mardi 11 août 2009

Une jérémiade

publié le lundi 10 août 2009

Uri Avnery, le 1er août 2009

— Lettre de Uri Avnery à Dov Yermiya —

Je pense qu’il est important de faire partager la déclaration d’un homme de votre qualité à ceux qui, dans notre camp, passent des nuits sans sommeil à s’inquiéter de la situation de notre État.

CHER DOV YERMIYA

J’ai reçu la lettre alarmiste que vous avez récemment adressée à un petit nombre d’amis. Vous peignez la réalité israélienne sous un jour sombre – mais vrai – et vous concluez en coupant vos liens avec elle.

« Par conséquent moi, sabra de 95 ans (né Juif israélien) qui ai labouré ses champs, planté ses arbres, construit une maison et engendré des fils, des petits fils et des arrière petits fils, qui ai aussi versé mon sang dans le combat pour la fondation de l’État d’Israël,

« déclare ici que je renonce à ma foi dans le sionisme qui a failli, que je ne serai pas loyal à l’État juif fasciste et à ses conceptions démentielles, que je ne chanterai plus son hymne nationaliste, que je ne me mettrai au garde à vous que lors des jours de deuil pour ceux qui sont tombés des deux côtés au cours des guerres, et que je regarde, le cœur brisé, un Israël en train de se suicider et les trois générations de descendants que j’y ai nourris et élevés. »

DEPUIS la première fois que je vous ai rencontré, Dov, il y a quelques cinquante ans, je vous ai toujours considéré comme le sel de la terre. Vous êtes né dans un village, fils de fermier, vous avez combattu au cours de la guerre de 1948 et êtes devenu par la suite colonel de l’armée, un homme modeste, une personne morale de chaque fibre de son être.

Lors de la première guerre du Liban, vous avez révélé les atrocités commises contre les réfugiés palestiniens dans la région de Tyr et de Sidon et votre courageux rapport ne m’a pas moins choqué que ceux sur le massacre de Sabra et Shatila. Vous n’avez pas hésité à rompre le silence, comme le font maintenant les jeunes gens de “Rompre le Silence” tout à fait conscient que vos pairs dans le corps des officiers allaient vous excommunier.

Vous êtes un homme de cœur, Dov. Voilà pourquoi vos propos m’inquiètent tant.

Je pense qu’il est important de faire partager la déclaration d’un homme de votre qualité à ceux qui, dans notre camp, passent des nuits sans sommeil à s’inquiéter de la situation de notre État.

VOUS COMMENCEZ votre lettre en citant les fondateurs du mouvement sioniste.

« Si Herzl pouvait revenir à la vie et voir ce que sont en train de faire ceux qui se réclament du sionisme, il s’enfuirait immédiatement, attristé et scandalisé, pour retourner dans sa tombe. Chaim Weizmann ferait de même ainsi que la plupart des pionniers, les pères et les mères de ma génération. C’étaient des gens de conscience et de moralité, animés par la conviction que les êtres humains sont bons et honnêtes. »

La plupart de vos violentes accusations concernent le traitement qu’inflige Israël aux Palestiniens. « Et ainsi, pendant 42 années, Israël a fait un gigantesque camp de détention de ce qui aurait du être la Palestine, et il y tient tout un peuple prisonnier, soumis à un régime oppressif et cruel, avec pour seul objectif de prendre aux Palestiniens leur pays, quoi qu’il en advienne !!!

« Les Forces Israéliennes de Défense neutralisent vigoureusement leurs tentatives de rébellion, avec le concours actif de voyous des colonies, par les moyens brutaux d’un apartheid compliqué et d’un blocus scandaleux, de harcèlement inhumain des malades et des femmes prêtes à accoucher, la destruction de leur économie et le vol de leurs meilleures terres et de leur eau.

« Sur tout cela flotte le pavillon noir de l’effrayant mépris pour la vie et le sang des Palestiniens. On ne pardonnera jamais à Israël le terrible tribut du sang répandu, et en particulier le sang des enfants, dans des proportions à faire dresser les cheveux sur la tête. »

Mais je pense que le terrible désespoir qu’expriment vos propos a aussi d’autres racines, C’est un sentiment qui trouble le cœur de beaucoup de gens de votre génération et de la mienne, le sentiment « qu’ils ont volé notre État », qu’il n’y a rien de commun entre l’État dont nous avons rêvé, pour lequel nous avons combattu et la chose qui en a pris la place.

