Aujourd’hui en pleine expansion, le secteur de la sécurité de l’AP en Cisjordanie a toujours servi d’instrument de contrôle et de pacification de la population palestinienne. Selon le paradigme d’Oslo, pas d’Etat indépendant sans forces de sécurité puissantes. Sous l’AP, la répression pourrait mener à un état quasi policier. Le retour d’un gouvernement d’union à Gaza rend donc indispensable une "réforme" du secteur de la sécurité.
- Les supplétifs de l’Autorité Palestinienne de Ramallah - armés, entraînés et financés par les États-Unis et l’Union européenne, contrôlés par l’occupant israélien - s’apprêtent à sévir contre des manifestants palestiniens à Jénine en 2013 - Photo : AP/Mohammed Ballas
A Shabaka, la contributrice politique Sabrien Amrov et le directeur de programme Alaa Tartir abordent ces questions en étudiant l’état du secteur de la sécurité aujourd’hui, ses origines et ses objectifs, ainsi que l’autoritarisme croissant qui fait de « la Palestine » un état sécuritaire. Tout en abordant le secteur de la sécurité à Gaza, ils s’attachent d’abord à son développement en Cisjordanie. Ils soulignent l’urgence de remettre en question les fondements d’une réforme du secteur sécuritaire, démarche qui est cruciale pour remettre sur les rails la quête palestinienne de liberté, de justice et d’auto-détermination.
Un secteur en plein essor
Depuis une dizaine d’années le secteur de la sécurité a crû plus rapidement qu’aucun autre sous l’Autorité Palestinienne (AP), qui y emploie maintenant davantage de fonctionnaires que partout ailleurs, soit 44 % sur un total de 45.000 agents. De plus en plus d’écoles et de programmes universitaires de « sciences sécuritaires » se sont créées, notamment le Palestinian Center for Security Sector Studies à Jéricho, considéré comme le plus prestigieux de Cisjordanie, et des milliers d’étudiants palestiniens séjournent à l’étranger pour recevoir une formation sécuritaire « de classe internationale ».
La sécurité engloutit une proportion non négligeable du budget de l’AP, soit près de 1 milliard de dollars (26%) du budget 2013, à comparer à seulement 16 % pour l’éducation, 9% pour la santé, tandis que la part de l’agriculture a dégringolé à 1 %, alors qu’elle est traditionnellement l’une des principales sources de subsistance pour les Palestiniens.
En outre le secteur de la sécurité bénéficie d’une aide internationale considérable : les Etats-Unis, l’Union Européenne et le Canada ont injecté des millions de dollars, rien qu’en 2013, dans ce qu’on appelle par euphémisme « la Réforme du Secteur Sécurité » (SSR). En fait on a maintenant 1 agent de sécurité pour 52 habitants palestiniens, mais 1 éducateur pour 75 habitants. La presse quotidienne publie fréquemment des annonces d’appels d’offre pour de nouvelles prisons AP – il y a déjà 52 nouvelles prisons et 8 nouveaux quartiers de sécurité – ainsi que pour des équipements anti-émeutes.
Un indicateur important de l’importance croissante du secteur de la sécurité est la désignation de personnel de sécurité à des positions de pouvoir, dans des municipalités ou des gouvernorats et à des postes politiquement sensibles. Ainsi par exemple Majid Faraj, le chef du Renseignement palestinien, faisait partie de l’équipe de négociations avec Israël. Même si certains chefs des forces de sécurité comme Jibril Rajoub et Mohammed Dahlan ont été puissants dans le passé (et le seront peut-être un jour à nouveau), ce qui est différent actuellement c’est que le phénomène est présenté dans un emballage qui lui donne l’air de participer de la construction nationale d’un Etat moderne.
