mardi 13 juillet 2010

Israël et l’« apartheid de la rue »

Jérusalem - 12-07-2010

Par Mya Guarnieri
Mahmoud Alami, chauffeur de taxi à Jérusalem, connaît la ville comme sa poche. Il connaît les quartiers, les rues. Et il connaît les feux de circulation. Il y en a un en particulier qui le préoccupe, pas professionnellement mais personnellement. C’est celui qui se trouve entre Beit Hanina, banlieue palestinienne, et Pisgaat Zeev, colonie juive.
« Il reste vert pour les colons pendant cinq minutes. Mais pour entrer et sortir de Beit Hanina, seules deux ou trois voitures peuvent passer, » dit Alami. « C’est trop court. Ça provoque d’énormes bouchons. »

















Beit Hanina, à Jérusalem-Est occupée.

Al Jazeera a découvert que les feux de circulation qui mènent aux colonies et aux banlieues juives restent verts, en moyenne, pendant une minute et demie. Dans les secteurs palestiniens, c’est 20 secondes. Un de ces feux, à Jérusalem Est majoritairement arabe, reste vert pendant moins de 10 secondes.
« Les Palestiniens sont coincés, » dit Amir Daoud, un autre chauffeur de taxi. « C’est le reflet de la très mauvaise situation des gens. »
Discrimination budgétaire
Les embouteillages ne sont qu’un des nombreux problèmes qui affectent l’infrastructure et les services dans les secteurs palestiniens de Jérusalem. Les routes sont mal entretenues. Elles sont étroites et bosselées, pleines de fissures et de nids de poules. Les panneaux de signalisation routière et les trottoirs sont presque inexistants.
Les bennes à ordures sont habituellement communales et en nombre insuffisant pour parer aux besoins des quartiers. Les piétons, obligés de marcher sur le bord de la route, pataugent dans les détritus.
Au contraire, les quartiers et colonies juifs sont propres et ordonnés. Les trottoirs et les carrefours giratoires assurent la sécurité des piétons ; les routes sont correctement balisées, certaines avec des panneaux éclairés. La plupart des immeubles ont leur propre benne à ordures, et il n’y a pas de détritus dans les rues.

Dans un secteur juif, la partie centrale, gazonnée, est ornée de sculptures décoratives, les enfants ont une aire de jeux où ils jouent au football et font du vélo.


Une place dans le quartier juif de Jérusalem.
Lorsqu’Al Jazeera a présenté une liste détaillant les différences entre les quartiers juifs et arabes à la municipalité de Jérusalem, le porte-parole a contesté les conclusions.
Mais, parlant sous anonymat, un ancien employé de la même municipalité a confirmé que la discrimination existait bel et bien au niveau budgétaire. Le service des sports offre l’exemple le plus criant –0,5% des fonds sont alloués aux quartiers palestiniens. Les 99,5% restant vont aux quartiers juifs.

Le contraste entre les quartiers juifs et arabes est particulièrement saisissant à Jérusalem (photo Getty)
Qualité de vie
Nisreen Alyan, avocat de l’Association pour les Droits Civiques en Israël (ACRI), a récemment déposé une plainte pour protester contre l’absence de collecte des ordures dans le quartier palestinien de Tsur Baher, à Jérusalem Est. En dépit d’une population de 20.000 personnes, seules 12 rues bénéficient de ce service.
« Ceci a un impact tant sur la santé que sur la qualité de la vie, » explique Alyan. Les chiens errants, dont certains sont porteurs de la rage, sont attirés par les tas de détritus. Des résidents ont été attaqués par ces animaux. Et maintenant, les enfants ont peur de sortir. »
« Il n’y a pour eux aucun jardin public, ils n’ont rien, » dit Alyan. « Alors ces rues sont le seul endroit pour les voitures, pour les enfants, pour les détritus, pour les chiens, pour tout. »
La plainte déposée par l’ACRI demande à la municipalité de prendre ses responsabilités légales, « rien de moins, rien de plus, » dit Alyan. « C’est-à-dire qu’ils doivent garantir le droit des résidents à l’assainissement. »
Alyan a déjà informé la ville des problèmes de Tsur Baher par le passé. Mais elle prétend qu’elle ne peut s’occuper de la totalité du quartier parce que les camions-poubelle ne peuvent pas manœuvrer dans les rues étroites. Alyan souligne que ce n’est pas un obstacle. La municipalité a trouvé des solutions créatives dans d’autres parties de Jérusalem.
Les rues à Tsur Baher posent problème, explique un habitant. Il n’y en a pas suffisamment.

