Robert Bistolfi
Une « communauté internationale » inaudible, un pouvoir israélien ligoté par l’extrême droite et le lobby colonial, une direction palestinienne anémique et éclatée : la tentation va cependant croître d’opérer, en le masquant sous des apparences progressistes, un changement de cours lourd de nouveaux pièges.
Depuis Madrid et Oslo, calée sur les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU, la perspective de référence était : une Palestine installée dans les frontières de 1967, coexistant de manière constructive avec un Etat d’Israël sécurisé et en paix avec ses autres voisins arabes... Dans les faits, les bases de cette construction ont été systématiquement sapées par la colonisation poursuivie sous toutes les majorités politiques en Israël, une purification ethnique poursuivie à Jérusalem-Est, et enfin l’éclatement en deux entités (Cisjordanie et Gaza) de la « Palestine résiduelle ».
Il ne fallait pas être grand clerc pour comprendre que chaque année qui passait rendait plus improbable l’émergence d’une Palestine indépendante et viable. Au-delà de l’appareil politique palestinien, contraint par sa faiblesse de tenir un discours convenu dans le cadre creux du « processus de paix », des voix indépendantes se sont tôt fait entendre pour dénoncer l’hypocrisie de la démarche officielle (celle des « partenaires » israélo-palestiniens, celle des parrains du processus). Parmi d’autres, Régis Debray avait tiré la sonnette d’alarme en adressant un mémoire (janvier 2007) [1] aux autorités françaises : il y écrivait « que les bases physiques, économiques et humaines d’un Etat palestinien viable » sont en voie de disparition, en sorte que le « Two-States solution », le « divorce juste et équitable » (Amos Oz), le territoire partagé entre deux foyers nationaux, l’un plus petit que l’autre, démilitarisé, mais souverain, viable et continu, ressemblent désormais à des mots creux, à écrire au futur antérieur. » Ce cri d’alarme n’actait pas l’abandon du projet ; il appelait au contraire à un sursaut et à une intervention, mais il n’a eu aucun écho dans les milieux officiels français [2]. Depuis, l’histoire a poursuivi son cours, les espoirs suscités par l’élection de Barack Obama sont retombés et, sur le terrain, l’érosion des bases d’une Palestine indépendante s’est accélérée.
Face à l’impasse stratégique, on assiste aujourd’hui à une surprenante palinodie : des voix s’élèvent qui, considérant comme acquise la fin du projet des deux Etats, veulent d’un coup de baguette magique transformer la déroute palestinienne en une nouvelle donne positive : « un seul Etat pour les deux peuples », telle est la construction politique et idéologique que l’on nous propose pour régler soixante ans de conflit.
Si le sujet n’était pas aussi grave, on pourrait ironiser et rappeler que les plus progressistes des mouvements palestiniens - le FPLP entre autres - avaient tôt défendu le projet d’un Etat binational. Après la guerre de 67, la jeune OLP fit le choix d’une Palestine démocratique où tous les citoyens - musulmans, chrétiens et juifs – auraient joui des mêmes droits. En 1974, à la tribune de l’ONU, Yasser Arafat a évoqué ce projet comme un « rêve » à faire advenir. En remontant beaucoup plus haut dans le temps, on retrouvera également nombre de voix juives (celle d’un Martin Buber, par exemple) qui avaient souhaité un avenir fondé sur le partage d’une maison commune. On connaît la suite de l’histoire : les deux rêves ne se sont pas rejoints, et la solution des deux Etats s’est finalement imposée comme la plus réaliste.
La musique que l’on entend aujourd’hui sur la partition qui ne fut autrefois qu’ébauchée intervient dans un contexte radicalement nouveau, un contexte de lassitude, de résignation et d’abandon : en procédant à un renversement formel assez grossier, on veut présenter une défaite en rase campagne comme une refondation stratégique, avec une « sortie par le haut » où le problème central de l’acceptation de l’autre se dissoudrait par enchantement [3].
Sur cette musique, un chœur disparate réunit d’abord des voix américaines (dont certaines furent progressistes !) et israéliennes (généralement de droite) pour considérer désormais comme inatteignable l’objectif des deux Etats et préconiser une simple politique de détente. Les plus hardis - ou les plus cyniques - déclarent enfin que l’inclusion à part entière des Palestiniens des territoires occupés dans la démocratie israélienne serait « la vraie solution ». Le responsable palestinien Saëb Erekat a paru rejoindre ce chœur en affirmant qu’avec la poursuite de la colonisation, la solution des deux Etats devenait obsolète (a-t-il voulu rappeler aux Israéliens qu’ils joueraient avec le feu en changeant de paradigme : une vraie démocratie couplée avec une démographie inégale changerait à terme rapproché la nature même d’Israël !).
