Le père Manuel Moussallam le confie : «Si je n’avais pas été prêtre, j’aurais choisi d’être officier dans l’artillerie.» Mais au soir de sa vie, Abouna, comme on l’appelle familièrement, n’a pas à avoir de regret : ce rêve de leadership et d’héroïsme additionnés, il ’a mis en œuvre tout au long de ses cinquante années de mission sacerdotale.
«À l’école, en paroisse, avec les jeunes, dit-il, j’ai coordonné, commandé, encouragé, décidé». Tant et si bien que depuis que le prêtre a quitté, il y a un an, son Église de la Sainte Famille à Gaza, ses ouailles se sentent orphelins. «Abouna, c’est difficile de vivre notre foi de chrétien, car nous avons perdu une force qui nous poussait», lui téléphonent encore certains de ses amis.
Curé enseignant, curé éducateur, curé boulanger… le père Manuel eut plusieurs vies. À 72 ans, il goûte aujourd’hui à un repos mérité dans sa maison familiale de Bir Zeit, son village natal près de Ramallah en Cisjordanie, où il s’est confié à Jean-Claude Petit, ancien directeur de La Vie (1).
De son enfance pauvre à sa vocation de prêtre à Zarqa, Jénine, Zababdeh puis Gaza, le père Manuel a passé sa vie au service des chrétiens et de son peuple. Une vie d’aventures rocambolesques que ce personnage hors du commun raconte avec sa faconde et son béret basque sur la tête, mais aussi de douleurs imposées par l’Histoire.
À ses débuts à Zarqa, les enfants le surnomment «l’émir des chrétiens». Abouna Manuel s’était procuré un fusil pour se défendre dans une Jordanie de la fin des années 60 volontiers hostile aux Palestiniens. Mais c’est sur l’autre rive du Jourdain, quelques années plus tard à Zababdeh, qu’il peaufinera sa personnalité de résistant non violent, de réconciliateur et de pédagogue. Dans ce pays de bonne terre, planté d’arbres où des ateliers de couture font vivre ses habitants, le père Manuel y affronte vingt années durant l’occupation israélienne.
Avec ses mille cinq cents chrétiens, et cinq cents musulmans, Zababdeh est l’un des derniers villages palestiniens encore à majorité chrétienne. Le prêtre y fait corps avec son peuple. Chaque samedi, il chante l’Évangile, diffusé par haut-parleur. «On l’entendait à cinq kilomètres à la ronde, se souvient le curé. Beaucoup de gens, chrétiens comme musulmans, me disaient qu’ils s’arrêtaient alors de travailler.»
Combien de fois va-t-il jouer au médiateur pour régler des disputes de voisinage ? Combien de familles va-t-il rassembler devant l’Église pour se réconcilier, après avoir fait référence à un texte de l’Évangile pour les chrétiens et du Coran pour les musulmans. «Mais Abouna connaît le Coran ?», s’étonnent ces derniers.
Le père Manuel est «un prêtre autoritaire qui fait peur à tout le monde», répand la rumeur à son arrivée à Gaza en 1995, à la tête d’une minuscule communauté de 200 âmes au milieu d’un million et demi de musulmans. Chaque dimanche à la messe, il arrive à l’autel en chantant, puis il joue de l’orgue, éteint les lumières de la nef pour que ses ouailles écoutent mieux l’Évangile, et il prêche debout, vingt minutes d’affilée. Son entregent, rapidement, fait merveille auprès des cheikhs et des ministres qu’il visite. Mais c’est à l’école qu’il rayonne. Le père Manuel ne craint pas d’y rétablir la mixité, quitte à faire grincer des dents dans une société traditionnelle. Il décharge les mères des leçons pour en replacer la tâche sur les enfants, qu’il veut rendre maître de leur destin. «J’ose dire que j’ai vécu une expérience de paternité, voire de fécondité avec tous ces enfants, tant je me sentais un peu leur père, mais peut-être encore plus leur mère.»