Inutile de préciser que loin d’assurer la sécurité des Palestiniens, la prolifération de ce secteur, comme Israël le voulait dès le départ, a servi d’instrument de contrôle et de pacification de la population palestinienne de la zone qui se trouve sous l’autorité directe de l’AP (la Zone A, selon les Accords d’Oslo) ainsi que dans la zone contrôlée conjointement avec Israël (la Zone B). Dans ces zones, les forces de sécurité palestiniennes ont maté des manifestations, arrêté des militants, désarmé violemment les ailes militaires de partis politiques et torturé des militants et des activistes politiques. Simultanément, la collaboration sécuritaire avec Israël a atteint des sommets inégalés, comme nous le verrons plus loin. Pendant ce temps, Israël a les mains libres en Zone C, soit environ 60 % de la Cisjordanie, qui est sous son contrôle militaire.
L’évolution du secteur de la sécurité
Le secteur actuel de l’AP a son origine dans la Déclaration de Principes d’Oslo signée en 1993, où l’article VIII prévoit « une force de police puissante » pour les Palestiniens, tandis qu’Israël demeure responsable des « menaces extérieures » ainsi que de la « sécurité générale des Israéliens ». Tout cela est détaillé dans l’Annexe I de l’Accord intérimaire (Oslo II) en 1995 dans un protocole sur les opérations de sécurité conjointes israélo-palestiniennes ainsi que dans les spécifications israéliennes sur la dimension de la force et sur le type d’armes, avec les procédures de leur enregistrement. Autrement dit, l’AP jouant le rôle de sous-traitant était prévu dan les Accords d’Oslo.
Paradoxalement, cette « force de police puissante » a entraîné en partie l’intensification violente de la Deuxième Intifada et la répression israélienne contre la police palestinienne et contre d’autres institutions gouvernementales. C’est en 2002, au plus fort de la Deuxième Intifada et de l’invasion de villes palestiniennes par Israël que l’ancien président des USA George W. Bush et feu le Premier Ministre israélien Ariel Sharon ont tous deux mis l’accent sur les éléments sécuritaires de la Feuille de Route pour la Paix lancée ultérieurement, en 2003, par le Quartette.
Comme Bush le déclarait en 2003 : « Les Etats-Unis ne soutiendront pas l’établissement d’un état palestinien tant que ses dirigeants ne s’engagent pas une lutte soutenue contre les terroristes et ne démantèlent pas leur infrastructure. Cela nécessitera un effort supervisé de l’extérieur pour reconstruire et réformer les services de sécurité palestiniens ». Ainsi donc, après avoir été un droit, l’autodétermination pour les Palestiniens est devenue un privilège dont l’AP devait démontrer qu’elle le méritait.
Par ailleurs, la Feuille de Route a consolidé le basculement de la stratégie nationale de l’AP luttant pour l’autodétermination vers l’acquisition d’un secteur sécuritaire qui en principe serait régi par « les principes de gouvernance démocratique et la règle du droit », mais en réalité ne ferait que servir Israël.
En effet, la Phase I de la Feuille de Route exigeait que l’AP entreprenne « des efforts visibles » pour arrêter des individus et des groupes « menant et planifiant des attaques violentes contre des Israéliens où que ce soit ». Les conditions imposées au secteur sécuritaire palestinien incluaient : combattre le terrorisme ; appréhender des suspects ; interdire l’incitation ; collecter toutes les armes illégales ; fournir à Israël la liste des recrues de la police palestinienne ; et rendre compte des progrès aux Etats-Unis. L’évolution du secteur de la sécurité palestinienne a été « un processus contrôlé de l’extérieur », clairement « animé par les intérêts de la sécurité nationale d’Israël et des Etats-Unis »(1).
En même temps il est important de noter que l’AP sous Abbas, d’abord comme Premier Ministre puis comme Président depuis 2005, avait ses propres raisons d’adopter un tel cadre. Abbas souhaitait établir un monopole sur l’usage de la force et cimenter son leadership après qu’il eut repris les rênes de feu Yasser Arafat, ainsi que protéger le élites AP, comme notre collègue Tariq Dana, du réseau al-Shabaka, le notait récemment. En outre, l’AP avait tout intérêt à réprimer les islamistes autant que d’autres partis d’opposition en Cisjordanie, surtout après la victoire du Hamas aux élections législatives palestiniennes de 2006 et le schisme Fatah-Hamas de 2007.
