30-09-2011
Est-il concevable de réclamer la fin du conflit israélo-palestinien,
signer l'appel juif Européen à la raison, et se déclarer hostile à la
demande de reconnaissance de l'État Palestinien aux Nations Unies comme
le fait Bernard Henry-Lévy ? La réponse est non, selon le philosophe
Daniel Salvatore Schiffer.
La toute récente mais déjà historique demande, de la part de Mahmoud Abbas, de voir son pays, la Palestine,
enfin reconnu officiellement,
auprès des Nations-Unies, en tant qu’État souverain, a fait couler,
chez les commentateurs politiques les plus avisés, beaucoup d’encre.
Parmi ces nombreuses réactions, émerge, notamment, celle de
Bernard-Henri Lévy, publiée dans se revue
La Règle du Jeu de ce 27 septembre, sous le beau et généreux titre de "
Israël - Palestine : la paix, vraiment", puis reprise dans son "bloc-notes" de l’hebdomadaire "
Le Point" de ce 29 septembre, sous l’étrange et décevant titre, apparemment contradictoire par rapport au premier, de "
Sur une demande palestinienne qui ne sert pas la cause de la paix".
Certes, pourrons toujours me rétorquer les esprits chagrins, quoique
légitimement perplexes, pourquoi privilégier, peut-être arbitrairement,
cette analyse plutôt qu’une autre ? D’autant que, à l’inverse de Lévy,
je viens de soutenir, moyennant trois articles consécutifs dans la
presse européenne francophone (le site du "
Nouvel Observateur", en France, ainsi que les quotidiens "
La Libre Belgique", à Bruxelles, et "
Le Temps",
en Suisse), cette demande du président de l’Autorité Palestinienne.
Davantage : j’y fustigeais ce regrettable fait qu’en lui opposant une
fin de non-recevoir, et surtout son veto au Conseil de Sécurité, le
président des Etats-Unis d’Amérique, Barack Obama, avait manqué là, en
plus de se montrer indigne de son prix Nobel de la paix, un important
rendez-vous avec l’Histoire.
À cette très opportune question, quant à ma décision de répondre à
cette ultime prise de position de Lévy, je répliquerai donc de la
manière suivante : parce que l’honnêteté intellectuelle m’induit à
reconnaître, par-delà le contentieux philosophique qui nous oppose sur
bien d’autres points, que son opinion s’avère, en la circonstance,
particulièrement bien charpentée : son argumentation, qui ne manque pas
de subtiles nuances, s’y révèle intelligente, appuyée sur une manifeste
connaissance du sujet qu’il traite, le tout enrobé d’une solide, et
parfois imparable, documentation.
Soit ! Mais alors, renchériront les plus exigeants de mes
interlocuteurs, pourquoi, dans ce cas, cette volonté, de ma part, de
critiquer cet avis ? Parce que Bernard-Henri Lévy, par-delà cet apparent
fondement de sa démonstration, y manque en réalité, comme souvent,
l’essentiel : ce qui tend, dès lors, à diminuer fortement, en fin
d’analyse, cette même pertinence philosophico-politique que l’on était
tenté de lui attribuer, en la matière, au départ !
Je m’explique.
Il est vrai que l’auteur de "
La Barbarie à visage humain" et autre "
Testament de Dieu"
est, comme il ne manque pas de le rappeler dès le début de son papier,
un très cohérent et ferme "partisan depuis plus de quarante ans de
l’avènement d’un État palestinien et de la solution ‘deux peuples, deux
Etats’" : raison pour laquelle il est par ailleurs un des premiers
signataires, tout comme moi, du fameux "
JCall"
("European Jewish Call for Reason" - "Appel Juif Européen à la
Raison"), mouvement regroupant, entre autres, des intellectuels
progressistes et pacifistes juifs préconisant la création, aux côtés
d’Israël, d’un Etat palestinien, pour, comme le spécifie le langage
diplomatique, "une paix juste et durable".
Hypocrisie
Dont acte ! Mais, alors, pourquoi se déclarer aussi ouvertement,
ainsi que Lévy l’écrit au terme de ce même papier, "hostile à l’étrange
demande de reconnaissance unilatérale qui doit être discutée ces jours
prochains par le Conseil de Sécurité des Nations-Unies à New York" ? Et
de justifier son point de vue, via une explicite référence au président
de l’Autorité Palestinienne, Mahmoud Abbas, tout autant qu’au Premier
ministre d’Israël, Benyamin Netanyahou, par cette conclusion : "rien ne
pourra leur éviter le douloureux et coûteux face-à-face sans lequel il
n’y a jamais, nulle part, de vraie reconnaissance ; rien ni personne ne
pourra leur faire faire l’économie de ce mouvement apparemment simple
mais qui sera, pour tous deux, le plus long des voyages : le premier pas
vers l’autre, la main tendue, la négociation directe".