Laïcs ou islamistes, les dirigeants de la bande de Gaza rendent hommage à son action éducative. Et lui n’est pas peu fier d’avoir eu la plupart des enfants des ministres du mouvement intégriste Hamas à son école.
Toute sa vie, Abouna Manuel est resté fidèle à son double engagement envers le Christ et sa terre de Palestine. Il eut des relations fraternelles avec les musulmans, qui l’appelaient souvent «cheikh Manuel». Mais il garde une lucidité sur les difficultés de la relation avec la société musulmane. «Nous n’avons pas la même vision du monde, dit-il. Notre vocation de chrétiens, c’est le vivre ensemble universel. Pour l’islam, c’est la communauté.»
Aujourd’hui encore, il lutte contre ceux qui ont tendance à considérer les chrétiens palestiniens comme des «nouveaux croisés», des «étrangers sur leur propre terre». Mais il cherche aussi à faire comprendre à ses coreligionnaires que leur force, «c’est la citoyenneté». «Ils ont peur, dit-il, mais ils ne sont pas persécutés.»
On le devine en conflit parfois avec sa hiérarchie, à Jérusalem et à Rome. «Le pape est venu chez nous en Terre sainte d’abord en chef d’État, et ensuite seulement en porte-parole du Christ. Ce devrait être l’inverse», regrette le père Manuel. «Un homme libre, qui annonce à temps et à contretemps, la position de son église, et à travers elle, le message de paix et de justice de l’Évangile», selon Jean-Claude Petit.
L’échec de la paix avec Israël, les divisions palestiniennes, le blocus de Gaza imposé par l’État hébreu ? Les ressacs de l’Histoire le désolent. La politique coule dans les veines de ce déraciné, membre du département «Monde chrétien» au sein de l’OLP. Mais Abouna Manuel se méfie du pouvoir. Le Hamas voulait le nommer ministre. Il a refusé. Le Fatah tenait à le présenter aux élections législatives. Il a dit non. «Il n’est pas question un seul instant de laisser mon Christ pour suivre Ismail Hanyeh ou Mahmoud Abbas», jure-t-il.
(1) «Curé à Gaza». Manuel Moussallam (entretiens avec Jean-Claude Petit). L’aube. (200 pages-18 euros).
«À l’école, en paroisse, avec les jeunes, dit-il, j’ai coordonné, commandé, encouragé, décidé». Tant et si bien que depuis que le prêtre a quitté, il y a un an, son Église de la Sainte Famille à Gaza, ses ouailles se sentent orphelins. «Abouna, c’est difficile de vivre notre foi de chrétien, car nous avons perdu une force qui nous poussait», lui téléphonent encore certains de ses amis.
Curé enseignant, curé éducateur, curé boulanger… le père Manuel eut plusieurs vies. À 72 ans, il goûte aujourd’hui à un repos mérité dans sa maison familiale de Bir Zeit, son village natal près de Ramallah en Cisjordanie, où il s’est confié à Jean-Claude Petit, ancien directeur de La Vie (1).
De son enfance pauvre à sa vocation de prêtre à Zarqa, Jénine, Zababdeh puis Gaza, le père Manuel a passé sa vie au service des chrétiens et de son peuple. Une vie d’aventures rocambolesques que ce personnage hors du commun raconte avec sa faconde et son béret basque sur la tête, mais aussi de douleurs imposées par l’Histoire.
À ses débuts à Zarqa, les enfants le surnomment «l’émir des chrétiens». Abouna Manuel s’était procuré un fusil pour se défendre dans une Jordanie de la fin des années 60 volontiers hostile aux Palestiniens. Mais c’est sur l’autre rive du Jourdain, quelques années plus tard à Zababdeh, qu’il peaufinera sa personnalité de résistant non violent, de réconciliateur et de pédagogue. Dans ce pays de bonne terre, planté d’arbres où des ateliers de couture font vivre ses habitants, le père Manuel y affronte vingt années durant l’occupation israélienne.