Les efforts de l’industrie du développement pour réinventer les forces de sécurité palestiniennes ont gagné en puissance après que Salam Fayyad fut devenu premier ministre en 2007, toujours au nom de l’entreprise de construction nationale.
Malgré les violations évidentes et croissantes par l’AP de la règle du droit, les donateurs internationaux et l’AP elle-même ont continué à vendre la Réforme du Secteur Sécurité (SSR) comme si l’objectif était d’assurer une justice efficace et impartiale et de sauvegarder les droits de l’homme.(2) Mais dans le contexte d’une occupation militaire prolongée, l’ordre du droit et de la loi est voué à l’échec, pour rester poli. Comme l’a admis un diplomate occidental impliqué dans la formation à la sécurité, dans un rapport d’un Groupe de Crise International sur le sujet : « Le principal critère de succès, c’est la satisfaction d’Israël. Si les Israéliens nous disent que ça fonctionne bien, nous considérons que c’est un succès ».
La sécurité à Gaza
L’analyse du secteur de la sécurité dans la bande de Gaza dépasse le cadre de cette enquête, mais quelques mots conviendront à propos des similitudes entre le Fatah dirigé par l’AP à Ramallah et les autorités dirigées par le Hamas à Gaza. Sur 23.000 fonctionnaires employés par le Hamas, 15.500 travaillent dans le secteur de la sécurité. Tout comme l’AP maintient son emprise sur le pouvoir en Cisjordanie, le Hamas le fait à Gaza. Par exemple, la Commission Indépendante sur les Droits de l’homme basée à Ramallah rapportait que sur 3.185 plaintes reçues en 2012 à propos de violations commises par des agences de sécurité ainsi que par des institutions civiles, 2.273 venaient de Cisjordanie et 812 de Gaza. Reste à voir comment l’entrée du gouvernement d’union à Gaza affectera son secteur de la sécurité.
Une partie des efforts du Hamas pour garder le contrôle de la bande de Gaza a visé à maintenir des cessez-le-feu avec Israël. Paradoxalement, on peut donc dire que le Hamas a été le meilleur garant de la sécurité d’Israël depuis que le blocus de la bande de Gaza a commencé sérieusement en 2006 - mais, comme le soulignait l’analyste vétéran Mouin Rabbani, la coordination du Hamas avec Israël diffère de celle du Fatah en ce qu’elle est « informelle et manifestement tactique ». L’habileté du Hamas à faire respecter ses cessez-le-feu avec Israël est une chose que les analystes israéliens ont reconnue, même si cela n’a pas empêché Israël de lancer des offensives de plus en plus destructrices contre Gaza, pour « tondre la pelouse », euphémisme qu’ils privilégient pour leur approche assassine de Gaza.
L’oppression par une police d’État en devenir
Aujourd’hui, le résultat final de la SSR revient à renforcer l’autoritarisme de l’AP à un degré jamais atteint. Comme le soutenait Nathan Brown en parlant du contexte autoritaire de la SSR : « Le programme dans son entier est basé non pas simplement sur un désinvestissement ou une mise en attente de la démocratie et des droits de l’homme, mais sur leur renoncement pour le présent ». Yazid Sayigh a conclu que la réforme du secteur de la sécurité débouchait sur une transformation autoritaire qui menacera non seulement la sécurité à long terme mais également la capacité à réaliser un État palestinien. S’il doit y avoir un État palestinien, il risque de n’être qu’un état policier de plus comme ceux de la plupart des autres régimes arabes.
