mercredi 15 juin 2011

Le plan de la déstabilisation de la Syrie (Thierry Meyssan)

15 Juin 2011 08:00 
IRIB- Les opérations conduites contre la Libye et la Syrie mobilisent les mêmes acteurs et les mêmes stratégies. Mais leurs résultats sont très différents, car ces Etats ne sont pas comparables. Thierry Meyssan analyse ce demi-échec des forces coloniales et contre-révolutionaires et pronostique un nouveau retournement de balancier dans le monde arabe :
«La tentative de renversement du gouvernement syrien ressemble, par bien des points, à ce qui a été entrepris, en Libye, cependant, les résultats sont forts différents, en raison de particularités sociales et politiques. Le projet de casser, simultanément, ces deux États, avait été énoncé, le 6 mai 2002, par John Bolton, alors qu’il était sous-secrétaire d’État de l’administration Bush, sa mise en œuvre, par l’administration Obama, 9 ans plus tard, dans le contexte du réveil arabe, ne va pas sans problèmes.
Comme en Libye, le plan de départ visait à susciter un coup d’État militaire, mais il s’est vite avéré impossible, faute de trouver les officiers nécessaires. Selon nos informations, un plan identique avait, également, été envisagé pour le Liban. En Libye, le complot avait été éventé et le colonel Kadhafi avait fait arrêter le colonel Abdallah Gehani. Dans tous les cas, le plan originel a été revu, dans le contexte inattendu du «printemps arabe».
L’idée principale était, alors, de provoquer des troubles, dans une zone très délimitée, et d’y proclamer un émirat, qui puisse servir de base au démantèlement du pays. Le choix du district de Daraa s’explique, parce qu’il est frontalier de la Jordanie et du Golan occupé par Israël. Il aurait été, ainsi, possible d’approvisionner les sécessionnistes.
Un incident a été créé, artificiellement, en demandant à des lycéens de se livrer à des provocations. Il a fonctionné au-delà de toutes espérances, compte tenu de la brutalité et de la bêtise du gouverneur et du chef de la police locale. Lorsque des manifestations ont débuté, des francs-tireurs ont été placés sur les toits, pour tuer au hasard, à la fois, dans la foule et parmi les forces de l’ordre ; un scénario identique à celui utilisé, à Benghazi, pour susciter la révolte.
D’autres affrontements ont été planifiés, chaque fois, dans des districts frontaliers, pour garantir une base arrière, d’abord, à la frontière du Nord du Liban, puis, à celle de la Turquie.
Les combats ont été menés par des unités de petite taille, composés, souvent, d’une quarantaine d’hommes, mêlant des individus recrutés sur place et un encadrement de mercenaires étrangers issus des réseaux du prince saoudien Bandar bin Sultan. Bandar, lui-même, est venu, en Jordanie, où il a supervisé le début des opérations en relation avec des officiers de la CIA et du Mossad.
Mais la Syrie n’est pas la Libye et le résultat y a été inverse. En effet, alors que la Libye est un État créé par les puissances coloniales, en mariant, de force, la Tripolitaine, la Cyrénaïque et le Fezzam, la Syrie est une nation historique qui a été réduite à sa plus simple expression par ces mêmes puissances coloniales. La Libye est, donc, spontanément en proie à des forces centrifuges, tandis qu’au contraire, la Syrie attire des forces centripètes qui espèrent reconstituer la Grande Syrie (laquelle comprend la Jordanie, la Palestine occupée, le Liban, Chypre, et une partie de l’Irak). La population de l’actuelle Syrie ne peut que s’opposer aux projets de partition.
Par ailleurs, on peut comparer l’autorité du colonel Kadhafi et celle d’Hafez el- Assad (le père de Bachar). Ils sont arrivés au pouvoir, dans la même période, et ont usé de leur intelligence et de la brutalité, pour s’imposer. Au contraire, Bachar el-Assad n’a pas pris le pouvoir, et n’envisageait pas, non plus, d’en hériter. Il a accepté cette charge, à la mort de son père, parce que son frère était décédé et que, seule, sa légitimité familiale, pouvait prévenir une guerre de succession entre les généraux de son père. Si l’armée est venue le chercher, à Londres, où il exerçait, paisiblement, la profession d'ophtalmologue, c’est son peuple qui l’a adoubé. Il est, incontestablement, le leader politique le plus populaire du Proche-Orient. Jusqu’il y a deux mois, il était, aussi, le seul qui se déplaçait sans escorte, et ne rechignait pas aux bains de foule.
