vendredi 15 octobre 2010

Le paradoxe des revirements diplomatiques

15/10/2010
Par Kishore Mahbubani*
On a récemment pu constater deux revirements diplomatiques majeurs. Le Japon, confronté à des pressions croissantes de la Chine, a libéré sans conditions le capitaine d'un chalutier qui était entré en collision avec deux patrouilleurs des gardes-côtes chinois. Et le président Obama n'a pas protesté lorsque Israël a refusé de prolonger le gel de nouvelles constructions en Cisjordanie, à la plus grande joie des colons israéliens. À court terme, il ne fait aucun doute qui est le perdant. Mais à long terme, battre en retraite pourrait avoir des conséquences moins évidentes. La Chine en particulier devrait soigneusement évaluer les retombées politiques d'une célébration de sa victoire supposée sur le Japon.
La troisième loi du mouvement de Newton ou principe des actions réciproques dit que « tout corps A exerçant une force sur un corps B subit une force d'intensité égale, de même direction mais de sens opposé, exercée par le corps B ». La géopolitique est régie par une loi similaire : lorsqu'une nouvelle puissance émerge, les grandes puissances existantes tentent, directement ou indirectement, de bloquer son ascension. Les États-Unis sont la superpuissance actuelle, et la Chine est la nouvelle puissance émergente. Mais jusqu'à présent, les États-Unis n'ont, étonnamment, pas mis sur pied de stratégie pour contrecarrer la Chine. Les raisons de cette aberration géopolitique sont complexes. Mais un facteur-clé est que jusqu'à récemment, les dirigeants chinois ont scrupuleusement suivi les préceptes de Deng Xiao Ping : taoguag yanghui (dissimuler [nos] capacités et éviter d'être au centre de l'attention) et shanyu shouzhuo (exceller à garder profil bas). La décision prise par la Chine de forcer les Japonais à la soumission sur la question du chalutier signifie peut-être qu'elle a oublié la prudence géopolitique préconisée par Deng.
De façon plus risquée, après avoir obtenu la libération du capitaine, les Chinois ont exigé des excuses de la part du Japon. Une règle cardinale des relations internationales est de ne jamais formuler une demande qui n'a aucune chance d'aboutir. Après avoir été humilié par la Chine, de telles excuses reviendraient à un suicide politique pour le gouvernement japonais. En fait, la Chine devrait préférer que le Japon ne s'excuse pas. Ces dernières décennies, le Japon est devenu un tigre assoupi. Après avoir surpassé le reste de l'Asie pendant plus d'un siècle, les Japonais ont décidé de ralentir un peu la cadence. Le Japon a perdu le dynamisme qui l'élevé au rang de grande puissance et pourrait ne jamais le retrouver. Mais, à la lumière de l'histoire du Japon, ce serait folie que de sous-estimer ce pays. Alors que le monde s'inquiète des programmes nucléaires nord-coréen et iranien, il est utile de se souvenir que le Japon pourrait, s'il le voulait, devenir une puissance nucléaire en l'espace de quelques semaines. Mais malgré sa maîtrise de la technologie, les souvenirs pénibles de la Seconde Guerre mondiale et du bombardement de Hiroshima et Nagasaki ont jusqu'à présent dissuadé les gouvernements japonais de se doter de l'arme nucléaire.
Si par ailleurs le Japon avait besoin d'alliés pour contrebalancer l'ascension de la Chine, il pourrait se tourner non seulement vers les États-Unis, ses alliés traditionnels, mais également vers la Russie et l'Inde. En bref, le Japon pourrait avoir les bonnes cartes géopolitiques en main si la Chine décidait de pousser son avantage.
De même, les rapports de force géopolitiques ne jouent pas en faveur d'Israël dans le cas de la Cisjordanie. Lorsque l'hégémonie américaine ne faisait aucun doute, comme dans les années 1990, Israël avait de bonnes raisons de faire pression sur le Congrès américain pour garantir sa sécurité à long terme. Mais la puissance américaine est à son apogée. À son plus haut, les États-Unis, avec seulement 5 pour cent de la population mondiale, représentaient près de 30 pour cent du PIB mondial. Grâce à cette performance économique spectaculaire, les Américains pouvaient dépenser plus pour la défense que le reste du monde combiné, ce qui a, immanquablement, entraîné des prétentions démesurées tant à Washington qu'à Tel-Aviv. Alors que la puissance américaine déclinera inévitablement en termes relatifs, celle des 1,3 milliard d'habitants du monde islamique - dont la grande majorité se situe en Asie - croîtra tout aussi inévitablement. La marée économique montante qui porte la Chine et l'Inde les entraînera eux aussi dans son sillage. Les musulmans asiatiques ont la même mentalité que les Chinois et les Indiens. Ce que font la Chine et l'Inde aujourd'hui, les sociétés musulmanes d'Asie le feront demain, avec pour conséquence le doublement au moins du PIB combiné des 57 membres de l'Organisation de la conférence islamique (qui n'est aujourd'hui que de 13 pour cent du PIB mondial), dans les prochaines décennies.
Le temps n'est donc plus l'allié d'Israël. La sécurité assurée par l'hégémonie sans conteste des États-Unis s'est révélée n'être qu'une illusion. La superpuissance sera obligée d'accepter des ajustements géopolitiques majeurs, en particulier si son économie tourne au ralenti pendant les dix à vingt prochaines années. Comme l'ancienne Union soviétique, les États-Unis devront mettre en œuvre une perestroïka et limiter les dépenses de la défense. En tant qu'ami Israël, je suis surpris que nous ne soyons pas plus nombreux à demander à ses dirigeants de saisir l'occasion géopolitique qu'est la solution viable de deux États, tant que l'offre reste sur la table des négociations. L'humiliation permanente qu'Israël fait subir aux Palestiniens, relayée par la télévision dans des centaines de millions de foyers musulmans, génère des réservoirs de haine inutiles. Les images des colons israéliens exubérants de Cisjordanie ne font qu'aggraver le problème.
Le récent différend diplomatique entre Israël et la Turquie, son plus proche allié du monde islamique, devrait avoir donné aux dirigeants israéliens une idée du monde qui se profile à l'horizon. Le différend avec la Turquie n'a été qu'une légère secousse. Les tremblements de terre géopolitiques qui s'annoncent devraient inciter l'État hébreu à agir maintenant.
© Project Syndicate, 2010.
Traduit de l'anglais par Julia Gallin