Une brève étude de ce que les Cisjordaniens endurent aujourd’hui sous l’AP montre que pour beaucoup d’entre eux l’AP des déjà devenue un état policier à travers lequel ils subissent les multiple niveaux de l’oppression, tant d’Israël que de l’AP. C’est ce qu’indique la différence de langage entre l’AP et le peuple. L’AP décrit son travail conjoint avec Israël comme « coordination » tansi, tandis que le peuple utilise le mot « collaboration » ta’awoun connoté négativement. Certains Palestiniens parlent d’une politique du « tourniquet » où des prisonniers sont libérés de la prison d’une autorité pour rentrer dans celle de l’autre. Interrogé, un résident du camp de Jénine disait : « Après que les Forces de Sécurité Préventives de l’AP m’ont arrêté et emprisonné pendant 9 mois parce que je suis membre du Hamas, trois semaines après ma libération, Israël m’a arrêté et inculpé exactement pour la même raison. Ils ont littéralement utilisé les mêmes mots ».
L’explication donnée par un cadre des Forces de Sécurité Préventives dit tout : « Nous avons des listes de noms. [Les Israéliens] ont besoin de quelqu’un et nous sommes chargés de trouver cette personne pour eux ». C’est l’approche qui existe depuis des années, comme le souligne une évaluation de 2010 par l’International Crisis Group : « Le Service de sécurité intérieure (Shin Bet) fournit à son homologue palestinien des listes de militants recherchés, que les Palestiniens vont ensuite arrêter. Les agents des IDF et de l’intelligence israélienne [disent] que ’la coordination n’a jamais été aussi extensive’, avec ’une meilleure coordination à tous égards’ ».
Alors que la répression par les forces de sécurité AP a lieu sur une base permanente et prend différentes formes, il faut donner des exemples spécifiques pour montrer à quel point les forces AP sont disposées à réprimer toute dissidence publique. A la mi-2012, les forces de sécurité AP s’en sont pris à une manifestation pacifique à Ramallah, envoyant 5 protestataires à l’hôpital et motivant des plaintes de la part de 18 autres. Les blessures infligées à un des manifestants sous garde policière étaient tellement graves que selon Amnesty International, elles équivalaient à de la torture.
En 2013 un autre rapport d’Amnesty International révèle que la brutalité policière avait entraîné la mort de deux Palestiniens : une femme de 44 ans a été tuée lors d’un raid de la police sur un village, qui a également blessé grièvement 8 autres villageois et provoqué des centaines de protestations locales et des heurts avec les forces de sécurité, avec un second Palestinien tué lors d’une opération distincte au camp de réfugiés Askar à Naplouse. La brutalité générale exercée a été décrite comme « choquante même selon les normes des forces de sécurité AP ».
Faisant écho de façon flagrante au traitement qu’inflige la justice israélienne aux tentatives palestiniennes d’assurer leurs droits à la vie, à la terre et à la liberté, les tribunaux palestiniens n’ont trouvé « aucun agent de la sécurité cisjordanienne qui soit responsable de torture, de détention arbitraire ni de cas de morts illégales en captivité […] ni aucun agent poursuivi pour avoir tabassé des manifestants à Ramallah le 28 août », selon un rapport de Human Rights Watch en 2013 ». C’est le cas même quand les agents de police sont connus. En fait, les autorités vont quelquefois jusqu’à poursuivre les victimes, comme lorsque la police a attaqué des militants en avril dernier. En fait, les forces de l’ordre ont le pouvoir d’utiliser le système judiciaire à leur bénéfice. Voilà pour l’État de droit dans les programmes SSR.
En outre, la répression ne se limite pas à des manifestants ou des personnes « recherchées », c’est-à-dire, des Palestiniens recherchés par Israël. L’ Euro-Mid Observer for Human Rights rapportait dernièrement qu’en 2013 les forces de sécurité palestiniennes avaient arrêté arbitrairement 723 et interrogé 1.137 personnes sans charges claires, ni décisions de justice, ni mandats. En outre, les forces de l’AP ont arrêté 56 personnes sur base de leur statut Facebook d’opposant, arrêté 19 journalistes et un certain nombre de dessinateurs de presse et d’écrivains. 117 cas de torture extrême ont été démontrés.