Si la plupart des quartiers palestiniens sont soumis à des restrictions de construction, Tsur Baher est l’un des rares où la construction est libre. Une colonie juive voisine, Har Homa (photo ci-dessus), s’est emparée de la plus grande partie de ses terres ; une partie est de l’autre côté de mur de séparation israélien, et il n’y a aucune infrastructure pour atteindre ce qui reste.
Le manque de routes signifie aussi que les services d’urgence ne peuvent accéder à toutes les parties du quartier. Des enfants sont morts dans l’incendie de maisons. Et parce qu’un ordre de la police interdit aux ambulances d’entrer dans les quartiers palestiniens sans une escorte policière, des habitants sont morts alors qu’ils attendaient des soins médicaux.
« Le problème, c’est que les policiers n’arrivent pas à temps, » dit un résident. « L’ambulance est arrêtée en haut du quartier pendant une demie heure… Des gens sont morts dans cette situation. »
« L’ACRI est en train de déposer un nouvelle plainte, » ajoute Alyan.
Payer des impôts
Interrogé sur les feux de circulation à Tsur Baher, Alyan répond qu’il n’y en a aucun.
Dans un souci de sécurité des enfants, les habitants se sont collectés pour ajouter des ralentisseurs sur les routes.
Dans d’autres quartiers, les Palestiniens ont mis des fonds en commun pour payer la collecte des ordures et le balayage des rues. Après avoir payé leurs impôts.
Parce que plus de 90% des Palestiniens d’Israël vivent dans des villes séparées de la population juive, beaucoup de juifs israéliens excusent les différences entre les secteurs arabes et juifs par l’argument de « la pauvreté de la municipalité ». Ils sont pauvres, leurs villes sont pauvres. Les Arabes ne paient pas beaucoup d’impôts, ou pas assez d’impôts, ou pas d’impôts du tout, disent les juifs israéliens, alors leurs villages ne peuvent pas s’offrir les mêmes services.
Mais ce raisonnement est caduc à Jérusalem, une ville rayée de zones palestiniennes et juives. Et avec Nof Zion (Vue Zion), une colonie juive située dans le centre de Jabel Mukhaber, un quartier juif, les différences sont absolument évidentes.
« Pendant des années, Jabel Mukhaber n’avaient pas de rue principale, » dit Alyan. « Juste après qu’ils aient bâti Nof Zion, la municipalité a construit une très jolie route, avec une chaussée et un éclairage. » Mais elle s’arrête net après Nof Tzion. Elle devient cahoteuse, en gravier, puis en terre, pour les Palestiniens.
L’argument de la « municipalité pauvre » ne tient pas à Jérusalem pour une autre raison. Pour les Palestiniens de la ville, qui n’ont que la résidence et pas la citoyenneté, payer des impôts est extrêmement important.
« Si vous ne payez pas d’impôt, vous n’avez pas la preuve que Jérusalem Est est le centre de votre vie et si vous ne pouvez pas prouver ça, vous perdez votre résidence, » explique Alyan. Ce qui signifie qu’on devient apatride, un réfugié.
« Avant de trouver l’argent pour nourrir leurs enfants, les Palestiniens résidant à Jérusalem paient leurs impôts, » dit Alyan.
Tsur Baher, avec sa voisine Umm Tuba, paie approximativement 7 millions de dollars d’impôt par an à une municipalité pour laquelle ils n’ont pas voté. Les habitants de Jérusalem Est disent à Alyan que tout ce qu’ils veulent, c’est que le gouvernement investisse dans leurs quartiers les sommes qu’ils ont payées.
« Guerre psychologique »
Yousef Jabareen, le directeur de Dirasat, le Centre arabe pour le droit et la politique, explique que les services publics sont aussi financés au niveau national. C’est un autre sujet d’inégalité.
Jabareen pointe le programme de « priorité nationale » qui donne un intéressement économique à des secteurs choisis par le gouvernement. Lorsque le programme a été lancé en 1998, 550 villes juives ont reçu le statut de priorité nationale. Alors que les Palestiniens représentent près de 20% de la population d’Israël, et la moitié des pauvres de la nation, seuls 4 villages arabes ont été sélectionnés.
« Ce fut un exemple classique de la discrimination dans l’allocation des ressources du gouvernement, » dit Jabareen, ajoutant qu’on peut également trouver de graves inégalités dans le système éducatif subventionné par l’Etat.
Tout s’ajoute, du mauvais état des infrastructures au manque de services publics, pour que les Palestiniens se sentent rejetés et déconnectés, dit Jabareen.
« C’est un sentiment de frustration et de non appartenance… Que le gouvernement et l’Etat vous excluent, et que vous n’êtes pas considérés comme égal. »
Les disparités dans les quartiers de Jérusalem et les différences de financement dans toute la nation reviennent-elles à de l’apartheid ?
« Dans certains secteurs, vous pouvez identifier certaines des caractéristiques de l’apartheid qui soulèvent beaucoup d’inquiétudes pour l’avenir, » commente Jabareen.
Un jeune juif israélien, qui vient de faire son service militaire, remarque simplement, « C’est une sorte de guerre psychologique. L’idée est de faire partir les Palestiniens. »