Chaque matin nous nous réveillons avec la mise à jour de
l’inventaire d’un boucher : 100, 200, 400, 600 Palestinien-ne-s tué-e-s
par l’appareil de guerre israélien.
- Attaque israélienne
de novembre 2012 - Un Palestinien de Gaza hurle sa douleur devant la
dépouille de son ami assassiné - Photo : IndiaTimes
Ces nombres masquent beaucoup de détails : la majorité des
Gazaoui-es, qui vivent sur un territoire parmi les plus densément
peuplés et les plus appauvris de la planète, sont réfugié-e-s d’autres
régions de la Palestine historique (1). C’est une zone brutalement
assiégée d’où on ne peut se protéger de l’assaut israélien. Avant cette
« guerre », Gaza était une sorte d’espace en quarantaine, avec une
population maintenue captive et colonisée par l’habilité d’Israël à
bafouer le droit international en toute impunité (2). Et cette
population est sous régime de dépendance - en matière d’alimentation,
d’eau, de médicaments et même de déplacements – auprès de ses
colonisateurs.
En cas de cessez-le-feu, Gaza demeure colonisée, fermée, sous blocus,
c’est-à-dire, une prison à ciel ouvert, un camp de réfugié-e-s
gigantesque.
Un détail au sujet des morts toutefois est continuellement repris
dans les médias dominants basés en Occident : la grande majorité des
Palestinien-ne-s assassiné-e-s à Gaza sont des civils et ces sources
ajoutent que parmi eux se trouve un nombre « disproportionné » de femmes
et d’enfants. Le meurtre de femmes et d’enfants est horrible,
cependant, dans la répétition de ces faits dérangeants, il manque
quelque chose : le deuil de l’opinion publique pour les hommes
palestiniens assassinés par la machine de guerre israélienne.
En 1990, Cynthia Enloe (3) a inventé le concept « femmesetenfants »
afin de réfléchir à la mise en place d’une rhétorique sexuée [genrée]
pour justifier la guerre du Golfe. Aujourd’hui, nous devons être
conscient-e-s de la façon dont le cliché « femmesetenfants » est
véhiculé au sujet de Gaza et plus largement de la Palestine.
Il accomplit plusieurs exploits rhétoriques, dont deux principaux :
d’un côté, le regroupement des femmes et des enfants au sein d’une même
catégorie indistincte, regroupé-es par « similitude » de genre et de
sexe ; de l’autre, la reproduction du corps de l’homme palestinien (et
plus généralement de celui de l’homme arabe) comme toujours dangereux.
Ainsi le statut des hommes palestiniens (une
désignation qui inclut les garçons âgés de 15 ans et plus, et parfois
aussi jeunes que 13 ans) comme « civils » est toujours perçu comme
douteux.
Cette manière de genrer la guerre d’Israël sur Gaza est proche
de la rhétorique de la « Guerre contre le terrorisme », et comme Laleh
Khalili l’a remarquablement démontré (4), proche de la stratégie
contre-insurrectionnelle et du « war-making » plus globalement. Dans ce
cadre, le meurtre de femmes, de filles, de pré-adolescents et de jeunes
garçons est à relever tandis que les adolescents et les hommes sont
présumés coupables de ce qu’ils auraient pu faire si on les avait
laissés en vie. De plus, ces adolescents et hommes sont potentiellement
dangereux non seulement pour les soldats qui occupent leur pays mais
aussi pour les « femmesetenfants » qui sont les réel-le-s civils. Les
jeunes garçons après tout peuvent grandir pour devenir de violents
extrémistes. En tuant le corps, on désamorce ce potentiel.
Ainsi avec cette logique, la critique de la guerre d’Israël sur Gaza
se voit répondre, sur un ton très sérieux, des allégations sur le
« sort » des femmes et des homosexuel-le-s « sous » le Hamas. Récemment,
un porte-parole d’Israël a répondu à Noura Erakat, qui condamnait la
violation par Israël des droits universels de l’être humain, en
partageant cette pépite de sagesse : « Le Hamas, ils n’autoriseraient
pas une jeune femme progressiste laïque à exprimer ses opinions tel que
vous le faites, m’dame. Il ne permettrait pas à mes amis gays d’exprimer
leur sexualité librement ». Cette allégation vise à mobiliser la
rhétorique genrée de la « Guerre contre le terrorisme », rhétorique qui
joue sur les registres émotionnels du progressisme états-unien en
dévoyant le féminisme et les droits des LGBTQ [Lesbiennes, Gais,
Bisexuelles, Trans’, Queers].
