lundi 17 janvier 2011

Israël-Palestine : le Crif bafoue la liberté d’expression et s’en vante

publié le dimanche 16 janvier 2011
Esther Benbassa
 
En ces jours de lutte pour les libertés fondamentales en Tunisie, qui ont abouti à la fuite de Ben Ali ce vendredi, parler de la liberté d’expression bafouée par un organisme communautaire français comme le Crif peut paraître anecdotique. Reste que si, d’un côté, on ne doit pas crier trop vite à la fin de la politique clanique en Tunisie, on ne peut pas crier non plus, de l’autre, à la fin de la politique communautaire en France…

L’annulation d’un débat dans le pays de la liberté d’expression

La 18 janvier, devait se tenir autour de Stéphane Hessel, nouvelle star de la librairie française, une conférence-débat faisant suite à la pétition qui dénonçait les poursuites lancées contre lui, contre Alima Boumediene-Thiery, sénatrice d’Europe Ecologie-Les Verts, et contre quelques autres, pour leur implication dans la campagne BDS (Boycott-Désengagement-Sanction) visant Israël.
De nombreuses personnalités avaient signé cet appel. Et je l’avais fait moi-même, tout en étant personnellement opposée à cette campagne de boycott telle qu’elle est menée. Comme intellectuelle et comme citoyenne, je ne pouvais tolérer qu’on ait pu dénaturer le message porté par ces militants au point de tenter de faire croire qu’ils s’attaquaient aux produits cachers (ce qui en faisait des antisémites), alors qu’ils visaient d’abord les produits israéliens en provenance des territoires occupés.
J’ai toujours demandé aux défenseurs du boycott de faire œuvre de pédagogie et de clarification, pour éviter les malentendus. Devait-on aussi, par exemple, boycotter l’universitaire israélien progressiste, simplement parce qu’il était israélien ?
La conférence-débat programmée pouvait, entre autres, aider à cette clarification et permettre un débat franc. Elle devait réunir, à l’Ecole normale supérieure (ENS), à Paris, un certain nombre de personnalités :
-  * Leïla Shahid, ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne,
-  * Nurit Peled, militante israélienne de la paix ayant perdu sa fille dans un attentat terroriste,
-  * Haneen Zoabi, député au parlement israélien,
-  * Elisabeth Guigou, ancienne garde des Sceaux, etc.
Selon les organisateurs, quelque 300 personnes étaient déjà inscrites. Un point-presse était programmé juste avant, avec Stéphane Hessel et les premiers signataires de l’appel lancé en sa faveur.
Le président du Crif s’enorgueillit d’avoir annulé la rencontre
Dès jeudi, dans un long « éditorial », Richard Prasquier, président du Crif, s’enorgueillissait d’être à l’origine, lui et son institution, de l’annulation de cette rencontre. Ainsi écrivait-il :
« Valérie Pécresse, ministre des Universités, ainsi que le rectorat de l’université de Paris que nous avons contactés en urgence ont réagi sans ambiguïté : je leur rends hommage, ainsi qu’à Claude Cohen Tanoudji, prix Nobel de Physique, Bernard Henri Lévy et Alain Finkielkraut, tous anciens élèves de l’Ecole normale supérieure. Et une pensé particulière à Mme. Canto-Sperber qui mène un combat incessant contre des dérives inquiétantes ».
De fait, que cette dernière, en tant que Directrice de l’École Normale Supérieure, ait souhaité mettre son établissement à l’abri de l’affrontement qui menaçait entre ceux qui assisteraient à la conférence-débat et les militants juifs anti-boycott, vigoureusement appelés à manifester sur place, on peut le comprendre. Certains souvenirs ont dû lui revenir à l’esprit.
En effet, en avril 2009, à la suite d’un colloque savant sur Israël-Palestine, j’avais moi-même organisé à l’ENS un débat entre Leïla Shahid, un ministre plénipotentiaire de l’ambassade d’Israël, deux universitaires et Régis Debray. Alors, c’étaient les défenseurs du BDS qui, pendant des semaines, avaient fait pression sur moi pour que j’annule la participation du diplomate israélien…
N’ayant pas, pour ma part, cédé aux invectives précisément au nom de la liberté d’expression et du dialogue, j’avais décidé de ne rien modifier à mon programme. Nos amis boycotteurs n’avaient alors rien trouvé de mieux que de maculer d’œufs la façade de l’Ecole normale supérieure, mobilisant au passage de nombreux fourgons de policiers…
Tout cela n’empêchait d’ailleurs pas, le lendemain, les médias juifs de prétendre que j’avais sciemment tendu un piège au secrétaire de l’ambassade ! Rude ambiance, certes, bien analysée, alors, sur Rue89, par Pierre Haski, mais la rencontre, au moins, avait bel et bien eu lieu…
« Trotskystes » et « staliniens »
