dimanche 22 novembre 2009

Les Bantoustans et la déclaration unilatérale d’indépendance de la « Palestine »

par Virginia Tilley*

21 NOVEMBRE 2009

Depuis
Le Cap (Afrique du Sud)

La possible proclamation unilatérale de l’État palestinien par Mahmoud Abbas a été présentée dans les médias comme une tentative de dénouer le conflit israélo-palestinien en en forçant la conclusion. Rien n’est moins vrai, souligne Virginia Tilley. En réalité, le président de facto de l’Autorité palestinienne se propose de faire ce qu’Israël souhaite mais ne peut entreprendre : créer un bantustan pour parachever le système d’apartheid.

L’Union européenne, les États-Unis et d’autres l’ont rejetée comme « prématurée », mais des soutiens proviennent de toutes les directions : journalistes, universitaires, militants d’ONG, leaders de la droite israélienne (voir plus loin). Le catalyseur semble être une expression finale de dégoût et de simple épuisement face au frauduleux « processus de paix » et l’argument ressemble à ceci : si nous ne pouvons pas obtenir un État par des négociations, nous allons tout simplement proclamer l’indépendance et laisser Israël face aux conséquences.

Mais il n’est pas exagéré de proposer que cette idée, quoique bien intentionnée par certains, porte le danger le plus clair de toute l’histoire du mouvement national palestinien, menaçant d’emmurer les aspirations palestiniennes dans un cul-de-sac politique d’où elles pourraient ne jamais ressortir. L’ironie est en effet que, par cette manœuvre, l’AP s’empare - et même déclare comme un droit - précisément de la même formule sans issue que le Congrès National Africain (ANC) a combattu âprement pendant des décennies parce que la direction de l’ANC la voyait à juste titre comme désastreuse. Cette formule se résume en un mot : Bantoustan.

Il est de plus en plus dangereux pour le mouvement national palestinien de comprendre si vaguement les bantoustans sud-africains. Si les Palestiniens ont entendu parler des bantoustans, la plupart les imaginent comme des enclaves territoriales où les Sud-Africains noirs étaient forcés de résider, et puis, ils n’avaient pas de droits politiques et vivaient misérablement. Cette vision partielle est suggérée par les commentaires de Moustafa Barghouthi au Centre des médias Wattan de Ramallah, quand il a averti qu’Israël voulait confiner les Palestiniens dans des bantoustans, mais a ensuite plaidé pour une déclaration unilatérale d’indépendance palestinienne dans les frontières de 1967 - bien que les bantoustans aient été conçus précisément comme des « Etats » nominaux sans véritable souveraineté.

Les bantoustans de l’apartheid sud-africain n’étaient pas seulement des enclaves territoriales scellées pour les noirs. Ils étaient la « grande » formule ultime par laquelle le régime d’apartheid espérait survivre : c’est-à-dire, des États indépendants pour les sud-africains noirs qui —comme les stratèges blancs de l’apartheid le comprenaient et l’indiquaient parfaitement— résisteraient pour toujours au déni permanent de l’égalité des droits et des voix requis par la suprématie blanche en Afrique du Sud. Comme le concevaient les architectes de l’apartheid, les 10 bantoustans étaient conçus pour correspondre approximativement à certains des territoires historiques associés aux différents « peuples » noirs pour qu’on puisse les qualifier de Homelands. Ce terme officiel indiquait leur fonction idéologique : se manifester comme territoires nationaux et finalement comme États indépendants pour les différents « peuples » noirs africains (définis par le régime) et ainsi assurer un avenir heureux pour la suprématie blanche dans le Homeland « blanc » (le reste de l’Afrique du Sud). Ainsi l’objectif du transfert forcé de millions de noirs dans ces Homelands était couvert d’un vernis progressiste : 11 États vivant pacifiquement côte à côte (ça a l’air familier ?). L’idée était d’accorder d’abord « l’autonomie » aux Homelands quand ils atteignaient une capacité institutionnelle puis de récompenser ce processus en déclarant/accordant une souveraineté d’État.

Le défi pour le gouvernement d’apartheid était alors de convaincre les élites noires « autonomes » d’accepter l’indépendance dans ces fictions territoriales et ainsi d’absoudre en permanence le gouvernement blanc de toute responsabilité sur les droits politiques des noirs. À cette fin, le régime d’apartheid a sélectionné et semé des « leaders » dans les Homelands, où ils ont immédiatement germé en une jolie récolte de compères (les arrivistes et profiteurs habituels) qui se sont encastrés dans les niches lucratives des privilèges financiers et des réseaux de copinage que le gouvernement blanc cultivait avec soin (ceci devrait aussi avoir l’air familier).

