Denis Sieffert
Dix ans après le début de l’affaire concernant la mort du petit Mohammed Al-Dura, Charles Enderlin démonte une à une les accusations de la droite pro-israélienne.
C’est une histoire comme seul sans doute le conflit israélo-palestinien peut en engendrer. Lorsque des femmes et des hommes, les uns cyniques, les autres gavés de propagande, deviennent capables du mensonge le plus fou, en application de cet adage qui défie toute morale : la fin justifie les moyens.
Rappelons brièvement les faits : le 30 septembre 2000, au carrefour de Netzarim, dans la bande de Gaza, un homme, Jamal Al-Dura, et son fils, Mohammed, sont pris dans une fusillade entre des combattants palestiniens et l’armée israélienne. À plusieurs reprises, ils sont atteints par des balles provenant de la position israélienne. L’enfant succombe dans les bras de son père. Un parmi tant d’autres, hélas, puisque 1 273 enfants seront abattus par des soldats israéliens au cours de la dernière décennie [1]. Mais, cette fois, un caméraman est là, qui filme la scène. Il s’appelle Talal Abou-Rameh. Il est le caméraman « historique » du correspondant de France 2 à Jérusalem, Charles Enderlin. Mohammed Al-Dura ne sera jamais un anonyme dans les décomptes macabres de fin de journée : il a un nom, une silhouette, un visage. En quelques jours, il devient le symbole de la « barbarie israélienne ».
C’est ce symbole que quelques hommes, agents de désinformation, adeptes de la théorie du complot, tous idéologiquement proches des milieux néoconservateurs américains et israéliens, vont s’efforcer de détruire. S’ensuit une incroyable machination. À l’origine, une officine de désinformation bien connue, destinée à un public français : la Metula News Agency (Mena). Le scénario est l’œuvre d’activistes français qui s’adjoignent les services de pseudo-experts israéliens, dont l’homme qui avait déjà prétendu démontrer qu’Itzhak Rabin avait été victime d’un complot fomenté par Shimon Peres… Et ce scénario est hallucinant : tout ne serait que mise en scène orchestrée par Talal Abou-Rameh, avec la complicité d’Enderlin. Le petit Mohammed aurait joué sa propre mort. Sur ses lèvres, affirment ces « experts » de pacotille, on pouvait lire les consignes qu’il donne lui-même au caméraman. Et les soubresauts de son corps après l’impact de la dernière balle prouvent qu’il n’est pas mort. Il coulerait aujourd’hui des jours heureux en Libye.
Selon une variante, l’enfant serait mort, mais tué délibérément par des Palestiniens. Un « sacrifice humain » en quelque sorte. Qu’importe les dizaines de témoins de la scène, tous ne sont que les complices d’une gigantesque mise en scène. L’histoire aurait pu s’arrêter là, circonscrite à une poignée de fanatiques. Mais, en vérité, elle ne fait que commencer. Et c’est ici que le livre d’Enderlin devient passionnant, lorsqu’il raconte comment, par cercles concentriques, les réseaux de cette extrême droite pro-israélienne vont parvenir à diffuser leur énormité dans des médias grand public : une chaîne de télévision allemande, le Los Angeles Times, le Wall Street Journal. Chaque fois, il suffit d’un relais bien placé pour que la thèse du complot soit reprise ou, à tout le moins, le doute subtilement instillé sur l’authenticité des faits. Des personnalités « médiatiques », comme le président du Crif, Richard Prasquier, le philosophe Alain Finkielkraut, Pierre-André Taguieff – qui voit pourtant des « complots » partout – mais aussi des journalistes comme Clément Weill-Raynal (France 3), Élisabeth Lévy et l’inévitable Daniel Leconte (Arte) [2], qui ira jusqu’à demander la tête d’Enderlin dans le bureau d’Arlette Chabot, alors directrice de l’information de France 2, jouent les procureurs.
Le livre de Charles Enderlin retrace par le menu les persécutions dont il a été la cible, avec les siens. Il reprend les faits un à un. Il a appris à ses dépens que les arguments les plus fous doivent être réfutés avant qu’à force de se répandre ils finissent par prendre consistance.
Dix ans après les faits, l’offensive se poursuit. En lisant le récit serré et rigoureux d’Enderlin, on est parfois pris de vertige. Comment certains, qui avaient dénoncé avec une juste indignation les théories du complot qui ont suivi les attentats du 11 septembre 2001, ont-ils pu succomber à la même folie ? Et quelle crédibilité professionnelle peuvent encore revendiquer ces journalistes qui ont cyniquement prêté la main à l’opération ? Dieu merci, des personnalités comme Élisabeth Schemla et quelques autres ont su garder raison, et la direction de France 2 n’a jamais lâché son journaliste. L’une des leçons de cette affaire, c’est que cette camarilla de la droite pro-israélienne est finalement plus redoutable en France ou aux États-Unis qu’en Israël même. Jamais, ni les gouvernements Sharon, Livni ou Olmert, ni l’état-major de l’armée, ni le Shin Beth (la sécurité intérieure) n’ont repris à leur compte les thèses qui se sont propagées en France. Ni Talal Abou-Rameh ni Enderlin n’ont jamais été contestés professionnellement par les autorités israéliennes. Le livre du correspondant de France 2 illustre certes la difficulté d’informer sur le confit israélo-palestinien. Il est, plus encore, le récit d’une hallucinante entreprise de désinformation.