Qui connaît l’histoire des Juifs sait aussi combien leurs institutions étaient autrefois discrètes. Israël n’existait pas et le nationalisme des Juifs de diaspora non plus. On sait aussi de quel aveuglement ces institutions ont régulièrement fait preuve, avec quelle constance elles se sont trompées tout au long de cette Histoire dans leurs appréciations des situations critiques, y compris à la veille du génocide.
Aujourd’hui, non seulement le Crif censure la conférence du 18 janvier et bafoue, ce faisant, la liberté d’expression qui devrait s’imposer dans l’espace public, mais il se vante bruyamment de son méfait. Le « grand éditorial » de M. Prasquier n’entre pas vraiment dans les détails de l’enjeu du moment. Il préfère énoncer une série de généralités comme :
« Un crime contre l’esprit que de confondre débat et militance politique, comme le font quelques élèves de l’Ecole [normale supérieure] convertis au terrorisme intellectuel, modèle trotskyste pour les autres, stalinien pour les autres, et de là proposer leur doxa à l’ensemble de l’université. »
Je ne savais pas que les staliniens fussent si nombreux, ni d’ailleurs les trotskystes, ni que leur influence fût si grande…
Les nouveaux nationalistes
Si la vraie raison de la censure n’est pas donnée, elle est toutefois transparente. Le Crif combat tout ce qui peut de près ou de loin écorner l’image d’Israël, ce veau d’or moderne des Juifs convertis au nationalisme, un nationalisme auquel ils furent pourtant, dans l’Histoire, si longtemps réfractaires.
Ces nouveaux convertis sont du moins bien dans l’air du temps puisque l’air du temps, en France, est au nationalisme et à câliner l’extrême droite. Pourquoi les Juifs n’afficheraient-ils pas leur soutien inconditionnel au gouvernement d’extrême droite que les Israéliens se sont donné ? Là est bien la racine de la censure exercée par le Crif, inavouable dans le texte, mais bien réelle.
Les Juifs ont-ils inventé le communautarisme en France ?
S’ils ne l’ont pas inventé, les institutions juives, elles, le pratiquent avec conviction, qui plus est en se donnant l’air de défendre la République. Le Crif se permet de s’adresser à la ministre Valérie Pécresse, de lui imposer ses desiderata particuliers, et ce haut responsable de l’État lui cède, ce qui est encore plus grave.
Imagine-t-on un seul instant le président du Conseil français du culte musulman demandant à la même ministre ou à un autre de faire annuler une soirée de gala en soutien à Tsahal (l’armée israélienne) ? Evidemment non, on crierait de toutes parts à l’antisémitisme, au communautarisme, à la République en danger…
La conférence-débat autour de Stéphane Hessel ne constituait pas un si grand enjeu politique. Il y en a eu d’autres du même genre, par dizaines. Mais ce qui compte ici est le succès du Crif. Pourra-t-il longtemps se lamenter qu’on parle de lobby juif en France ? Cette action précise relève très exactement du lobbying, et du plus négatif qui soit.
Le Crif terrorise certains Juifs et tous les non-Juifs
Le Crif fait régner sa loi à l’intérieur de la communauté juive, bannissant l’un, qui n’obéit pas à ses injonctions, l’autre, qui publie un livre non conforme, un troisième encore qui ose critiquer la politique d’Israël. Alors que tous les Juifs sont loin de se reconnaître en lui, le Crif ne s’en considère pas moins comme leur porte-parole et aussi comme leur directeur de conscience.
Mais le Crif fait aussi la loi à l’extérieur de la communauté, accusant qui ils veulent d’antisémitisme, suscitant des procès contre tel journaliste, contre tel intellectuel, contre tel militant. Le Crif, en un mot, terrorise psychologiquement certains Juifs et tous les non-Juifs au nom de la défense d’Israël.
Le renforcement de ce communautarisme sera à la longue préjudiciable aux Juifs eux-mêmes. La dernière offensive contre Gaza a ruiné l’image d’Israël auprès du public et a poussé des extrémistes pro-palestiniens (qui n’en avaient pas vraiment besoin) à se radicaliser davantage. On assiste à une réémergence de l’antisémitisme et la détestation d’Israël gagne chaque jour du terrain.
Ceux qui sont attachés comme moi à l’existence d’Israël, mais qui le veulent éthique, respectueux des droits des Palestiniens d’Israël, aspirant à la paix avec les Palestiniens de l’extérieur, ne peuvent qu’être effarés par le comportement du Crif, qui les décrédibilise et contribue à nourrir la haine antijuive et la sinistre obsession du complot juif.
Le Crif a osé bafouer une fois de plus la liberté d’expression dans ce pays. Et son président, dans son désormais fameux « éditorial », ose encore parler d’« idéal républicain, pluraliste et ouvert. » Je dirai moi, bien au contraire, que cet idéal, le Crif et son président sont les premiers à le trahir.