Il importait peu que les territoires des Homelands soient fragmentés en petits morceaux et manquent des ressources essentielles pour éviter de devenir des puisards de travail appauvri. En effet, la fragmentation territoriale des Homelands, bien qu’invalidante, ne comptait pas pour le Grand Apartheid. Les idéologues de l’apartheid expliquaient au monde entier qu’une fois que toutes ces « nations » vivraient en sécurité dans des Etats indépendants, les tensions se relâcheraient, le commerce et le développement seraient florissants, les noirs seraient affranchis et heureux, et la suprématie blanche deviendrait ainsi permanente et sûre.

La partie épineuse du plan était d’obtenir que même des élites noires entièrement choisies déclarent l’indépendance dans des territoires « nationaux » manquant manifestement de toute souveraineté significative sur les frontières, les ressources naturelles, le commerce, la sécurité, la politique étrangère, l’eau - à nouveau ça a l’air familier ? Seules les élites de quatre Homelands le firent, par des combinaisons de corruption, de menaces et d’autres « incitations ». Autrement, les noirs d’Afrique du Sud n’en voulurent pas et le monde rejeta le complot de A à Z. (Le seul État à reconnaître les Homelands fut le compagnon de route, Israël). Mais les Homelands servirent un but - ils déformèrent et divisèrent la politique noire, créèrent de terribles divisions internes, et coûtèrent des milliers de vies à l’ANC et aux autres factions qui les combattirent. Les derniers combats féroces de la lutte antiapartheid ont été dans les Homelands, laissant un héritage amer jusqu’à ce jour.

Si bien qu’actuellement l’ironie suprême pour les Palestiniens, c’est que la mission la plus urgente de l’apartheid en Afrique du Sud - obtenir que les peuples indigènes déclarent des indépendances dans des enclaves non-souveraines - s’est effondrée finalement avec la grande révolte des noirs qui a abattu l’apartheid avec elle, pourtant la direction palestinienne non seulement va directement dans le même piège, mais le revendique.

Les raisons pour lesquelles la direction de l’AP de Ramallah et d’autres veulent tomber dans cette trappe sont floues. Peut-être aiderait-elle les « pourparlers de paix » s’ils étaient redéfinis comme des négociations entre deux États au lieu de conditions préalables pour un État. Déclarer l’indépendance pourrait redéfinir l’occupation israélienne comme une invasion et légitimer la résistance ainsi que déclencher une intervention des Nations unies différente et plus efficace. Peut-être pourrait-elle donner aux Palestiniens un poids politique plus important sur la scène mondiale - ou au moins préserver l’existence de l’AP pour une autre année (misérable).

Les raisons pour lesquelles un coup d’œil rapide sur l’expérience sud-africaine des bantoustans n’a pas rapidement mis ces visions confuses en échec peuvent tenir en partie à deux différences clé qui brouillent la comparaison, parce qu’Israël a évité deux erreurs fatales qui ont contribué à faire échouer la stratégie sud-africaine des Homelands. Premièrement, Israël n’a pas fait l’erreur initiale sud-africaine de nommer des « leaders » pour diriger le « gouvernement intérimaire » du Homeland autonome palestinien. En Afrique du Sud, cette erreur initiale a rendu trop évidente que c’étaient des régimes fantoches, et a exposé l’illégitimité des territoires « nationaux » noirs, enclaves raciales artificielles. Ayant observé le ratage sud-africain, et ayant appris de son propre échec passé avec la Ligue des Villages et autres essais, Israël a plutôt travaillé avec les États-Unis pour concevoir le processus d’Oslo, non seulement pour remettre en place la direction exilée de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) et son président Yasser Arafat sur les territoires mais aussi pour permettre à des « élections » (sous occupation) d’attribuer un vernis exaltant de légitimité à « l’autorité intérimaire autonome » palestinienne. Une des plus tristes tragédies du scénario actuel c’est qu’Israël ait si habilement tourné le noble désir de démocratie des Palestiniens de cette façon contre eux-mêmes- leur accordant l’illusion d’un vrai gouvernement démocratique autonome dans ce que tout le monde comprend maintenant qu’il a toujours été secrètement prévu pour être un Homeland.

