Israël s’est fixé une stratégie pour modifier le droit international, de sorte que les acteurs autres que les Etats et les populations civiles qui les soutiennent ne puissent plus, notamment, prétendre à la protection des armées d’invasion, et pour saper deux principes fondamentaux du droit international : le principe de distinction et le principe de proportionnalité.
Se donner les moyens de poursuivre « la guerre asymétrique » contre les peuples qui résistent, se livrer au pillage de leurs ressources, sans être encombré par le droit.
L’agression israélienne contre Gaza en décembre 2008/janvier 2009 n’était pas simplement un assaut militaire contre une population essentiellement civile, réduite à la pauvreté et victime d’une occupation et d’un siège depuis 42 ans. Elle s’intégrait aussi dans une autre agression, permanente, contre le droit international humanitaire par un groupe israélien hautement coordonné, d’avocats, d’officiers, d’hommes politiques et de responsables de relations publiques, dirigé (pas moins) par un philosophe de l’éthique. Leurs travaux sont coordonnés avec les gouvernements dont les dirigeants politiques et militaires cherchent les moyens de poursuivre « leur guerre asymétrique » contre les peuples qui résistent à leur domination, de se livrer au pillage de leurs ressources et de pouvoir agir sans s’encombrer des droits de l’homme ni du droit international en vigueur aujourd’hui. Leur campagne a eu des avancées, et ce serait mieux qu’elle soit prise au sérieux par nous tous.
Depuis qu’Ariel Sharon a été inculpé par un tribunal belge en 2001 pour son implication dans les massacres de Sabra et de Chatila, et qu’Israël est confronté à des accusations de crimes de guerre après son invasion des villes de Cisjordanie en 2002 - qui fit un nombre élevé de victimes civiles (quelque 500 personnes tuées, 1 500 blessées, et plus de 4 000 arrêtées), des centaines de maisons démolies et détruisit totalement l’infrastructure urbaine -, Israël s’est fixé une stratégie audacieuse et agressive pour modifier le droit international, de sorte que les acteurs autres que les Etats, pris dans un conflit avec des Etats et considérés par les Etats comme des acteurs « non légitimes » (des « terroristes », des « insurgés » et des « acteurs non étatiques », comme les populations civiles qui les soutiennent) ne puissent plus prétendre à la protection des armées d’invasion. L’urgence de cette campagne s’est trouvée accrue par une série de revers notables qu’Israël a subis par la suite aux Nations-Unies.
En 2004, à la requête de l’Assemblée générale, la Cour internationale de Justice de La Haye a jugé que la construction du mur par Israël à l’intérieur du territoire palestinien était « contraire au droit international » et qu’il fallait le démanteler - un avis adopté à la quasi unanimité par l’Assemblée générale ; seuls, Israël, les Etats-Unis, l’Australie et quelques atolls du Pacifique l’ont contesté. En 2006, la commission d’enquête de l’ONU a conclu à « une tendance significative des Forces de défense israéliennes (FDI) à se servir de façon indiscriminée et disproportionnée de la force contre les civils libanais et leurs biens civils, sans faire de distinction entre civils et combattants, et entre biens civils et cibles militaires. » Les critiques sévères du rapport Goldstone des Nations-Unies sur Gaza accusant le gouvernement et les militaires israéliens d’avoir, une fois encore, ciblé des civils palestiniens et provoqué des destructions disproportionnées, ont rendu cette campagne encore plus urgente.
Israël veut se dégager du droit international actuel
Heureusement, cela sera difficile. Par son impact, la théorie d’une guerre juste, à laquelle aspire le droit international humanitaire (DIH), vise à limiter la guerre et, en particulier, à en réglementer la conduite et la portée. Les guerres entre Etats ne doivent jamais être des guerres totales entre nations ou populations. Quoi qu’il arrive aux deux armées en cause, quels que soient la victorieuse ou la vaincue, la nature des combats ou le nombre de victimes, les deux nations ou les deux populations doivent à la fin de la guerre être des communautés toujours en fonctionnement. La guerre ne peut être une guerre d’extermination ou de nettoyage ethnique. Et ce qui est vrai pour les Etats l’est autant pour les organismes politiques assimilables à des Etats comme le Hamas et le Hezbollah, qu’ils pratiquent le terrorisme ou non. Les populations qu’ils représentent, ou dont ils revendiquent la représentation, sont des peuples comme les autres (Margalit et Walzer, 2009).