Là où la collaboration sécuritaire de l’AP avec Israël est la plus flagrante, c’est dans les camps de réfugiés de Cisjordanie, ce qui aggrave l’isolement des résidents d’avec le reste de la société, éradique et criminalise ce qui subsiste de la résistance armée palestinienne. Le traitement infligé au camp de réfugiés de Jénine fournit le meilleur exemple de cette approche. Dévasté par les forces israéliennes pendant la Deuxième Intifada en dépit d’une résistance héroïque, en 2007 Jénine commença à servir de gouvernorat pilote au gouvernement Fayyad, aux donateurs internationaux et à Israël pour ce qui est du renforcement de la primauté du droit. Sous le couvert d’une « Opération Espoir et Sourire », les forces de l’AP furent mandatées pour extirper du camp toute source « de terrorisme et d’instabilité ».
A Jénine l’oppression n’a pas cessé à ce jour. Par exemple, entre août et octobre 2013, période où se déroulaient les pourparlers parrainés par le Secrétaire d’État US John Kerry, les forces de sécurité palestiniennes et les militaires israéliens ont mené plus de 15 raids contre le camp de réfugiés de Jénine (voir le rapport de l’Agence de presse Ma’an News par exemple). En mars 2014, les forces militaires israéliennes ont donné l’assaut au camp de réfugiés de Jénine, assassinant 3 personnes et en blessant 14 autres. Avant l’opération les services d’ordre palestiniens de la zone autaient reçu l’ordre de rester dans leurs bureaux. Les forces de sécurité palestiniennes sont même utilisées pour intimider des Palestiniens qui osent critiquer leurs actions ou celles des autorités AP. Ainsi en mai 2014 les forces de sécurité palestiniennes et les gardes du gouverneur de Jénine attaquèrent un civil palestinien après qu’on l’eut entendu proférer un commentaire sarcastique sur le cortège du gouverneur à travers la ville.
L’expérience de Jénine montre que la résistance armée, jadis considérée comme partie intégrante de la lutte palestinienne pour l’autodétermination, est traitée par l’AP comme une forme de dissidence qui ne relève pas simplement du maintien de l’ordre mais doit être criminalisée et éradiquée. Ainsi donc, l’objectif plus général de la SSR est de criminaliser la résistance à l’occupation et de laisser Israël – et ses larbins attitrés - seul possesseur de l’usage des armes face à une population sans défense.
Le succès de la SSR conçue par Israël avec les USA et implémentée par l’AP repose sur la manière dont les forces de l’ordre palestiniennes sont conditionnées à se conditionner elles-mêmes. L’auto-conditionnement est visible à différents niveaux, à commencer par les autorités gouvernementales les plus haut placées. Abbas tient régulièrement des réunions avec les forces des sécurité et leur ordonne inlassablement d’agir d’une main de fer. Le porte-parole des forces de sécurité AP, Adnan al-Dimiry, est allé jusqu’à suggérer que ces forces ont produit un vrai miracle sécuritaire et que la Cisjordanie est plus sécurisée que des villes israéliennes.
On peut s’alarmer davantage encore lorsque de jeunes Palestiniens qui sont formés dans les forces de sécurité ont l’occasion de révéler leur auto-conditionnement. Comme l’avouait un étudiant de l’académie turque : « C’est du sale [boulot], mais nous devons montrer que nous sommes capables de le faire. Par après, quand nous aurons notre État, nous pourrons le gérer de manière à pouvoir en bénéficier ». Car les jeunes gens et les jeunes femmes qui rejoignent les forces de sécurité incarnent peut-être la dualité entre leur sujétion à l’occupation et leur collaboration sous la forme la plus pure.
Quand près de la moitié des emplois du secteur public palestinien sont dévolus au secteur sécuritaire, quel choix vous reste-t-il ?
