Cet ouvrage instructif et passionnant devrait se trouver dans toutes nos librairies et bibliothèques.
La Palestine vient d’avoir son dictionnaire amoureux. 481 pages composées d’articles classés par ordre alphabétique qui racontent l’histoire, la beauté, les couleurs, les odeurs, les bonheurs, les amitiés, les malheurs, les tragédies de la Palestine, ce pays situé «hors du lieu», «hors du temps». Cet ouvrage de référence est écrit par Elias Sanbar (voir encadré page suivante), l’enfant du pays qui puise dans la mémoire collective et personnelle.A travers ce dictionnaire, l’auteur met en scène nombre de sujets : des souvenirs d’enfance, des analyses sur les colonies israéliennes, la complexité des papiers d’identité des Palestiniens, les deux Intifadas, des réflexions politiques sur la Palestine et les Palestiniens, les personnalités pro-palestiniennes, etc.
Les lecteurs/trices peuvent ainsi s’immerger au cœur de ce pays, de son histoire, de sa géographie, de son cinéma, de sa politique, de sa littérature, de ses recettes de cuisine, de ses anecdotes, l’histoire de son enfermement, de sa destruction et bien d’autres thémes à découvrir dans cet ouvrage agrémenté de dessins d’Alain Bouldouyre. L’objectif principal de cet auteur, «interdit de toute autre passion, de tout autre sujet d’intérêt » est double. D’une part, il consiste à faire découvrir une «Palestine intime» ainsi qu'une «autre Palestine», celle qu’il connaît de l’intérieur et celle qu’il a connu lors de ses voyages en train, en avion, en bateau, en voiture, à pied, mais aussi par les lectures, la recherche... Et d’autre part, il vise à «démystifier un pays» en mettant en scène une réalité autre que celle relayée par les médias et les représentations dominantes qui portent préjudice à la Palestine et à son peuple contraint à l’errance et à l’oubli.
Pourquoi la Palestine est-elle racontée sous forme de dictionnaire ? Pour expliquer ce choix, Elias Sanbar ose une métaphore : «Les dictionnaires, leur structure, la forme dictionnaire ont la qualité d’être accordés au sujet palestinien». De quelle manière ? «Par l’aspect fragmenté de leur construction (...), leur multiplicité qui sont comme l’empreinte sur le papier de l’éclatement du réel palestinien, de sa dispersion, de ses profondes liaisons...» Il ressort de cet ouvrage l’image d’une Palestine dont l’histoire est à la fois simple et complexe. La complexité de ce pays apparaît essentiellement à travers des mots et des termes qui permettent aux lecteurs/trices de cerner les problématiques palestiniennes et ainsi une compréhension de ce conflit qui prend l’allure d’une éternité.
A la lettre A, on apprend que dans le contexte palestinien, l’Absence, ghurba, gharîb et mughtarib, et l’Exil manfâ et manfî équivalent à une double absence. D’abord, «l’absence de chez soi», c’est-à-dire de sa terre, de son pays, de son territoire de naissance, de son lieu de vie naturel. Cette absence est essentiellement spatiale, territoriale, faisant référence à «l’absence du nom» et à «l’effacement des cartes géographiques de plus de quatre cents localités» en terre palestinienne. Elle est également temporelle car le présent, dominé par l’absence, l’effacement et la disparition des villes et des villages palestiniennes «a pris le pas sur la présence du passé disparu».
De nombreux auteurs traduisirent et/ou adaptèrent ensuite, «l’absence à soi» qui renvoie à l’être, à l’intériorité, à l’intimité et ainsi à l’identité personnelle de chaque Palestinien, considéré comme un exilé, soit un «absent de son état», un réfugié qui fait vivre dans sa mémoire sa Palestine, «réduite à l’état de souvenir par l’occupation».
Par ailleurs, les Palestiniens sont des manfiyyin, des «exilés bannis», dont la situation les contraint à vivre une ghurba qui signifie émigration en langue arabe, terme associé à la notion d’étranger qui cependant fait l’objet d’un paradoxe. Car, bien qu’au moment de la Nakba, les Palestiniens aient cherché refuge dans les pays arabes, ils ont malgré tout le statut de «résidents de la ghurba». Par la force des choses, les territoires arabes sont devenus des territoires «de l’étrangéité». Mais si les Palestiniens oublient, ils deviendront des ghurab. Leur absence deviendra alors «celle de l’effacement de leur nom et des noms de leurs terres».
La section relative à la lettre nous permet également d’appréhender l’une des questions centrales dans le conflit israélo-palestinien, en l’occurrence Al aâwda (le retour) car elle suppose une solution pour les réfugiés palestiniens et pose la question de la légitimité ou pas de la création de l’Etat d’Israël. Pour les Palestiniens, la question du retour est associée à l’injustice et à la négation de leur droit de vivre chez eux qui est à l’origine de leur expulsion de leur terre. Pour les Israéliens, elle est source d’angoisse, car elle renvoie à un «danger existentiel» qui risque de «délégitimer leur droit de vivre» en Israël.