Ce même dévoiement permet à l’islamophobie et à la guerre d’être
promues comme un bien populaire et international – après tout, c’est
bien « nous » qui défendons les personnes sans défense des ravages des
hommes arabes et musulmans (5). Laleh Khalili a nommé ceci « l’usage
d’une narration genrée pour distinguer ceux et celles qui doivent être
protégé-e-s de ceux que l’on doit craindre et détruire ». Ce discours
est si efficace qu’il n’a pas besoin de s’appuyer sur les faits : il les
outrepasse.
La machine de guerre israélienne, un peu comme celle des Etats-Unis
en Afghanistan ou en Iraq, ne protège pas les queers, les femmes et les
enfants palestinien-ne-s. Elle les tue, les mutile, les sépare de leurs
proches – pour la simple raison qu’ils sont Palestinien-ne-s, et donc
pouvant possiblement être tué-e-s en toute impunité à la vue du monde
entier. Aujourd’hui, la différence entre les « femmesetenfants »
palestinien-ne-s et les hommes palestiniens n’est pas la production de
cadavres mais plutôt la circulation de ces cadavres à l’intérieur d’un
cadre rhétorique dominant et grand public qui détermine qui a droit
d’être pleuré sur la place publique comme véritables « victimes » de la
machine de guerre israélienne.
Le grand nombre de « femmesetenfants » mort-e-s suffit à mobiliser le
président des Etats-Unis et les Nations Unies à faire des déclarations
dans lesquelles la violence est « condamnée » - mais le meurtre,
l’emprisonnement, la mutilation des hommes et garçons palestiniens en
temps de guerre et de cessez-le-feu restent tus.
En Israël, les hommes, les colons et même les soldats sont présentés
en victimes du terrorisme et de l’agression de Palestiniens. Tous ont
droit à un deuil public. A l’inverse, dans presque tous les cas où les
garçons et les hommes palestiniens sont spécifiquement pris pour cibles
par Israël, comme en témoigne le profil des prisonniers politiques et
des assassinats ciblés, ils ne sont pas vus par les médias grand publics
basés en Occident comme victimes du terrorisme et de l’agression
d’Israël.
Les Palestiniens doivent se défendre afin d’être reconnus comme êtres
humains, c’est-à-dire, reconnus dans la mort ou la vie comme victimes
des actions et des manoeuvres politiques israéliennes.
Le sexe est souvent perçu comme un accident de naissance : après
tout, nous n’avions pas notre mot à dire lorsque nous étions encore au
stade du développement dans l’utérus. Nous ne pouvions émettre une
opinion quand d’autres décidaient que nous étions nées avec un vagin (et
donc que nous étions femmes) ou nés avec un pénis (et donc nous étions
hommes). De la même façon, le péché originel de plus d’un million de
Gazaouis – péché qui les rendent passibles d’être tués, mutilés, sans
abris par voie aérienne, terrestre ou maritime – est d’être nés
Palestiniens. Le terme « Palestinien » les façonne comme menace et
cible, tandis que les termes « homme » et « femme » proposent en soi une
manière dont leur mort pourra être présentée.
Les Palestiniens ne peuvent ni choisir ni contester le fait d’être
nés Palestiniens, sous un régime de type colonial ou dans des camps de
réfugié-e-s dispersés aux alentours des frontières de leur Etat-nation.
Ils ne se sont pas [tous] décidés à s’installer à Gaza de leur proche
chef. Pour reprendre Malcolm X, ils ne sont pas arrivés ou n’ont pas
atterri sur Israël, c’est Israël qui est arrivé et a atterri sur eux
(6).
De plus, la surenchère sur le meurtre de « femmesetenfants », en
excluant celui des garçons et hommes palestiniens, normalise les
structures et les acquis du colonialisme israélien tout en les
dissimulant. On opte en effet pour « véritables civils » et « civils
potentiels ». Les hommes étant toujours déjà suspects, on imbrique la
violence dans la chair. L’anéantissement de vies, uniques et
personnelles, de femmes et d’enfants, est massifié et réduit à l’ordre
de seules statistiques.
Les Palestiniens sont présentés comme ayant l’alternative de soit
être une menace pour Israël et donc de mériter la mort qu’il reçoive,
soit de ne pas en être une et donc de mériter la poursuite de la
colonisation déguisée en « cessez-le-feu » ou, avec plus d’euphémisme,
en « paix » (7).
De toute façon, inutile de saisir une arme en Palestine pour être
révolutionnaire ou « ennemi-e » d’Israël. Inutile de protester, de jeter
des pierres ou d’agiter un drapeau pour être dangereux. Inutile de
dépendre des tunnels cachés pour de la nourriture et des médicaments
contre le cancer pour être considéré-e-s comme faisant parti-e-s de
l’infrastructure civile du terrorisme. Pour être une menace à Israël, il
vous suffit simplement d’être Palestinien-ne-s. Pour Israël, les
Palestinien-ne-s servent de rappel qu’il y a un « autre » - un irritant,
une tache, une compréhension consciente ou inconsciente que la
possibilité pour l’un d’être une « nation juive » ou une « démocratie
juive » est inexorablement liée à la présence ou l’éradication de
l’autre.
