Isabelle Avran
L’un après l’autre, les Etats d’Amérique latine reconnaissent l’Etat palestinien. Dans ses frontières de 1967. Et donc avec Jérusalem-Est pour capitale. Face à la politique israélienne et à l’impasse organisée par ses dirigeants, le geste est d’importance et indique, aussi, la responsabilité de la communauté internationale à mettre un terme à l’occupation d’un Etat par un autre. Symbolique ? Pas seulement. En témoigne l’énervement manifesté par les dirigeants israéliens. Car ce bouleversement géopolitique, où des pays dits émergents contribuent à écrire l’histoire sur la base du droit, s’inscrit dans un mouvement plus large en faveur des droits du peuple palestinien, alors que les Etats-Unis ont renoncé à leurs exigences sur la colonisation israélienne et que l’Europe donne des gages au gouvernement israélien tout en tenant le discours du droit.
« Le moment venu ». L’Union européenne, de nouveau, s’est engagée à reconnaître l’Etat palestinien indépendant dans les frontières de 1967, « le moment venu ». Mais, après près de vingt ans de processus dits de négociations entre Israël et les représentants palestiniens et alors que les dirigeants israéliens continuent de refuser le droit international comme fondement de tout accord, quand ce « moment » sera-t-il enfin « venu » ? Peu après la signature des accords intérimaires d’Oslo à Washington, en 1993, les dirigeants israéliens affirmaient que le calendrier de négociations ne devait pas être considéré comme sacré. Aujourd’hui, une génération et plusieurs milliers de morts plus tard, ils assurent qu’ils ne négocieront pas le chronomètre à la main. « Contrairement au gouvernement israélien, qui se satisfait du statu quo de l’occupation et de la poursuite de la colonisation, le peuple palestinien doit rechercher sa liberté par le biais de n’importe quelle option pacifiste qui lui est offerte », souligne dès lors le négociateur palestinien Saëb Erakat. D’où l’option d’une reconnaissance multilatérale, par la communauté des nations, de l’Etat de Palestine dans les frontières de 1967, avec Jérusalem-Est pour capitale et la reconnaissance du droit des réfugiés tel qu’affirmé par l’Onu.
Face à l’impasse, l’Amérique latine entre en scène
Bouleversant les cartes de la géopolitique, c’est sur la voie de la reconnaissance que s’engagent les uns après les autres les Etats d’Amérique latine. Après le Brésil, l’Argentine et la Bolivie, l’Equateur, à son tour, vient d’annoncer qu’il reconnaît la Palestine en tant qu’ « Etat libre et indépendant aux frontières de 1967 » et l’Uruguay a fait part de son intention de faire de même dès 2011. Comme le Chili, le Mexique et le Venezuela, tous avaient fait part de leur exaspération à l’issue de l’attaque meurtrière des commandos israéliens contre la flottille de solidarité avec la population de Gaza au printemps dernier, un an et demi après l’offensive criminelle d’Israël contre le petit territoire sous blocus.
Une série de décisions d’importance face à l’impasse à toute solution politique imposée par les dirigeants israéliens. En Israël même, les Palestiniens citoyens de l’Etat doivent affronter de nouvelles discriminations et menaces qui visent à remettre en cause leur présence. Aux discriminations politiques, économiques et sociales, à l’effacement des noms de lieux arabes historiques, s’ajoutent menaces et arrestations, appels de rabbins extrémistes à ne pas leur louer ni leur vendre d’appartements. Ceux-ci surfent sur la vague extrémiste des autorités qui ont adopté une loi contraignant les citoyens à faire allégeance à l’Etat. Dans la bande de Gaza, le blocus se pérennise tragiquement tandis que les raids israéliens continuent de tuer. En Cisjordanie, la colonisation a repris de plus belle après un moratoire partiel qui ne concernait ni Jérusalem, ni les infrastructures, ni les constructions déjà en cours. Dans la période qui a suivi la fin de ces dix mois de moratoire, plus de 1500 nouvelles « unités de constructions » ont été recensées par la « Fondation for Middle-East Peace » (FMEP) outre Jérusalem. Les annonces dans et autour de Jérusalem-Est (dans le « Grand Jérusalem » qui s’étend en Cisjordanie) sont de 1000 unités dans la colonie de Har Homa, 300 dans celle de Ramot, 655 dans celle de Pisgat Ze’ev, 130 dans celle de Gilo, sans compter l’extension des routes reliant ces colonies à Israël. Tandis que l’érection du mur de l’annexion qui empêche toute vie notamment économique se poursuit elle aussi. La stratégie n’est pas neuve. C’est même la constante de la politique israélienne, qui consiste à rendre impossible l’existence d’un Etat palestinien indépendant dans les frontières de 1967, d’en morceler le territoire durablement en micro-enclaves, d’empêcher toute solution politique à Jérusalem. Elle ne fait aujourd’hui que s’intensifier, confirmée par les rodomontades des dirigeants israéliens qui multiplient les nouveaux alibis pour refuser la négociation sur la base du droit.