Protéger les vies, les biens et les droits humains des civils pris dans une guerre, contre la puissance et l’impunité des Etats, est particulièrement à l’ordre du jour à notre époque où, comme nous le dit le général britannique Rupert Smith (2005), la guerre moderne glisse très vite de sa forme conventionnelle entre Etats vers ce qu’il appelle un « nouveau paradigme » - « une guerre parmi la population » - où « nous combattons au milieu de la population et non sur un champ de bataille ». L’expression plus en vogue utilisée par les militaires de « guerre asymétrique » est sans doute plus juste et plus révélatrice, car elle souligne la différence immense existant entre la puissance des Etats et de leurs armées, et la faiblesse relative des forces non étatiques auxquelles ils se confrontent.
Aujourd’hui, la question d’adapter les lois et les approches éthiques, nées de la guerre traditionnelle entre Etats, aux nouvelles formes de « guerre asymétrique » se pose comme une entreprise légitime et vitale. Comme l’indique le juge Richard Goldstone dans le rapport de la Commission d’enquête des Nations-Unies sur le conflit de Gaza (2009:5), « La Commission a interprété (son) mandat comme une demande pour qu’elle mette la population civile de la région au coeur de ses préoccupations en ce qui concerne les violations du droit international. » Deux questions préoccupantes de première importance se posent ici : la protection de tous les non-combattants qui se trouvent pris dans un conflit armé, que les belligérants soient des Etats ou non, et le niveau auquel les acteurs autres que les Etats doivent être tenus responsables au regard du DIH, quelle que soit la justesse de leur cause. Le rapport Goldstone, reconnaissant les limites dans lesquelles les acteurs non-Etats opèrent, évoque donc aussi l’obligation pour les groupes armés palestiniens « de faire preuve d’attention et de prendre toutes les précautions possibles pour protéger la population civile à Gaza des risques inhérents aux opérations militaires ».
Le sens commun et la justice s’opposent à toute symétrie dans les responsabilités entre des armées puissamment équipées et coordonnées, soutenues par un Etat et capables de mettre en mouvement des forces énormes pour exercer un contrôle actif sur un territoire et son peuple (en l’espèce, Israël sur les Territoires palestiniens occupés) et la faiblesse militaire, les contraintes financières et les difficultés fondamentales des acteurs non-Etats qui résistent à l’oppression, s’agissant des responsabilités concernant la protection de leur peuple et la formation d’un « champ de bataille » neutre, séparé des populations civiles (comme dans le cas des Palestiniens).
Néanmoins, même la symétrie simplement insinuée introduite par la Commission Goldstone, où les acteurs non-Etats détiennent une légitimité en tant que « partie », est inacceptable pour les dirigeants politiques et militaires israéliens. Et ceci, alors qu’en 1960 la déclaration de l’Assemblée générale de l’ONU relative à l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples colonisés a approuvé le droit de ces peuples à l’autodétermination et, par extension, leur droit à résister à « l’assujettissement, la domination et l’exploitation étrangers » - une fois encore, avec les obligations énoncées par le rapport Goldstone. Pas plus que l’idée que les Etats et leurs armées doivent être astreints de façon significative, dans leurs actions militaires, au respect du DIH n’est acceptable pour les décideurs israéliens, politiques et militaires. Ils cherchent donc à modifier le droit international dans un sens qui leur permette - et par extension, également aux autres Etats impliqués dans les « guerres contre le terrorisme » - de poursuivre efficacement leur guerre au milieu de la population, tout en supprimant la légitimité et les protections dont jouissent leurs ennemis non-Etats.
Pour mener la campagne contre le droit : un professeur d’éthique
Cette campagne est conduite par deux personnalités israéliennes : Asa Kasher, professeur de philosophie et d’ « éthique pratique » à l’université de Tel Aviv, auteur du Code de conduite de l’armée israélienne, et le général Amos Yadlin, ancien directeur du Collège de la Défense nationale des FDI - sous les auspices duquel Kasher et son « équipe » élaborèrent ce Code de conduite - et aujourd’hui chef des Renseignements militaires. Et, Kasher l’affirme avec force, il est tout à fait opportun et compréhensible que les Israéliens suivent ce code.
« La question décisive, dit-il, est la façon dont les pays évolués se conduisent. Nous, en Israël, nous avons une position clé pour faire évoluer le droit dans ce domaine parce que nous sommes en premières lignes dans le combat contre le terrorisme. Cela est reconnu petit à petit, tant dans le système juridique israélien qu’à l’étranger. Après le débat devant la Haute Cour de justice sur la question des exécutions ciblées, il n’y eut nul besoin de revoir le document (sur l’étique du combat contre le terrorisme) que Yadlin et moi-même avions élaboré, pas même une virgule. Ce à quoi nous oeuvrons actuellement, c’est à une ébauche du droit. Il y a des idées qui ne sont seulement juridiques mais qui comportent aussi de forts éléments d’éthique...