Paroles admirables, doublée d’une non moins estimable envolée
lyrique, certes… mais ô combien pourtant - le paradoxe n’est qu’apparent
- implicitement injustes !
Car, proche là de cette hypocrisie propre à ces "docteurs de la loi"
qu’on appelait autrefois les "pharisiens", ce que Bernard-Henri Lévy
oublie de préciser, en sa feinte générosité, c’est qu’il n’est pas, par
définition, sinon par position ontologique, de possible "vraie
reconnaissance", pour reprendre ses propres mots, lorsque les deux
interlocuteurs en question ne sont pas, tant sur les plans théorique que
pratique, sur un pied d’égalité.
Car le moins que l’on puisse dire, en l’occurrence, c’est qu’il y a, a priori,
une manifeste disparité, génératrice du plus disproportionné et
déséquilibré des dialogues, entre ces deux entités : d’une part, une
Palestine encore faible, sans Etat souverain, sans frontières
internationalement reconnues ni armée constituée ; d’autre part, un
Israël hyper puissant, doté d’un État souverain, avec des frontières
internationalement reconnues et une armée redoutable.
Judaïsme
Quant à ce "premier pas vers l’autre" qu’invoque ici, avec en
filigrane la morale d’Emmanuel Levinas en personne, Bernard-Henri Lévy,
celui-ci devrait savoir, puisque son compère Gilles Hertzog le répute,
dans un article publié tout récemment sur le très officiel site
(belliqueusement baptisé "L’art de la philosophie ne vaut que s’il est un art de la guerre…")
de BHL, "le plus lévinassien, avec Alain Finkielkraut et Jean-Luc
Marion, des penseurs d’aujourd’hui", que cette altérité dont parle si
admirablement bien Levinas tout au long de son œuvre, depuis "Totalité et Infini" jusqu’à "Humanisme de l’autre homme",
se doit d’être en premier lieu, si elle se veut authentique,
"asymétrique", c’est-à-dire sans attendre, nécessairement, la réciproque
de la part d’autrui.
Bref, et c’est là toute la grandeur de l’éthique levinassienne, sorte
d’"impératif catégorique" post kantien : un geste gratuit, un
comportement désintéressé, une parole sans calculs, une pensée sans
arrière-pensée !
L’intrinsèque identité du vrai Juif, pour Levinas, c’est bien autre
chose, du reste, que l’appartenance à un territoire national, aussi
légitime soit-elle, ou la revendication d’une existence géographique,
aussi respectable soit-elle. Mieux : plus que l’incarnation d’un état
politique, c’est, tout d’abord, la manifestation d’un état spirituel.
Davantage : c’est, plus profondément encore, une dimension métaphysique,
bien plus qu’une expression idéologique ou même une instance
religieuse. Oui : c’est, en définitive, comme une idéale région, très
humaine quoique d’essence divine, de l’âme.
Telle est la raison, par ailleurs, pour laquelle Sartre suggère, en ses très justes "
Réflexions sur la question juive",
qu’on ne nait pas juif, mais qu’on le devient ! Et, ajouterais-je, par
la seule et unique force de l’exemple. Tout le cosmopolitisme, matrice
intellectuelle d’un universalisme sans lequel il n’est point de
véritable tolérance entre les peuples, ni de fraternité entre les
individus et de concorde entre les nations, se voit, là, parfaitement
synthétisé : paradigme et quintessence, tout à la fois, du judaïsme.
D’où, urgente, y compris sur le plan politico-idéologique et sans
pour autant rien renier de cette héroïque idée que fut celle du
sionisme, cette autre interrogation majeure au regard de la
problématique qui nous occupe en ces lignes : Bernard-Henri Lévy, malgré
ses prêches et nonobstant ses prétentions, n’aurait-il donc compris
aussi partiellement que partialement, à l’instar des actuels
responsables israéliens ou que son très dogmatique mentor Benny Lévy,
l’essence du judaïsme lui-même, encore trop embourbé, tout empreint de
stérile loi mosaïque qu’il est, dans cette ancestrale, et désormais
inefficace au regard de la modernité, loi du talion : un très peu
charitable, à dire vrai, "œil pour œil, dent pour dent" ?
Le comble pour l’auteur du "
Génie du judaïsme", texte inséré, paraphrasant au passage le Chateaubriand du "
Génie du christianisme", dans ses
Pièces d’identité !