QUAND JE pense à notre jeunesse, à la vôtre et à la mienne, une scène n’est jamais éloignée de mon esprit : le festival Dalia de 1947.

Des dizaines de milliers de jeunes hommes et de jeunes femmes étaient assis sur la pente d’une colline dans l’amphithéâtre naturel voisin du kibboutz Dalia sur le mont Carmel. C’était apparemment un festival de danses folkloriques, mais c’était en réalité beaucoup plus que cela – une grande célébration de la nouvelle culture hébraïque que nous étions alors en train de créer dans le pays et dans laquelle les danses folkloriques jouaient un rôle important. Les groupes de danseurs venaient principalement des kibboutzim et des mouvements de jeunesse, et les danses étaient des créations hébraïques originales entremêlées de danses russes, polonaises, yéménites et hassidiques. Un groupe d’Arabes dansaient la Debka avec enthousiasme, dansant, dansant et dansant encore.

Au milieu de la fête, les hauts parleurs annoncèrent que des membres de la commission d’enquête des Nations Unies qui avait été envoyée pour décider de l’avenir du pays se joignaient à nous. Lorsque nous les vîmes entrer dans l’amphithéâtre, les dizaines de milliers de participants se mirent spontanément debout pour chanter la « Hatikva »,l’hymne national, avec une sainte ferveur que répercutaient les montagnes environnantes.

Nous ne savions pas alors que, six mois plus tard, la grande guerre hébraïco-arabe allait éclater – notre guerre d’indépendance et leur Nakba. Je pense que la majorité des 6.000 jeunes gens qui sont tombés de notre côté au cours de cette guerre, et aussi les milliers qui ont été blessés – comme vous et moi – étaient présents à ce moment-là à Dalia, se regardant les uns les autres et chantant ensemble.

À quel État pensions-nous alors ? Quel État nous apprêtions-nous à créer ?

Qu’est-il arrivé à la société hébraïque, à la culture hébraïque, à la moralité hébraïque dont nous étions alors si fiers ?

OUI, NOUS avons créé un État. Comme le dit la vieille chanson : « Sur le champ de bataille se dresse maintenant une ville ». Nous avons amené des millions de gens dans ce pays. À partir d’une communauté de 650.000 personnes, nous sommes devenus une population de 7,5 millions. Une quatrième et une cinquième génération parlent l’hébreu comme langue maternelle. Notre économie est importante et forte, même en ces temps de crise. Dans plusieurs domaines, nous sommes au premier rang de l’activité humaine.

Mais est-ce là la société, est-ce là l’État que nous avions en vue le jour où il fut établi ? Est-ce là l’armée à laquelle nous avons, vous et moi, prêté serment d’allégeance le jour où elle a été créée ?

Avions-nous rêvé de cette société corrompue, une société sans compassion où une poignée de très riches vivent des ressources du pays, avec une foule de politiciens, de gens des médias et autres laquais rampant dans la poussière à leurs pieds ?

Avions-nous rêvé d’un État qui est un ghetto isolé et tenu à l’écart dans la région, traitant avec arrogance et opprimant un ghetto palestinien à l’intérieur de ce ghetto ?

Il y eut des jours où nous pouvions nous lever n’importe où dans le monde pour déclarer « Je suis israélien” » Personne ne peut plus le faire aujourd’hui. Le nom d’Israël est devenu de la boue. Depuis la guerre de Gaza au cours de laquelle notre armée a versé du plomb en fusion sur des hommes, des femmes et des enfants, beaucoup d’Israéliens évitent de parler hébreu dans les rues de villes étrangères et les Forces de Défense d’Israël ont ordonné que les visages de quelques uns de ses officiers – ceux dont le grade est équivalent au vôtre – soit voilés sur les photos publiées dans les médias.

POURQUOI CELA EST-IL arrivé ? Quand cela est-il arrivé ?

