui vaut d’être aujourd’hui menacé de mort. Mais Beit Yonatan a été bâti sans permis. En février 2007, la Cour suprême a ordonné l’évacuation immédiate de cet immeuble. Mais, depuis trois ans, la mairie de Jérusalem refuse de se plier à cette injonction, estimant que deux cents autres maisons illégales devaient au préalable subir le même sort.
En attendant, Beit Yonatan adopte des ­allures de forteresse assiégée. « Chaque jour, on nous attaque avec des pierres et des cocktails Molotov, affirme Nava, une Israélienne qui a emménagé dans le bâtiment il y a deux ans. On n’a pas le droit de sortir sans escorte. Parfois, on attend de longues heures avant d’avoir une autorisation. » La sécurité de l’immeuble est assurée par une société employée par le ministère du Logement. Lourdement armés, les gardes offrent une présence dissuasive. Au grand dam des Palestiniens de Silwan.
Nouvelle ligne de front
À Cheikh Jarrah, un autre quartier arabe de Jérusalem-Est, la présence de colons juifs est tout aussi ostentatoire. Comme pour marquer le territoire, un drapeau israélien flotte sur chacune des maisons en leur possession, tandis que des caméras de surveillance et des grillages électroniques sont là pour signaler toute intrusion hostile. De temps à autre, lorsqu’une voiture s’arrête pour déposer femmes et enfants, quelques insultes fusent pour rappeler que ces nouveaux résidents ne sont pas ici chez eux.
Ces derniers mois, la situation s’est brutalement détériorée après l’expulsion manu militari, en août 2009, de deux familles arabes. « Les forces de police sont arrivées à 5 heures du matin, témoigne Nadia Hanoun, la quarantaine, qui s’est retrouvée dans la rue en quelques minutes. On s’est barricadés à l’intérieur de notre maison. Du coup, ils ont brisé la porte et nous ont sortis un par un, poursuit-elle. Au bout d’une heure, des colons sont arrivés et se sont installés dans notre maison. On a dormi pendant deux semaines dehors, ma fille est traumatisée. »
Situé à quelques encablures du mont Scopus, Cheikh Jarrah est l’ultime point de friction entre Israéliens et Palestiniens. La plupart des maisons ont été construites en 1953 par les Jordaniens, qui contrôlaient à l’époque le quartier, pour abriter des réfugiés palestiniens de la guerre de 1948. Mais, depuis les années 1970, une association séfa­rade y revendique un droit de propriété, arguant qu’une importante communauté juive y était établie à la fin du XIXe siècle.
« Ça fait vingt ans qu’on essaie de prouver que les documents des colons n’ont aucune validité, explique Hatem Abou Ahmad, l’avocat de plusieurs familles palestiniennes du quartier. Le problème, c’est que les Jordaniens ne nous ont jamais donné de titres de propriété, alors qu’ils s’étaient engagés à le faire. » En 2008, un tribunal israélien a donné raison aux colons, réduisant de facto les Palestiniens à de simples locataires. Vingt-huit maisons sont désormais menacées de destruction, même si, dans certains cas, une bataille juridique est toujours engagée auprès de la Cour suprême.
Une situation irréversible  ?
Sans ressources, plusieurs familles palestiniennes expulsées ont installé un camp de fortune à même le trottoir, face aux habitations qu’elles ont été contraintes de quitter. D’autres, en passe de l’être, ont déjà entassé leurs affaires dans des cartons et attendent. « Normalement, les familles disposent de trois mois pour se préparer, précise Rana, une psychologue qui vient en aide aux habitants du quartier. Mais les colons peuvent débarquer quand bon leur semble et sous protection de la police. Ils n’ont de considération pour personne. »
« À Cheikh Jarrah, on a atteint un seuil critique », affirme Angela, membre du Comité israélien contre les démolitions de maisons (Icahd). Depuis plusieurs années, elle consacre la plupart de son temps à alerter l’opinion et les hautes instances internationales sur la situation à Jérusalem-Est.
« J’ai pris la parole devant des dizaines de commissions de l’ONU et j’emmène régulièrement des députés européens sur le terrain afin de les sensibiliser », raconte Angela. Cette infatigable militante ne lâche jamais son téléphone. En contact régulier avec les Palestiniens de Cheikh Jarrah, elle se tient prête à accourir sur les lieux à la moindre rumeur d’évacuation.
Comme Angela, des centaines d’Israéliens manifestent chaque vendredi à Cheikh Jarrah, appuyés par des paci­fistes internationaux et des députés de la Knesset, arabes ou de gauche. Souvent, la protestation dégénère en affrontement avec les forces de ­l’ordre ou avec des militants de droite. Plusieurs intellectuels israéliens font également entendre leur voix  : « Au lieu d’y bâtir un havre de coexistence, notre gouvernement permet aux colons de faire passer ce quartier pour un nouveau symbole d’agressivité et d’injustice israéliennes, s’indigne l’historien Zeev Sternhell. Une fois de plus, cela va accentuer la délégitimation d’Israël. »
Ce sursaut est assurément tardif. À Silwan, Cheikh Jarrah, Ras al-Amoud et Abou Tor, les organisations de colons ont acheté ou repris aux Palestiniens des centaines d’habitations et planifient autant de projets immobiliers. « La victoire est proche, affirme Daniel Loria, d’Ateret Cohanim. Aujourd’hui, 220 000 Juifs vivent à l’est de Jérusalem. Une division de la ville est impossible, même la gauche le sait parfaitement. » Face à cette perspective, qui compromet sérieusement tout accord de paix, les Palestiniens semblent résignés. « Tout ça, c’est de la politique, lâche Ziad, un habitant de Silwan de 48 ans. De toute façon, dans cette partie du monde, les pierres ont plus d’importance que les hommes. »