A Ramallah, un groupe d’agents a admis que même si on s’est mis d’accord sur le fait que les Israéliens sont strictement interdits d’accès à la Zone A, quand ils le font, « ils nous appellent pour qu’on baisse les armes, et ils entrent. On n’a même pas le droit de paraître en rue ou dans nos voitures de police s’ils décident de venir faire une incursion. S’ils disent : disparaissez, nous disparaissons. Qui va les arrêter ? Personne ». Plusieurs analystes ont noté l’impact d’un tel conditionnement.
Le professeur de droit Asem Khalil suggère que la coordination de la sécurité elle-même est une forme de conditionnement : « La lutte palestinienne se trouve à un moment où il n’est plus question d’autodétermination – il s’agit de réputation internationale, de prouver qu’on mérite de gouverner son propre État, et la coordination est une forme de discipline où les donateurs internationaux, de concert avec la puissance coloniale, conditionnent le futur État de Palestine ». La politologue Mandy Turner argumente que l’entreprise de construction nationale est une forme de contre-insurrection mais qu’il lui faut du temps pour s’épanouir, précisément parce qu’il lui faut remodeler le sujet colonial en un conditionnement aux normes imposées par les principes néolibéraux.
Un appel aux Palestiniens pour Réformer la ’Réforme’ ».
Les « Palestine Papers » fuités par Al-Jazeera, y compris des documents détaillés issus des rencontres israélo-palestiniennes d’Annapolis en 2008, révèlent que dans une certaine mesure les dirigeants palestiniens croyaient encore que s’ils faisaient tout ce que demandaient les donateurs en termes de sécurité, ils obtiendraient un État (voir par exemple Saeb Erekat). Et pourtant les Palestiniens sont plus éloignés que jamais de s’assurer un État. Bien plus, le Premier Ministre israélien Benjamin Netanyahou a enfin dit clairement au cours de l’offensive de l’été 2014 contre Gaza qu’Israël n’abandonnerait jamais le contrôle de la sécurité en Cisjordanie.
Le mythe selon lequel les millions de dollars injectés par les donateurs dans le secteur palestinien de la sécurité serviraient l’entreprise de construction nationale a été mis à nu et on voit ce qu’il en est. La Réforme du Secteur de la Sécurité (SSR) telle qu’elle a été menée dans les TPO a faussé la lutte nationale et ses priorités dans le but de priver le peuple palestinien de sa capacité de résister au joug colonial. Elle a rompu la ligne bien visible entre la vie des Palestiniens sous l’occupation et les forces israéliennes d’occupation, contribuant ainsi à la création d’une nouvelle élite de praticiens de la sécurité qui abusent de leur pouvoirs et projettent sur les civils palestiniens les humiliations qu’ils subissent de la part des forces israéliennes.
La question qui se pose est la suivante : quel impact l’offensive israélienne de 51 jours de l’été dernier aura-t-elle sur le secteur sécuritaire dans les TPO ? Avant le début de l’offensive, on voyait peu de changements : l’opération contre Gaza avait commencé dans le sillage de la répression israélienne de juin 2014 sur la Cisjordanie, qui a connu alors une répression intensifiée de l’AP contre des manifestants palestiniens, aussi bien en tandem avec les forces israéliennes que de son propre chef. Peu après, Abbas a joué la carte nationaliste pour répondre à la colère palestinienne et mondiale causée par l’attaque contre Gaza, et l’équipe palestinienne négociant un cessez-le-feu au Caire a intégré toutes les factions. Mais dès la fin de l’offensive, Fatah et Hamas ont recommencé à s’envoyer des accusations ; il n’empêche que leur accord de fin septembre sur un gouvernement d’union pourrait mener à une relation de travail commun. Il est trop tôt pour juger de l’impact que cela aura sur le secteur de la sécurité tant à Gaza qu’en Cisjordanie.