L’opération militaire de déstabilisation de la Syrie et la campagne de propagande qui l’a accompagnée ont été organisées par une coalition d’États, sous coordination US, exactement, comme l’OTAN coordonne des États membres ou non-membres de l’Alliance, pour bombarder et stigmatiser la Libye. Comme indiqué plus haut, les mercenaires ont été fournis par le prince Bandar bin Sultan, qui a du coup été contraint d’entreprendre une tournée internationale, jusqu’au Pakistan et en Malaisie, pour grossir son armée personnelle déployée de Manama à Tripoli. On peut citer, aussi, à titre d’exemple, l’installation d’un centre de télécommunication ad hoc, dans les locaux du ministère libanais des Télécoms.
Loin de dresser la population contre le «régime», ce bain de sang a provoqué un sursaut national autour du président Bachar el-Assad. Les Syriens, conscients qu’on cherche à les faire basculer dans la guerre civile, ont fait bloc. La totalité des manifestation anti-gouvernementales a réuni entre 150.000 et 200.000 personnes, sur une population de 22 millions d’habitants. Au contraire, les manifestations pro-gouvernementales ont rassemblé des foules comme le pays n’en avait jamais connues.
Les autorités ont réagi aux événements avec sang-froid. Le président a, enfin, engagé les réformes qu’il souhaitait entreprendre, depuis longtemps, et que la majorité de la population freinait, de peur qu’elles n’occidentalisent la société. Le parti Baas a accepté le multipartisme, pour ne pas sombrer dans l’archaïsme. L’armée n’a pas réprimé les manifestants —contrairement à ce que prétendent les médias occidentaux et saoudiens— mais à combattu les groupes armés. Malheureusement, ses officiers supérieurs ayant été formés en URSS n’ont pas fait preuve de ménagement pour les civils pris entre deux feux.
La stratégie occidentalo-saoudienne a, alors, évolué. Washington, se rendant compte que l’action militaire ne parviendrait pas à plonger, à court terme, le pays dans le chaos, il a été décidé d’agir sur la société, à moyen terme. L’idée est que la politique du gouvernement al-Assad était en train de créer une classe moyenne (seule garantie effective de démocratie) et qu’il est possible de retourner cette classe moyenne contre lui. Pour cela, il faut provoquer un effondrement économique du pays.
Or, la principale ressource de la Syrie est son pétrole, même si sa production n’est pas comparable en volume à celle de ses riches voisins. Pour le commercialiser, il a besoin de disposer d’assets, dans les banques occidentales, qui servent de garanties, durant les transactions. Il suffit de geler ces avoirs, pour tuer le pays. Il convient, donc, de noircir l’image de la Syrie, pour faire admettre aux populations occidentales des «sanctions contre le régime».
En principe, le gel d’avoirs nécessite une résolution du Conseil de sécurité des Nations-Unies, mais celle-ci est improbable. La Chine, qui a, déjà, été contrainte de renoncer à son droit de veto, lors de l’attaque de la Libye, sous peine de perdre son accès au pétrole saoudien, ne pourrait, probablement, pas s’y opposer. Mais la Russie pourrait le faire, faute de quoi, en perdant sa base navale en Méditerranée, elle verrait sa flotte de la mer Noire étouffer derrière les Dardanelles. Pour l’intimider, le Pentagone a déployé le croiseur "USS Monterrey", en mer Noire, histoire de montrer que, de toute manière, les ambitions navales russes sont irréalistes.