Avec ses mille cinq cents chrétiens, et cinq cents musulmans, Zababdeh est l’un des derniers villages palestiniens encore à majorité chrétienne. Le prêtre y fait corps avec son peuple. Chaque samedi, il chante l’Évangile, diffusé par haut-parleur. «On l’entendait à cinq kilomètres à la ronde, se souvient le curé. Beaucoup de gens, chrétiens comme musulmans, me disaient qu’ils s’arrêtaient alors de travailler.»
Combien de fois va-t-il jouer au médiateur pour régler des disputes de voisinage ? Combien de familles va-t-il rassembler devant l’Église pour se réconcilier, après avoir fait référence à un texte de l’Évangile pour les chrétiens et du Coran pour les musulmans. «Mais Abouna connaît le Coran ?», s’étonnent ces derniers.
Le père Manuel est «un prêtre autoritaire qui fait peur à tout le monde», répand la rumeur à son arrivée à Gaza en 1995, à la tête d’une minuscule communauté de 200 âmes au milieu d’un million et demi de musulmans. Chaque dimanche à la messe, il arrive à l’autel en chantant, puis il joue de l’orgue, éteint les lumières de la nef pour que ses ouailles écoutent mieux l’Évangile, et il prêche debout, vingt minutes d’affilée. Son entregent, rapidement, fait merveille auprès des cheikhs et des ministres qu’il visite. Mais c’est à l’école qu’il rayonne. Le père Manuel ne craint pas d’y rétablir la mixité, quitte à faire grincer des dents dans une société traditionnelle. Il décharge les mères des leçons pour en replacer la tâche sur les enfants, qu’il veut rendre maître de leur destin. «J’ose dire que j’ai vécu une expérience de paternité, voire de fécondité avec tous ces enfants, tant je me sentais un peu leur père, mais peut-être encore plus leur mère.»
Laïcs ou islamistes, les dirigeants de la bande de Gaza rendent hommage à son action éducative. Et lui n’est pas peu fier d’avoir eu la plupart des enfants des ministres du mouvement intégriste Hamas à son école.
Toute sa vie, Abouna Manuel est resté fidèle à son double engagement envers le Christ et sa terre de Palestine. Il eut des relations fraternelles avec les musulmans, qui l’appelaient souvent «cheikh Manuel». Mais il garde une lucidité sur les difficultés de la relation avec la société musulmane. «Nous n’avons pas la même vision du monde, dit-il. Notre vocation de chrétiens, c’est le vivre ensemble universel. Pour l’islam, c’est la communauté.»
Aujourd’hui encore, il lutte contre ceux qui ont tendance à considérer les chrétiens palestiniens comme des «nouveaux croisés», des «étrangers sur leur propre terre». Mais il cherche aussi à faire comprendre à ses coreligionnaires que leur force, «c’est la citoyenneté». «Ils ont peur, dit-il, mais ils ne sont pas persécutés.»
On le devine en conflit parfois avec sa hiérarchie, à Jérusalem et à Rome. «Le pape est venu chez nous en Terre sainte d’abord en chef d’État, et ensuite seulement en porte-parole du Christ. Ce devrait être l’inverse», regrette le père Manuel. «Un homme libre, qui annonce à temps et à contretemps, la position de son église, et à travers elle, le message de paix et de justice de l’Évangile», selon Jean-Claude Petit.
L’échec de la paix avec Israël, les divisions palestiniennes, le blocus de Gaza imposé par l’État hébreu ? Les ressacs de l’Histoire le désolent. La politique coule dans les veines de ce déraciné, membre du département «Monde chrétien» au sein de l’OLP. Mais Abouna Manuel se méfie du pouvoir. Le Hamas voulait le nommer ministre. Il a refusé. Le Fatah tenait à le présenter aux élections législatives. Il a dit non. «Il n’est pas question un seul instant de laisser mon Christ pour suivre Ismail Hanyeh ou Mahmoud Abbas», jure-t-il.
(1) «Curé à Gaza». Manuel Moussallam (entretiens avec Jean-Claude Petit). L’aube. (200 pages-18 euros).