Quoi qu’il en soit, une réforme de la sécurité sous occupation est fondamentalement faussée : plus l’AP investit dans la SSR, plus elle conforte l’occupation et plus elle est forcée d’œuvrer comme un sous-traitant d’Israël. Il y a vraiment un besoin urgent de rompre avec le paradigme du développement sécurisé élaboré sous Abbas et renforcé sous Fayyad, pour s’occuper enfin des besoins de développement réels des TPO. Nous en voulons pour preuve le fait que le nombre de familles recevant une assistance financière est passé de 30.000 à 100.000 entre 2007 et 2010 : les arguments de l’AP selon lesquels une meilleure sécurité entraînera de meilleures conditions économiques sont donc creux.
Voici pour suivre 4 recommandations adressées à la société civile palestinienne et à ses sympathisants dans le pays et à l’étranger en vue d’entamer le travail qui peut et qui doit être fait pour "réformer la réforme du secteur de la sécurité" :
* D’abord et avant tout, les organisations de la société civile palestinienne devraient se servir des médias, des forums publics et d’autres supports pour changer de discours et rejeter la croyance que résister à l’occupation doit être criminalisé. Tout peuple vivant sous occupation a le droit de résister, que ce soit par des manifestations, par le discours et les écrits, ou de se défendre d’attaques armées. En fait c’est la criminalisation de la résistance à l’occupation qui constitue un crime.
* En deuxième lieu, la société civile a besoin de toute sa créativité pour instaurer des contrôles et des bilans. La clé d’une réforme sécuritaire réussie est une responsabilisation et une prise en main publiques. Ni l’une ni l’autre n’existe dans le contexte palestinien, étant donné l’absence de tout contrôle, de toute évaluation et de surveillance indépendante, sans parler de l’occupation israélienne qui englobe tout. Les acteurs cruciaux de l’AP prétendent « qu’ils obéissent aux standards internationaux », mais sans un parlement qui fonctionne, sans un médiateur indépendant ni recours efficient au pouvoir judiciaire, ces mots n’ont pas de sens. Tant que ces contrôles et bilans ne sont pas introduits, la SSR fera partie du problème et non de la solution.
* Troisièmement, il faut trouver des moyens d’investissement créant des opportunités économiques alternatives pour permettre aux gens de survivre et de continuer la lutte contre les multiples couches de l’oppression, sans être obligés de travailler dans le secteur gonflé et répressif de la sécurité.
* Enfin, le mouvement « Boycott Désinvestissement Sanctions » (BDS) a donné à beaucoup de Palestiniens et à leurs partisans un espoir renouvelé dans l’efficacité des outils non-violents pour résister à l’oppression et garantir les droits. Certains de ses principes et pratiques d’organisation peuvent s’appliquer aux efforts pour rompre le joug de l’état sécuritaire.
Notes :
(1) Hussein Agha & Ahmad Khalidi, : "A Framework for a Palestinian National Security Doctrine" (Royal Institute for International Affairs/Chatham House,Londres 2005).
(2) Roland Friedrich & Arnold Luethold, : "Entry-Points to Palestinian Security Sector Reform" (Centre for the Democratic Control of Armed Forces (DCAF), Genève, 2007).
(3) Les citations proviennent d’interviews réalisées par les deux auteurs à Ramallah, Birzeit, Bethléem, Naplouse, Jénine et Ankara en 2012, 2013 et 2014.
* Alaa Tartir coordonne le programme de Al-Shabaka (The Palestinian Policy Network), il est chercheur doctorant au Département ’Développement International’ de la London School of Economics and Political Science (LSE). Il est également chercheur au MAS (Palestine Economic Policy Research Institute) et au Centre Bisan pour la Recherche et le Développement ainsi qu’au PARC (Palestinian American Research Center) et au Centre pour le Moyen-Orient de la LSE. Il a publié notamment "Le rôle de l’aide internationale dans le développement : le cas de la Palestine 1994-2008" (Lambert 2011).