Et maintenant Israël a trouvé un moyen d’éviter la deuxième erreur fatale de l’Afrique du Sud, qui fut de déclarer les Homelands noirs « États indépendants » dans des territoires non-souverains. En Afrique du Sud, ce stratagème est apparu au monde entier comme clairement raciste et a été universellement décrié. Il est évident que si Israël s’était dressé sur la scène internationale en disant « tel que vous êtes, vous êtes maintenant un État », les Palestiniens comme les autres auraient rejeté d’emblée la déclaration comme une farce cruelle. Mais obtenir des Palestiniens qu’ils déclarent l’indépendance eux-mêmes offre précisément à Israël l’issue qui a fait défaut au régime sud-africain : une acceptation volontaire par les indigènes de l’indépendance dans un territoire non-souverain sans capacité politique de changer ses limites territoriales ni aucun attribut essentiel d’existence - la pilule de la mort politique que l’apartheid sud-africain n’avait pas réussi à faire avaler par l’ANC.

Les réponses israéliennes ont été variées. Le gouvernement n’a pas l’air excité et a déclaré son « alarme », le ministre des affaires étrangères Avigdor Lieberman a menacé de représailles unilatérales (non spécifiées) et des représentants du gouvernement se sont envolés vers plusieurs capitales pour s’assurer du rejet international. Mais les protestations israéliennes pourraient aussi être trompeuses. Une tactique pourrait être de persuader les patriotes Palestiniens inquiets qu’une déclaration unilatérale d’indépendance pourrait ne pas être dans l’intérêt d’Israël, pour écarter une telle suspicion. Une autre est d’apaiser les protestations de cette partie de l’électorat obtus de droite du Likoud pour qui « État palestinien » est anathème. Une réaction plus honnête pourrait être le soutien de l’ancien du parti Kadima Shaul Mofaz, un faucon qu’on ne peut absolument pas imaginer favoriser un avenir palestinien stable et prospère. Les journalistes israéliens de droite oscillent entre des éditoriaux qui dénigrent ou qui rassurent, argumentant qu’une souveraineté unilatérale n’a pas d’importance parce qu’elle ne change rien (proche de la vérité). Par exemple le Premier ministre Benjamin Netanyahu a menacé unilatéralement annexer les blocs de colonies de Cisjordanie si l’AP déclare l’indépendance, mais Israël allait le faire de toute façon.

Dans le camp sioniste libéral, Yossi Sarid a chaleureusement approuvé le plan et Yossi Alpher l’a fait prudemment. Leurs écrits suggèrent la même frustration finale sur le « processus de paix » mais aussi l’admission que c’est peut-être le seul moyen de sauver le rêve de plus en plus fragile d’un sympathique État juif libéral démocratique. Ça ressemble aussi à quelque chose qui pourrait plaire aux Palestiniens - au moins assez pour que leurs histoires culpabilisantes d’expulsion et d’absence de patrie se libèrent de la conscience sioniste libérale. Les libéraux blancs bien intentionnés d’Afrique du Sud - oui, il y en avait aussi - brûlaient aussi des chandelles avec ferveur pour le système des Homelands noirs.

D’autres journalistes judicieux ailleurs se lancent dans le soutien de l’indépendance unilatérale en avançant des comparaisons mal à propos —Géorgie, Kosovo, même Israël— comme « preuves » que c’est une bonne idée. Mais la Géorgie, le Kosovo et Israël avaient des profils complètement différents en politique internationale et des histoires complètement différentes de la Palestine et ces comparaisons sont de la paresse intellectuelle. La comparaison évidente est ailleurs et les leçons vont en direction opposée : pour un peuple faible et isolé, qui n’a jamais eu d’État et qui n’a pas d’allié international puissant, déclarer ou accepter une « indépendance » dans des enclaves non-contigües et non-souveraines encerclées et contrôlées par une puissance nucléaire hostile ne peut que sceller son destin.

En fait, le plus bref examen devrait révéler instantanément qu’une déclaration unilatérale d’indépendance rendra l’impossible situation actuelle des Palestiniens permanente. Comme l’a décrit Mofaz, une déclaration unilatérale permettra aux pourparlers sur un « statut final » de se poursuivre. Ce qu’il n’a pas exprimé, c’est que ces pourparlers deviendront vraiment sans objet parce que l’avantage palestinien sera réduit à rien. Comme l’historien du Moyen-Orient Juan Cole l’a récemment fait remarquer, la dernière carte que peuvent faire jouer les Palestiniens - leur vraie demande à la conscience mondiale, la seule vraie menace qu’ils peuvent soulever face au statu quo israélien d’occupation et de colonisation, c’est leur caractère apatride. La direction de l’AP-Ramallah a jeté toutes les autres cartes. Elle a étouffé les dissensions populaires, supprimé la résistance armée, confié l’autorité sur les questions vitales comme l’eau à des « comités mixtes » où Israël a un pouvoir de veto, attaqué sauvagement Hamas qui insistait à menacer les prérogatives d’Israël, et en général fait tout ce qu’il pouvait pour adoucir l’humeur de l’occupant, préserver le patronage international (argent et protection), et solliciter le retour promis (pourparlers ?) qui ne vient jamais. Il est de plus en plus évident pour quiconque observe ce scénario de l’extérieur - et pour beaucoup de l’intérieur - que ceci a toujours été une farce. Pour commencer, les puissances occidentales n’opèrent pas comme les régimes arabes : quand vous faites tout ce l’Occident exige de vous, vous attendrez des faveurs en vain, parce que la puissance occidentale perd alors tout avantage à traiter encore avec vous et s’en va tout simplement.