« Les Conventions de Genève se fondent sur des centaines d’années de traditions en matières de règles justes de combat. Ces règles sont adaptées aux guerres classiques, où une armée combat une autre armée. Mais à notre époque, tout ce qui a trait aux règles pour un combat juste se trouve mis de côté. Des efforts sont en cours au niveau international pour revoir les règles afin de les adapter à la guerre contre le terrorisme. Avec ces nouvelles dispositions, on fait toujours la distinction entre ceux qui peuvent et ceux qui ne peuvent pas être atteints, mais pas dans l’approche directe qui existait dans le passé. Le concept de proportionnalité a également été changé » (cité dans Ha’aretz du 6 février 2009)...
« Le droit international coutumier s’est construit à travers tout un processus historique. Si ce sont des Etats qui sont impliqués dans un certain type d’activités militaires contre d’autres Etats, milices, et autres, et si tous agissent d’une façon relativement similaire les uns envers les autres, alors il y a une chance pour que cela devienne du droit international coutumier... Je ne suis pas optimiste au point de croire que le monde va bientôt choisir la voie ouverte par Israël pour l’évolution du droit international coutumier. Mon espoir est que notre doctrine, à quelque modification près, soit intégrée dans le droit international coutumier afin de réglementer la guerre et d’en limiter les victimes » (Kashe’r, 2009 : 7)...
Principe de distinction et principe de proportionnalité
Dans leur offensive contre les protections accordées par le DIH aux acteurs non étatiques et aux populations qui les soutiennent, Kasher et Yadlin s’attaquent à deux grands principes fondamentaux du DIH : le principe de distinction et le principe de proportionnalité.
Le principe de distinction, inclus dans la
Quatrième Convention de Genève de 1949 et ses deux Protocoles additionnels de 1977, fixe des règles absolues : les civils ne peuvent être pris pour cibles par des armées et, au contraire, ils doivent être protégés. L’article 3 de la Quatrième Convention de Genève stipule que : «
Les personnes qui ne participent pas directement aux hostilités... seront, en toutes circonstances, traitées avec humanité... A cet effet, sont et demeurent prohibées, en tout temps et en tout lieu, à l’égard des personnes mentionnées ci-dessus : les atteintes portées à la vie et à l’intégrité corporelle... les atteintes à la dignité des personnes. »
Le principe de proportionnalité, inclus dans les protocoles de 1977 de la Quatrième Convention de Genève (dont ni les Etats-Unis ni Israël sont signataires mais qui, néanmoins et vu le droit coutumier, les engage), considère comme un crime de guerre le fait d’attaquer intentionnellement un objectif militaire tout en sachant que les victimes civiles collatérales seront manifestement excessives par rapport à l’avantage militaire attendu. « La présence au sein de la population civile de personnes isolées ne répondant pas à la définition de personne civile, » stipule le Protocole 1 en son article 50-3, « ne prive pas cette population de sa qualité. »
Ebranler ces principes est par conséquent une clé pour ce que Kasher et Yadllin (2005) poussent en avant comme une « nouvelle doctrine de l’éthique militaire ». Celle-ci se fonde sur un privilège des Etats en conflit avec des acteurs autres que des Etats et leur donne autorité pour juger qui est un adversaire « terroriste », terme dépourvu de toute définition consensuelle dans le DIH et qui ôte évidemment toute légitimité aux acteurs non étatiques ainsi qualifiés. Effectivement, la « juste doctrine de guerre contre le terrorisme » de Kasher et Yadlin repose sur une définition tendancieuse du « terrorisme », taillée sur mesure pour légitimer la politique et les actions d’un Etat. Nous définissons « l’acte de terrorisme » écrivent-ils (2005:2) « comme un acte perpétré par des individus ou des organisations, mais pas au nom d’un Etat, dans le but de tuer ou blesser d’autres personnes, dans la mesure où celles-ci sont membres d’une population particulière, pour insuffler la peur parmi les membres de cette population - de la terroriser - afin de l’amener à modifier la nature de son régime, ou de son gouvernement, ou de la politique suivie par ses institutions, pour des motifs politiques ou idéologiques - et notamment religieux ».