Le gouvernement de Tel-Aviv ne s’y trompe pas qui dénonce cette reconnaissance de l’Etat de Palestine avec colère comme une condamnation d’Israël et prétend y voir un acte unilatéral, alors même qu’il fait de l’unilaltéralisme la méthode de sa politique de faits accomplis. Depuis son offensive militaire d’ampleur contre la population palestinienne de la bande de Gaza, puis son attaque meurtrière contre la flottille de la liberté, les contradictions sur la scène internationale vis-à-vis de sa politique se font plus vives. Une partie de plus en plus importante de la communauté des nations condamne et en appelle à la mise en œuvre, enfin, du droit du peuple palestinien à l’autodétermination et donc en particulier à son Etat souverain. Le rapport du juge Goldstone, mettant en évidence des crimes de guerre et possibles crimes contre l’Humanité, a été adopté au conseil des droits de l’Homme et à l’Assemblée générale des Nations unies. Il s’agit, Israël le sait, d’une défaite politique et morale historique et ses dirigeants politiques et militaires s’inquiètent des conséquences juridiques que le rapport pourrait entraîner à leur encontre dans nombre de pays. D’autant que le juge Goldstone a souligné le rôle de l’impunité dans l’impasse de la paix. Alors qu’Israël réagit par la fuite en avant dans les actes de guerre, son attaque contre des passagers d’un navire turc de la flottille pour Gaza a soulevé l’indignation des sociétés civiles dans le monde et brouillé un peu plus les relations entre Tel-Aviv et Ankara, alors même que la Turquie était l’un de ses alliés stratégiques et demeure un pilier de l’Otan en Méditerranée. Israël, comme les Etats-Unis, s’étaient engagés dans la négociation en 1991 avec un objectif : ne restituer que des bribes au peuple palestinien, mais tenter de faire sauter le verrou palestinien à l’ouverture du marché du grand Moyen-Orient. La fuite en avant dans la guerre et la colonisation rendent pour Israël cet objectif caduc. Comme le confirme également l’échec prévisible de l’Union pour la Méditerranée, après celui, pour les mêmes raisons, du processus de Barcelone.