Mais, plus important, la comparaison sud-africaine aide à éclairer pourquoi les projets ambitieux de pacification, de « construction d’institutions » et de développement économique dans lesquels l’AP de Ramallah et le Premier Ministre Salam Fayyad se sont embarqués de tout cœur ne sont pas vraiment des exercices de « construction d’État ». Ils imitent plutôt, avec une similitude et une logique effrayantes, les politiques et les étapes sud-africaines de construction des Bantoustans/Homelands. De fait, le projet de Fayyad de parvenir à la stabilité politique par le développement économique est le même processus qui fut formalisé ouvertement dans la politique sud-africaine des Homelands sous le slogan de « développement séparé ». Que dans des conditions aussi vulnérables aucun gouvernement ne peut avoir de pouvoir réel et que le « développement séparé » soit égal à dépendance extrême, vulnérabilité et dysfonctionnement permanents, voila la leçon sud-africaine qui, dangereusement, n’a pas encore été apprise en Palestine - quoique tous les signaux soient là, comme Fayyad lui-même l’a admis à l’occasion avec de plus en plus de frustration. Mais déclarer l’indépendance ne résoudra le problème de la faiblesse palestinienne ; ça ne fera que la concrétiser.

Et puis, quand le « développement séparé » piétinera en Cisjordanie, comme il se doit, Israël fera face à une insurrection palestinienne. Alors Israël a besoin d’ancrer un dernier pilier pour assurer la souveraineté juive avant que ça ait lieu : déclarer un « Etat » palestinien et ainsi réduire le problème palestinien à une querelle de frontières entre parties supposément égales. Dans les coulisses de la Knesset, les architectes politiques de Kadima et les sionistes libéraux doivent maintenant retenir leur souffle, quand ils ne composent pas le flot de messages par voie détournée qui se déversent certainement sur Ramallah, encourageant ce pas en avant et promettant amitié, discussions privilégiées et grands avantages. Car ils connaissent tous l’enjeu, que toutes les pages d’opinion des grands media et les blogs académiques ont dits dernièrement : que la solution par deux États est morte et qu’Israël va faire face très bientôt à une lutte anti-apartheid qui détruira inévitablement le pouvoir d’État juif. Aussi une déclaration unilatérale de l’AP créant une solution en deux États malgré ses évidentes absurdités de Bantoustan est maintenant le seul moyen de préserver le pouvoir d’État juif, parce que c’est le seul moyen de faire dérailler le mouvement anti-apartheid qui annonce la condamnation d’Israël.

C’est parce qu’elle est si dangereuse que la comparaison avec les Bantoustans sud-africains a été négligée jusqu’à présent, traitée comme une question annexe, ou même comme une fascination exotique de spécialiste, par ceux qui se battent pour lever la famine à Gaza et humaniser le cruel système de murs et de barricades pour apporter les soins aux mourants. La soudaine initiative sérieuse de l’AP de Ramallah pour déclarer un État indépendant dans un territoire non-souverain doit certainement forcer à une compréhension collective nouvelle que c’est une question terriblement pragmatique. Il est temps de porter plus d’attention à ce que « Bantoustan » signifie vraiment. Le mouvement national palestinien ne peut qu’espérer que quelqu’un dans ses rangs entreprendra ce projet aussi sérieusement que ne l’a fait Israël, avant qu’il soit trop tard.

 Virginia Tilley

Virginia Tilley est professeur de science politique. Elle enseigne au Centre d’études politiques de Johannesbourg (Afrique du Sud). Elle a publié The One-State Solution : A Breakthrough for Peace in the Israeli-Palestinian Deadlock [La Solution à un seul Etat : une brèche vers la paix dans le point mort israélo-palestinien] (University of Michigan Press and Manchester University Press, 2005)