Une « communauté internationale » inaudible, un pouvoir israélien ligoté par l’extrême droite et le lobby colonial, une direction palestinienne anémique et éclatée : la tentation va cependant croître d’opérer, en le masquant sous des apparences progressistes, un changement de cours lourd de nouveaux pièges. C’est pourquoi il faut demeurer ferme sur la solution des deux Etats comme étant la seule voie qui, aujourd’hui, demeure fondée en droit. Il serait suicidaire de sauter dans l’inconnu avec pour seul parachute un nouveau schéma égalitaire, fut-il séduisant dans l’abstrait. Ce serait, l’observation est de simple bon sens, laisser face à face deux entités de forces totalement inégales et, par la bande, avaliser d’abord la colonisation. C’est dire que des questions centrales devraient être abordées préalablement à tout mouvement : Qu’est-ce qu’un Etat binational ? L’ordre démocratique de base (un homme, une voix) suffirait-il à le constituer ? Comment, sinon, la base démocratique demeurant égalitaire, prendre en compte institutionnellement les spécificités culturelles, nationales et politiques des deux ensembles constitutifs du futur Etat pour les deux peuples, le juif et l’arabe ? Et enfin, last but not least, quid de Gaza (les schémas israéliens qui circulent ne s’intéressant qu’à la Cisjordanie) ?
Énumérer ces questions, c’est illustrer la réalité du piège à dénoncer. Après soixante ans d’affrontements et d’accumulation des méfiances, le réalisme interdit de donner dans l’irénisme. La nouvelle exigence posée par Israël pour reprendre les « négociations de paix » (celle de la reconnaissance de la « nature juive » de l’Etat) suffirait à détromper les naïfs en rappelant les deux obsessions existentielles du mouvement sioniste : la maîtrise de la terre et la menace démographique arabe.
Comment, dans ce contexte, maintenir entr’ouvertes les portes de l’avenir ?
À long terme, idéalement, il ne faut certes pas renoncer à l’idéal d’une société israélo-palestinienne pacifiée et réunie, où l’imbrication des deux peuples trouverait une réponse institutionnelle commune (proposé autrefois par les penseurs austro-marxistes, le « fédéralisme culturel personnel » ne pourrait-il pas, alors, être revisité ?). Mais la pacification des esprits est un préalable incontournable, et cela passe toujours, dans l’immédiat, par une séparation que l’on veut souhaiter transitoire. Dans une prise de position récente (septembre 2010), plusieurs anciens responsables américains de haut rang (Zbigniew Brzezinski, Lee H.Hamilton, Paul A.Volker…) ont mis l’accent sur toutes les répercussions dommageables pour les Etats-Unis de l’absence de traitement de la question palestinienne, - la solution continuant pour eux à passer par deux Etats. Ils concluaient : « les six ou douze prochains mois représenteront sans doute la dernière chance pour une solution équitable, viable et durable » [4] . Chacun sait que, sans une pression déterminée sur Israël, aucune concession n’est à attendre de sa majorité politique actuelle ; l’on sait aussi que l’Union européenne est sur ce point divisée, donc impuissante ; l’on peut craindre enfin qu’un Barack Obama sorti affaibli des élections à mi-mandat verra se restreindre davantage encore la marge de manœuvre intérieure de sa politique au Proche-Orient. La musique du renoncement risque donc de se faire entendre avec plus de force. Déjà, certains [5] conseillent de réduire les attentes, d’arrêter de parler de paix, et de susurrer que « la paix des braves doit être remplacée par une trêve des médiocres » ! Mais c’est justement dans un contexte où la cause des Palestiniens paraît plus désespérée que jamais, que les principes de base pour une juste sortie du conflit sont à réaffirmer. Le droit international doit en demeurer le pivot. Si cette référence, la seule assurée, sautait, si l’iniquité devait l’emporter, toutes les complicités de la « communauté internationale » devraient au moins - piètre consolation ! - apparaître enfin en pleine lumière. [1]
[1] 1. Repris dans : Un candide en terre sainte, Gallimard, 2008.
2. Observons que Régis Debray, lui-même,actait a priori comme inévitable un abandon de souveraineté par la Palestine indépendante, tenue d’accepter une démilitarisation.
3. Voir : Dominique Vidal, À propos de l’Etat binational (intervention au Colloque : « Quel Etat palestinien ? Histoires, réalités et perspectives » , Dijon, Novembre 2010). Voir également : Alain Gresh, Un seul Etat pour deux rêves, Le Monde diplomatique, Octobre 2010.
4. Voir : D.Vidal, op. cit.
5. Tel Roger Cohen, éditorialiste au New York Times, cité par A.Gresh, art. cit.