Quoi qu’il en soit, l’administration Obama peut ressusciter le "Syrian Accountablity Act" de 2003, pour geler les avoirs syriens, sans attendre une résolution de l’ONU et sans requérir un vote du Congrès. L’histoire récente a montré, notamment, à propos de Cuba et de l’Iran, que Washington peut, aisément, convaincre ses alliés européens de s’aligner sur les sanctions qu’il prend unilatéralement.
C’est pourquoi, aujourd’hui, le vrai enjeu se déplace du champ de bataille vers les médias. L’opinion publique occidentale prend d’autant plus facilement des vessies pour des lanternes qu’elle ne connaît pas grand-chose de la Syrie et qu’elle croit à la magie des nouvelles technologies.
En premier lieu, la campagne de propagande focalise l’attention du public sur les crimes imputés au «régime», pour éviter toute question, à propos de cette nouvelle opposition. Ces groupes armés n’ont, en effet, rien de commun avec les intellectuels contestataires qui rédigèrent la "Déclaration de Damas". Ils viennent des milieux extrémistes sunnites. Ces fanatiques récusent le pluralisme religieux du Levant et rêvent d’un État qui leur ressemble. Ils ne combattent pas le Président Bachar el-Assad, parce qu’ils le trouvent trop autoritaire, mais parce qu’il est alaouite, c’est-à-dire, à leurs yeux, hérétique.
Dès lors, la propagande anti-Bachar est basée sur une inversion de la réalité.
À titre d’exemple divertissant, on retiendra la cas du blog «Gay Girl in Damascus», créé, en février 2011. Ce site internet édité en anglais par la jeune Amina est devenu une source pour beaucoup de médias atlantistes. L’auteure y décrivait la difficulté, pour une jeune lesbienne, de vivre sous la dictature de Bachar et la terrible répression de la révolution en cours. Femme et gay, elle jouissait de la sympathie protectrice des internautes occidentaux qui se mobilisèrent, lorsqu’on annonça son arrestation, par les services secrets du «régime».
Toutefois, il s’avéra qu’Amina n’existait pas. Piégé par son adresse IP, un «étudiant» états-unien de 40 ans, Tom McMaster, était le véritable auteur de cette mascarade. Ce propagandiste, censé préparer un doctorat, en Écosse, était présent, lors du congrès de l’opposition pro-occidentale, en Turquie, qui appela à une intervention de l’OTAN. Et il n’y était évidemment pas en qualité d’étudiant.
Le plus surprenant, dans l’histoire, n’est pas la naïveté des internautes qui ont cru aux mensonges de la pseudo-Amina, mais la mobilisation des défenseurs des libertés, pour défendre ceux qui les combattent.
Le principe d’inversion est appliqué à grande échelle. On se souvient des rapports des Nations-Unies sur la crise humanitaire, en Libye : des dizaines de milliers de travailleurs immigrés fuyant le pays pour échapper aux violences. Les médias atlantistes en avaient conclu que le «régime» de Kadhafi doit être renversé et qu’il faut soutenir les insurgés de Benghazi. Or, ce n’est pas le gouvernement de Tripoli qui était responsable de ce drame, mais les soi-disant révolutionnaires de Cyrénaïque qui faisaient la chasse aux Noirs. Animés, par une idéologie raciste, ils les accusaient d’être tous au service du colonel Kadhafi et en lynchaient, quand ils en attrapaient un.
En Syrie, les images des groupes armés postés sur les toits qui tirent, au hasard, à la fois dans la foule et sur les forces de l’ordre, sont diffusées, par les télévisions nationales. Mais ces mêmes images sont reprises, par les chaînes occidentales et saoudiennes, pour attribuer ces crimes au gouvernement de Damas.
En définitive, le plan de déstabilisation de la Syrie fonctionne imparfaitement. Il a convaincu l’opinion publique occidentale que ce pays est une terrible dictature, mais il a soudé l’immense majorité de la population derrière son gouvernement. Finalement, cela pourrait devenir dangereux, pour les concepteurs du plan, notamment, pour Tel-Aviv. Nous venons d’assister, en janvier-février 2011, à une vague révolutionnaire, dans le monde arabe, suivie, en avril-mai, d’une vague contre-révolutionnaire. Le balancier n’a pas terminé son mouvement.  
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