Afin d’illustrer son propos, l’auteur cite deux résolutions adoptées par l’Organisation des Nations Unies. Dans le paragraphe II de la résolution 194 (III), la clause relative au droit au retour met en exergue quatre idées : la possibilité aux Palestiniens de retourner dans «leurs foyers» ; la compensation des pertes pour ceux qui ne souhaitent pas le retour; l’inscription du retour dans la perspective «d’une réparation d’un tort» et du rétablissement d’un «droit naturel antérieur» et l’idée d’un «droit collectif» alors que son application est individuelle.
La seconde résolution (11 mai 1949) porte sur l’engagement d’Israël d’appliquer les résolutions 181 (II) du 20 novembre 1947 et 194 (III) qui affirment le droit au retour et au partage de la Palestine entre deux Etats. Comme ces résolutions n’ont pas été appliquées par Israël, la diplomatie palestinienne a fait des propositions qui posent le postulat que le droit au retour est «un droit naturel», voire «un droit humain inaliénable» qui permet à tout Palestinien de «vivre chez lui, en paix, dignité, liberté, respect et harmonie avec ses voisins». Ce droit «ne peut être négocié - alors que- son application et sa mise en pratique peuvent l’être».
Par ailleurs, elle pose les conditions pour sortir de l’impasse actuelle. D’une part, l’idée que «le principe de la reconnaissance du droit de retour» des Palestiniens implique «la reconnaissance par Israël de sa responsabilité concrète et morale de la nakba (l’expulsion en 1948)» et l’idée qu’Israël doit admettre le fait que les Palestiniens furent des victimes au cours de cet épisode tragique de l’histoire de ce pays, d’autre part.
La partie consacrée à la lettre I nous offre l’opportunité de nous familiariser à l’un des termes-clés de la situation palestienne, en l’occurrence l’Intifadha, c’est-à-dire la guerre des pierres. C’est en décembre 1987, dans les camps de réfugiés de Ghaza, que commence l’Intifadha, cette révolution de la pierre menée par les enfants palestiniens des territoires occupés et les réfugiés exilés. Elle est la conséquence de «vingt ans d’oppression, de répression, d’humiliation par une armée d’occupation, du refus permanent de reconnaître l’Organisation de libération de la Palestine comme le représentant unique et légitime des Palestiniens».
Elle a mis en lumière le caractère inégal et injuste de la situation entre Israël et les Palestiniens en matière notamment de moyens de défense : des pierres contre des armes sophistiquées. L’Intifadha a permis la mobilisation et l’organisation de la société civile. En 1991, sur ordre des autorités locales et nationales, l’Intifadha s’arrêta. C’était le temps du processus de paix. Pourtant, des événements tragiques, des attentats suicides palestiniens et bien d’autres facteurs viendront contribuer à la dégradation de la situation. La croyance en la paix s’amenuisera dans les deux camps. La seconde Intifadha éclate en 2000. Cette dernière se caractérise essentiellement par l’utilisation des armes à feu. Elle «permettra à Israël de récupérer et d’affirmer à nouveau qu’il ne faisait que se défendre et protéger légitimement ses citoyens», écrit Sanbar.
La lettre M quant à elle nous invite à découvrir la politique d’apartheid dont font l’objet les Palestiniens de Palestine et qui s’est matérialisée par la construction d’un mur d’une longueur de 709 km, ce qui signifie que «85% se retrouveront à l’intérieur des Territoires palestiniens et de Jérusalem-Est», ajoute l’auteur. C’est en novembre 2000 qu’Ehud Barak lance le projet de la construction d’un mur de séparation au nord et au centre de la Cisjordanie. Les travaux débutent en 2002. Le projet aboutit à un tracé plus étendu, incluant une «zone de suture», contiguë aux lignes d’armistice de 1049, «la ligne verte», celle-là même censée devenir la future frontière entre les Etats palestiniens et israéliens.
Le mur est construit sur des terres confisquées, voire «réquisitionnées par ordonnances militaires notifiées aux propriétaires palestiniens». Les conséquences pour les Palestiniens et leur territoire sont catastrophiques et souvent dévastatrices, car ce projet a perturbé le réseau des voies de communication rurales, supprimé des routes, des chemins, des champs agricoles et réduit les terres palestiniennes. La construction du mur, qui a réduit cette région de la Palestine à une enclave, constitue une atteinte au droit des Palestiniens de vivre dignement, car il compromet l’accès des Palestiniens aux soins et au travail, réduit leur liberté de mouvement et de circulation dans les zones urbaines notamment.
Ce ne sont là que quelques entrées d’un dictionnaire exceptionnel qui offre une découverte inédsite de la Palestine, à l’échelle de l’histoire, mais aussi des hommes et des femmes, dans leurs vécus, leurs traditions et leurs rêves incarnés dans un combat pour la terre.
Elias Sanbar, Dictionnaire amoureux de la Palestine, collection dirigée par Jean-Claude Simoën, dessins d’Alain Bouldouyre,
Ed. Plon, 2010, 496 p. Nadia Agsous