Mon objectif n’est pas d’entamer avec vous une discussion sur les éléments fondamentaux du sionisme, tant positifs que négatifs. Nous ne serions pas nécessairement d’accord. Je n’entrerai pas non plus dans la question de savoir si tout a vraiment commencé en 1967, avec la victoire enivrante et corruptrice ou si les graines du désastre avaient été semées plus tôt. Il y a une chose sur laquelle je suis entièrement d’accord avec vous : sur le fait que le pas fatal a été franchi alors, au lendemain de cette guerre, lorsque nous avions le choix entre l’or resplendissant de la paix et le vil métal de l’annexion et que nous avons tendu les mains vers ce dernier.

Ma conscience personnelle est pure. Je suis fier d’avoir été du petit nombre dans le pays et le seul à la Knesset à avoir proposé au cours même de la guerre de restituer les territoires occupés au peuple palestinien pour leur permettre d’établir leur État. Cette occasion unique a été manquée, comme vous l’indiquez dans votre lettre, à cause de l’avidité des fondateurs du mouvement de colonisation, les champions d’un Grand Israël.

À partir de ce moment, les choses se sont déroulées, comme dans une tragédie grecque, jusqu’au stade où nous nous trouvons maintenant, avec une bande composée de colons, de racistes, de nationalistes, de zélotes messianiques et de fascistes ordinaires aux commandes de l’État, faisant de la Knesset un cirque, sapant la Cour Suprême, pervertissant l’armée, imposant des lois religieuses obscurantistes, confiant les finances publiques à des hommes d’affaires incontrôlables, polluant le système d’éducation par un endoctrinement nationaliste primaire, persécutant les pauvres demandeurs d’asile, opprimant la minorité nationale et préparant des attaques militaires qui vont répandre la mort et la destruction dans des populations civiles.

Voilà l’État que vous détestez. Je n’ai aucun différend avec vous là-dessus.

Voilà l’État dont vous désespérez. Là-dessus je suis en désaccord avec vous.

VOUS PORTEZ le nom du prophète qui est le plus cher à mon cœur. Yirmiyahu, le prophète de la colère qui cria “Quel malheur pour moi, ma mère, que tu m’aies mis au monde ! Pour tout le pays, je ne suis qu’un homme contesté… tout le monde me maudit !” (Jér. 15, 10)

Mais Jérémie n’était pas seulement un accusateur, il était aussi quelqu’un qui soigne : « Tu auras à déraciner et à renverser, à détruire et à démolir, mais aussi à reconstruire et à replanter. » (Jér. 1, 10)

Vous, Dov, vous avez trop investi dans cet État pour lui tourner le dos dans un mouvement de colère et de désespoir. Le slogan le plus ressassé et le plus éculé en Israël exprime aussi une vérité : « Nous n’avons pas d’autre État ! »

D’autres États dans le monde ont sombré dans les profondeurs de la perversion et commis des crimes indicibles, bien au-delà de nos pires péchés, et sont quand même revenus dans la communauté des nations et ont sauvé leur âme.

Nous et tous les membres de notre génération qui avons participé à la création de cet État portons pour cela une lourde responsabilité. Une responsabilité envers notre progéniture, envers ceux qui sont opprimés par cet État, envers le monde entier. Cette responsabilité, nous ne pouvons pas nous en dégager.

Même à votre âge respectable, et précisément à cause de cet âge et à cause de ce que vous représentez, vous devez être une boussole pour les jeunes et leur dire : Cet État vous appartient et vous pouvez le changer, ne laissez pas les naufrageurs nationalistes vous en déposséder !

C’est vrai, il y a 61 ans nous pensions à un autre État. Maintenant, après que notre État est tombé là où il est aujourd’hui, nous devons nous souvenir de cet autre État et rappeler à chacun, tous les jours, ce à quoi cet État aurait du ressembler, ce à quoi il peut ressembler et ne pas laisser notre vision s’évanouir comme un rêve. Prêtons nos épaules à chaque effort pour réparer et soigner !

Vous avez proclamé le message de Jérémie, le prophète de la colère. Je vous supplie de proclamer aussi Jérémie, le prophète de l’espoir !

Article écrit le 1er aout 2009, publié sur le site de Gush Shalom, en hébreu et en anglais – Traduit de l’anglais « A Jeremiad »pour l’AFPS : FL