Laisser la négociation au seul tête-à-tête entre Israéliens et Palestiniens conduit à l’impasse
Tel-Aviv cherche donc le soutien de Washington et, à tout le moins, la neutralité complice de l’Europe. Les Etats-Unis n’ont pas renoncé à un rôle hégémonique dans la région. Ils savent, comme le soulignait le général Petraus, que la politique israélienne les met en difficulté dans leurs guerres, en Irak et en Afghanistan. De fait, le versement de l’aide militaire des Etats-Unis à Israël pour 2011 est repoussé ; un élément non négligeable, même s’il ne diffère pas à lui seul l’hypothèse d’un nouveau conflit. Mais pour autant, les Etats-Unis ont de toute évidence renoncé aux promesses initiales de Barak Obama, notamment concernant les colonies, pourtant qualifiées d’« obstacle majeur à la paix ». Le 4 juin 2009, au Caire, le président américain avait affirmé que les Etats-Unis ne sauraient accepter la poursuite de leur construction laquelle, rappelait-il alors, viole les accords signés et met en cause les efforts pour aboutir à la paix. « Il est temps » que cela cesse, assurait-il alors. Le 8 décembre dernier, P.J. Crowley, porte-parole du département d’Etat, affirmait à l’inverse que l’extension du moratoire, sans même évoquer la fin de la colonisation ni encore moins le démantèlement des colonies pourtant illégales, ne représentait pas la base la meilleure pour reprendre des pourparlers directs. Dans la même veine, si les Etats-Unis continuent de prôner l’établissement d’un Etat palestinien aux côtés d’Israël comme condition de la sécurité régionale, le congres américain a été jusqu’à adopter une résolution rejetant catégoriquement toute tentative palestinienne d’obtenir la reconnaissance de l’Etat en dehors du cadre d’un accord entre les deux parties, palestinienne et israélienne, et elles seules. Autrement dit, tant qu’Israël continue d’en refuser l’avènement… Statu quo, donc, ou plus exactement poursuite de la colonisation et de l’accaparement de terres et de ressources en eau, que les dirigeants israéliens considèrent comme annexables, et poursuite de l’occupation. Il est temps au contraire de sortir la négociation qui n’en a plus que le nom d’un tête à tête totalement déséquilibré, où le veto de la puissance occupante fait figure de loi imposée, et donc sans issue. « Cette fois ci nous devons chercher à atteindre le meilleur de nous mêmes. Si nous le faisons, quand nous reviendrons l’an prochain, nous pouvons arriver à un accord qui permettra l’entrée aux Nations unies d’un nouveau membre : l’Etat indépendant et souverain de Palestine, vivant en paix avec Israël », déclarait en septembre Barak Obama. Le président, disposant d’une marge de manœuvre réelle face au congrès, saura-t-il la mettre à profit ?
L’Europe doit prendre ses responsabilités
L’Europe, de son côté, ne cesse de réaffirmer sa volonté d’agir pour la création d’un Etat palestinien « souverain » aux côtés d’Israël. « L’UE et les Etats-Unis sont fermement engagés à travailler de concert pour faire des progrès vers la paix israélo-palestinienne et la création d’un Etat palestinien contigu, viable et souverain aux côté d’un Etat d’Israël sûr », a ainsi pu affirmer la chef de la diplomatie de l’UE, Catherine Ashton, à l’issue d’une rencontre le 16 décembre à Bruxelles avec l’envoyé spécial américain pour le Proche-Orient George Mitchell,. Mais l’Union européenne –France en tête- continue de refuser de s’engager sur un calendrier ou d’envisager la moindre sanction contre Israël pour le contraindre au droit, développant au contraire une coopération tous azimuts avec Tel-Aviv, gage offert à la poursuite de l’impasse mortifère.
De nouveau, l’UE se dit disponible pour reconnaître l’Etat palestinien indépendant viable et souverain aux côtés d’Israël, « le moment venu ». Une formule connue, qu’elle avait déjà utilisée en 1999. Voici bientôt douze ans. On se souvient que, selon les termes mêmes de l’accord intérimaire d’Oslo, la négociation sur le statut final devait aboutir au plus tard au bout de cinq ans. Une date repoussée (déjà) à mai 1999, la première étape de la mise en œuvre d’Oslo datant de mai 1994, soit peu après l’attentat meurtrier contre des Palestiniens en prière à la mosquée d’Hébron. Mai 1994, cinq ans au plus : mai 1999. Lors du sommet de Berlin, en mars 1999, l’UE « réaffirme le droit permanent et sans restrictions des Palestiniens à l’autodétermination, incluant l’option d’un Etat ; souhaite l’accomplissement prompt de ce droit ; appelle les parties à s’efforcer de bonne foi à une solution négociée sur la base des accords existants sans préjudice de ce droit, qui n’est soumis à aucun veto ; exprime sa conviction que la création d’un Etat palestinien démocratique, viable et pacifique sur la base des accords existants et à travers des négociations serait la meilleure garantie de la sécurité d’Israël et de l’acceptation d’Israël comme un partenaire égal dans la région ; déclare sa disposition à considérer la reconnaissance d’un Etat palestinien le moment venu en accord avec les principes de base cités ci-dessus ». Benyamin Netanyahu, déjà lui, est alors au pouvoir à Tel-Aviv. Son refus de mettre en œuvre les accords signés agace. L’Europe, mais aussi les Etats-Unis qui convoquent la rencontre de Wye River.