De même, chaque homme, femme et enfant palestinien-ne-s évoluent dans
une infrastructure rhétorique et matérielle, qui les identifie et les
dénombre, les séquestre et les place en quarantaine, les occupe et les
divise, les prive de leurs droits et leur impose le sous-développement,
les assiège et part en guerre contre eux en toute impunité. Ces
agissements, quotidiens, ont fini par ne plus nous indigner. Peut-être
n’est-ce pas surprenant étant donné l’effacement et la normalisation de
la mort lente, du génocide, de la violence structurelle, de la
dépendance vécue quotidiennement dans les réserves des Natif-ve-s
Américain-e-s ou sur les territoires aborigènes d’Australie.
En réalité, c’est la normalisation du colonialisme de peuplement
d’Israël (8) qui produit la guerre actuelle sur les réfugié-e-s
vivant-e-s dans la prison à ciel ouvert de Gaza comme un « événement »
détaché et condamnable. C’est par la faute de ce colonialisme de
peuplement que Gaza est évoquée comme annexe et différente de la
Palestine historique, que la « Cisjordanie » et « Gaza » sont deux
entités séparées et séparables, plutôt qu’une seule nation divisée et
exilée entre des territoires détachés par ces pratiques coloniales.
La guerre actuelle repose sur la poursuite de la violence quotidienne
structurelle et informelle qu’affrontent les Palestinien-ne-s
vivant-e-s à Gaza, en Cisjordanie ou en tant que citoyen-ne-s
palestinien-ne-s en Israël : de la monopolisation des ressources, au
tarissement de l’eau, en passant par la démolition des maisons, les
check-points, les routes réservées aux colons, les débats sur le
« transfert » de population, jusqu’aux prisons débordées et à la
citoyenneté de seconde zone. La Palestine historique, du fleuve à la
mer, est une colonie israélienne, à différents stades de succès.
Les hommes, les femmes et les enfants palestinien-ne-s sont un seul
peuple – un peuple assiégé et sous occupation coloniale. Ils ne
devraient pas être distingué-es dans la mort en raison de leur appareil
génital car cette distinction reproduit une hiérarchie des victimes et
mort-e-s dignes d’être pleuré-e-s (9). Les Israélien-ne-s juif-ve-s
(dont les soldats et les colons) occupent le plus haut degré de cet
échelon macabre, les hommes palestiniens le plus bas.
Cette hiérarchie est à la fois racialisée et genrée, connexion qui
permet au concept de « femmesetenfants » palestinien(ne)s d’émerger,
d’attirer publiquement et internationalement la commisération par les
seuls spectacles de violence, ou « guerre » - mais jamais dans la
lenteur et le silence des mort-e-s sous les conditions d’occupation
coloniale - temporalité propre au « cessez-le-feu ». Insister sur le
droit de pleurer publiquement et également chaque mort-es
palestinien-ne-s, hommes, femmes, enfants – au moment d’une invasion
militaire et aussi pendant le quotidien de l’occupation et de la
colonisation, c’est revendiquer leur droit en premier lieu à pouvoir
exister (10).
Notes :
1)
http://www.merip.org/primer-palesti...2)
ERAKAT Noura, article « No, Israel Does Not Have the Right to Self
Defense In International Law Against Occupied Palestinian Territory »,
dans Jadaliyya, 11 juillet 2014
3) ENLOE Cynthia, article
« Womenandchildren : making feminist sense of the Persian Gulf Crisis »,
dans The Village Voice, 25 septembre 1990
4) KHALILI Laleh, article
« Gendered practices of counterinsurgency », dans Review of
International Studies, Volume 37, Issue 04, October 2011, pp 1471-1491
5) GORDON Neve, PERUGINI Nicola, article « On ’Human Shielding’ In Gaza », dans Contercurrents, 20 Juillet 2014
6)
Malcolm X, discours « We Didn’t Land On Plymouth Rock », au Founding
Rally pour l’Organization of Afro-American Unity, 28 Juin 1964
7)
http://electronicintifada.net/conte...8) Sur cette question, lire "Qu’est-ce que le colonialisme de peuplement ?" de Maya Mikdashi, dans Jadaliyya, 17 juillet 2012
9) EL-SHARIF Farah, article « Is Palestinian Life Grievable ? », dans The Islamic Monthly, 21 juillet 2014
10) BUTLER Judith, livre Precarious Life : The Powers of Mourning and Violence, Verso, 2004