En définissant le terrorisme comme « un acte » exécuté par un individu ou une organisation, Kasher et Yadlin sortent les luttes prolongées des acteurs non-Etats de leur contexte et les dépolitise, notamment celles de tous les peuples opprimés par des régimes d’Etat (et d’entreprise). Même s’ils admettent une certaine légitimité à une « guerre de guérilla », en ramenant le combat populaire à une série d’actes distincts, ils donnent la possibilité de qualifier un mouvement de résistance dans son ensemble de « terroriste » uniquement sur la base d’un acte en particulier, ou plus, sans égard à la situation ou à la justesse de la cause de ce mouvement. Une fois acquis, il est facile de criminaliser la résistance d’un non-Etat, puisque le terrorisme, selon les termes de Kasher, est « complètement immoral ». Quand, par exemple, les Palestiniens ou le Hezbollah attaquent des soldats israéliens en service actif, Kasher considère ces actes comme un « enlèvement » et non comme une « capture ».
Ce langage et cette approche ont également pour effet de privilégier les acteurs Etats, car ils laissent entendre que les actions d’un Etat sont par définition légitimes et pas « totalement immorales ». Même quand un pays est accusé de crimes de guerre, il est souvent en mesure de justifier ses actes par une « nécessité militaire ». Il est extrêmement difficile de vraiment sanctionner ou punir un pays pour crimes de guerre même quand ceux-ci sont considérés avoir été commis, et même quand ils ont vraiment été commis, la signification de « crime de guerre » étant différente de celle appliquée au type de criminalisation pour les acteurs non-Etats. Les Etats peuvent être sanctionnés mais leur légitimité existentielle ne leur est pas retirée. L’Allemagne a été jugée coupable de crimes de guerre épouvantables pendant la période nazie, et elle en a subi certaines conséquences, mais cela ne l’a pas empêchée de rejoindre la communauté internationale aussitôt après la guerre. Ainsi Kasher et Yadlin qualifient un acte, d’acte de terrorisme, à partir de son « objectif » de terroriser une population précise, sans le moins du monde penser à appliquer ce même principe à la politique d’Israël lui-même et à ses actions au cours de son occupation de 42 ans, et ce, malgré une documentation complète sur cette mise en place du terrorisme.
Désigner les « terroristes »
Combien est évidente cette utilisation tendancieuse et intéressée de l’idée de « terrorisme » quand Israël déclare que les Gardes de la révolution iranienne est une « organisation terroriste », alors que, en tant qu’agents de l’Etat, ils n’entrent pas dans la dichotomie Etat/non-Etat de Kasher et Yadlin.
Comment alors empêcher la communauté internationale de qualifier les Forces de défenses israéliennes et les diverses agences clandestines, comme le Mossad ou le Shin Beit (Services généraux de sécurité), d’ « organisations terroristes » ? Le rapport Goldstone lui-même conclut que l’offensive d’Israël contre la bande de Gaza durant l’opération Plomb durci est une « attaque sciemment disproportionnée conçue pour punir, humilier et terroriser une population civile. » Conscients de cette contradiction, Kasher et Yadlin prennent soin d’ajouter cette mise en garde : ils définissent un acte de terrorisme comme un acte qui « n’est pas commis au nom d’un Etat ».
Après avoir délégitimé les « actes de terrorisme non commis par des Etats », Kasher et Yadlin poursuivent alors par la légitimation des actions des Etats, telles que celles engagées par Israël contre le Hezbollah, le Hamas, c’est-à-dire en réalité contre toute la résistance palestinienne, en invoquant encore une fois la « légitime défense », revendication que, selon la théorie de la Juste Guerre et l’article 51 de la Charte des Nations-Unies, seul un Etat peut opposer.
Cela faisant, ils commencent le récit des faits qui ont conduit à l’attaque contre Gaza par les actes de l’organisation « terroriste », et d’elle seule : lancer des roquettes sur la ville de Sderot et ses environs. Rien sur le fait que la vaste majorité des Gazaouis sont des réfugiés de 1948, privés de leur droit au retour et spoliés de leurs biens et actifs. Rien sur l’occupation depuis 1967 et sur le sous-développement recherché de l’économie de Gaza ; rien sur l’exclusion depuis 1989 des travailleurs gazaouis du marché du travail en Israël jusqu’à ce qu’ils soient devenus dépendants et ainsi conduits à l’appauvrissement ; rien sur les années de colonisation où 7 000 Israéliens toisaient un million et demi de Palestiniens qui le payèrent cher en vies humaines et en moyens de subsistance ; rien sur le siège illégalement imposé depuis 2006 ni sur la façon dont la bande de Gaza est devenue la plus grande prison à ciel ouvert du monde ; rien sur le fait que, jusqu’à aujourd’hui, la plus grande partie du territoire de Gaza - et de sa mer - est interdite aux agriculteurs et aux pêcheurs palestiniens ; rien sur cette réalité que les Gazouis vivent au milieu de la boue et des eaux usées parce qu’Israël a détruit massivement leur infrastructure ; rien sur la vie gâchée des jeunes ; rien sur le respect par le Hamas, pendant 18 mois, du cessez-le-feu qu’il était même prêt à prolonger, jusqu’à ce qu’Israël le rompe le 4 novembre 2008, provoquant les attaques de roquettes. Rien, en somme, sur ce qui pourrait amener à se poser cette question : l’agression contre Gaza était-elle véritablement un acte de légitime défense ?