A l’époque, à l’instar de tous les gouvernements qui l’ont précédé depuis le début du processus dit de paix, le gouvernement de Benyamin Netanyahu ne parvient pas au terme de son mandat. Des élections législatives anticipées sont prévues pour… mai 1999. La réaction de Washington, comme celle de l’UE, ne se fait pas attendre. L’une et l’autre font pression sur la partie palestinienne pour qu’elle renonce à proclamer son Etat indépendant en mai. Un argument officiel et un enjeu annoncé. L’argument ? Ne pas proclamer l’Etat unilatéralement. C’est-à-dire si l’occupant le refuse. L’enjeu ? Ne pas risquer un échec électoral d’Ehud Barak, candidat travailliste. Celui-là même qui a mené campagne au sein du parti travailliste contre la ratification des accords d’Oslo. Celui-là même qui conduira ensuite la délégation israélienne à Camp David, pour des négociations dites finales, au cours desquelles les Palestiniens prôneront le droit comme base d’une négociation devant porter sur ses modalités d’application et les Israéliens revendiqueront la renonciation préalable au droit international. Ehud Barak, celui-là même qui participe aujourd’hui au gouvernement de Benyamin Netanyahu, le plus à l’extrême droite de l’histoire du pays.
La suite de ce « moment » sans cesse reculé est connue, du discours sur Camp David visant à imputer le refus de la paix aux Palestiniens et à délégitimer toute forme de négociation, à la répression immédiate massivement meurtrière des manifestations contre la provocation d’Ariel Sharon sur l’esplanade des mosquées et visant à militariser une seconde Intifada qui couvait dans la dichotomie entre discours de paix et réalité de la colonisation sur le terrain ; de la réoccupation de toute la Palestine à la mort toujours inexpliquée du président Yasser Arafat ; du retrait de Gaza dès lors sous blocus pour geler « dans le formol » (selon l’expression de Dov Weisglass, alors conseiller d’Ariel Sharon) toute négociation au refus de la paix générateur de toutes les radicalités et élément clé de la division politique et territoriale palestinienne ; de l’offensive contre la population gazaouie au blocus de tout espoir de solution. Sans qu’aucune des lignes rouges franchies par Israël ne suscite de sanctions. Pire : c’est Paris qui multiplie alors les gages, de l’acharnement de Bernard Kouchner à faire avaliser par ses homologues européens le rehaussement des relations avec Tel-Aviv début décembre 2008 au soutien sans faille à l’entrée d’Israël au sein de l’OCDE qui aura lieu au printemps de cette année.
A contre-courant du droit. A contre-courant des revendications exigeantes des sociétés civiles. A contre-courant de l’histoire, dont les Etats d’Amérique latine viennent de contribuer à faire bouger les lignes. A contre-courant de tous les espoirs proclamés de paix. Un sondage de l’Ifop pour l’AFPS le confirme : 70% de nos concitoyens sont favorables à l’établissement d’un Etat palestinien indépendant dans les frontières de 1967, comme garantie de la paix. Car chacun le sait : seul le droit international peut garantir la paix. Oui, le moment est venu. La France et l’Europe ont les moyens de réintégrer la scène politique et de reconnaître enfin l’Etat palestinien indépendant dans ses frontières de 1967, avec Jérusalem-Est pour capitale et sans préjudice des droits des réfugiés palestiniens. Pas un Etat croupion sur quelques enclaves autonomes. Pas un Etat privé la vallée du Jourdain ou de sa continuité territoriale entre la Cisjordanie et la bande de Gaza. Un Etat souverain, participant, avant son admission pleine et entière au sein de l’Onu, de toutes les instances internationales non soumises à veto (FAO, Unesco …), et dont il s’agirait enfin d’obtenir, d’urgence, la libération.
2011, avec la bataille qui devrait s’engager à l’Onu sera, de ce point de vue, une année décisive.
Paris, le 1er janvier 2011.