De fait, le processus de dé-contextualisation est un préalable à l’éthique que propose Kasher au niveau international comme base de moralité, du droit, de la pratique politique et de la guerre. Plutôt que de prendre en compte les quatre décennies et plus d’occupation de Gaza et de la Cisjordanie, où l’on pourrait considérer que la puissance occupante a au moins un minimum de responsabilité dans ce qui s’y passe, Kasher préfère baser toute sa justification morale sur ce qu’Israël a fait au fil des années selon un principe désincarné de « double effet » selon lequel, « lorsque nous visons un objectif en lui-même moralement justifié, il est tout autant moralement justifié de l’atteindre, même si cela peut conduire à des conséquences non souhaitées - à la condition que ces conséquences soient inévitables et involontaires et qu’un effort ait été fait pour minimiser leurs effets négatifs. » Comme si maintenir une occupation belligérante pendant près d’un demi-siècle était inévitable et involontaire, et qu’Israël ait pris effectivement des mesures pour en minimiser ses effets négatifs !
De nouvelles règles pour le contre-terrorisme
Ceci, en fait, instaure une hiérarchie dans les priorités - les « obligations » pour les Etats - qui inverse complètement le droit international humanitaire. Le principe de distinction ne peut être respecté, soutiennent Kasher et Yadlin, parce que « les terroristes ne respectent pas les règles ». Il faut au minimum une « mise à jour fondamentale du concept de guerre ». « Alors que nous en étions à rechercher comment formuler la façon de combattre le terrorisme, » écrit Yadlin (2004), « nous avons compris que nous nous trouvions devant un genre différent de guerre, où les lois et l’éthique de la guerre conventionnelle ne s’appliquaient pas. Cela n’entraîne pas seulement une asymétrie avec les chars... la principale asymétrie se trouve dans les valeurs des deux sociétés impliquées dans le conflit, dans les règles auxquelles elles obéissent...
« Un nouveau modèle de guerre - le contre-terrorisme - requiert un nouvel ensemble de règles sur la façon de se battre. L’autre côté se bat en dehors des règles et il nous faut donc instaurer de nouvelles règles dans le droit international pour les conflits armés. Le devoir de l’Etat est de défendre ses citoyens. A chaque instant, un terroriste s’échappe parce qu’on se préoccupe des dommages collatéraux, nous pourrions en arriver à faillir à notre devoir de protéger nos citoyens. Nous cherchons des alternatives pour ne pas provoquer de dommages collatéraux, ou le moins possible, mais notre obligation première est de défendre nos citoyens... »
Ainsi, selon Kasher, dans une zone telle que la bande de Gaza sur laquelle les FDI n’ont aucun contrôle effectif, l’obligation de faire la distinction entre terroristes et non-combattants ne reposerait pas sur les épaules (d’Israël) puisqu’il n’y est pas le véritable décideur. Donc, les chefs militaires doivent donner la première importance à la réalisation de leurs objectifs militaires, puisque c’est de ceux-ci que dépend leur « légitime défense ».
Puis, vient en priorité la protection de la vie des soldats - en effet, Kasher et Yadlin définissent les soldats comme « des civils en uniforme », passant sous silence le principe que le devoir d’un Etat est de protéger ses citoyens en déployant des combattants entraînés et armés, ayant juré de poursuivre les objectifs militaires de l’Etat. Ce n’est qu’alors que l’armée doit se soucier d’éviter de blesser des non-combattants civils. « Envoyer un soldat (à Gaza) se battre contre le terrorisme est justifié, » écrit Kasher, « mais pourquoi devrais-je l’obliger à prendre de risques supplémentaires pour épargner celui qui se trouve à côté du terroriste ? » demande Kasher. « Du point de vue de l’Etat d’Israël, cette personne est beaucoup moins importante. J’ai plus de devoir à l’égard du soldat. S’il faut choisir entre le soldat et celui qui est près du terroriste, la priorité va au soldat. N’importe quel pays en ferait autant. »
A suivre
Jeff Halper est directeur du Comité israélien contre les démolitions de maisons (ICAHD) et auteur de
An Israeli in Palestine : Resisting Dispossession, Redeeming Israel (Pluto Press, 2008). Son adresse mel :
jeff@icahd.org.