mercredi 14 juillet 2010

La Turquie relève le défi

mercredi 14 juillet 2010 - 05h:56
Ramzy Baroud
Recep Tayyip Erdogan a brisé un tabou, celui de na pas qualifier publiquement Israël pour ce qu’il est : un état violent, en dehors du Droit, et bénéficiant d’une impunité scandaleuse. Et à présent Israël voue une haine sans borne à l’égard de la Turquie, analyse Ramzy Baroud.
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Manifestants turcs brûlant le drapeau israélien
« Même les despotes, les gangsters et les pirates ont un minimum de sensibilité et suivent quelques préceptes moraux. »
Cette affirmation a été faite par le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan dans un récent discours, à la suite de l’attaque mortelle du 31 mai par des commandos [israéliens] contre la flottille d’aide humanitaire se rendant à Gaza. Selon Erdogan, Israël n’adhère même pas au code de conduite adopté même par les pires des criminels.
La déclaration indique par elle-même le clivage politique important qui existe actuellement au Moyen-Orient. Bien que ce clivage ne soit pas entièrement nouveau, on peut penser qu’il pourrait maintenant durer. Pour reprendre la propre évaluation d’Erdogan des retombées politiques qui ont suivi l’attaque israélienne, les dommages sont « irréparables. »
D’innombrables analyses ont été faites dans le sillage de l’attaque israélienne longuement préméditée et calculée contre le navire turc Mavi Marmara qui a coûté la vie à neuf personnes, tous des militants pacifistes turques.
Dans l’article du quotidien israélien Haaretz : « Tournant stratégique de la Turquie, erreurs tactiques israéliennes », Ofra Bengio suggérait que la position de la Turquie était purement stratégique. Mais elle critiquait également Israël pour avoir poussé la Turquie plus loin et plus vite « vers le monde arabe et musulman. »
Dans l’hebdomadaire turc Zaman de cette semaine, Bulent Kenes écrit : « À la suite de Davos (où le premier ministre turc a claqué la porte d’un débat télévisé avec le président israélien Shimon Peres, après l’avoir accusé, lui et Israël d’être des assassins), le mythe selon lequel Israël est intouchable a été détruit par Erdogan, et depuis Israël voue une haine sans borne à l’égard de la Turquie. »
En fait, l’incident de Davos est important non pas parce qu’il démontre qu’Israël peut être critiqué, mais plutôt parce que c’est la Turquie - et pas un Etat que l’on puisse facilement rejeter - qui a osé exprimer une telle critique.
Écrivant dans le Financial Times sous le titre « Erdogan se tourne vers l’Est dans un délicat exercice d’équilibre », David Gardner place le virage politique de la Turquie dans un contexte européen. Il résume cette pensée dans une citation reprise du secrétaire américain de la défense, Robert Gates lui-même : « S’il y a quelque chose de vrai dans le fait que la Turquie se déplace vers l’Est, c’est en grande partie parce qu’elle y a été poussée, et poussée par certains membres de l’Europe qui refusent d’attribuer à la Turquie le type de lien organique vers l’Occident que la Turquie a demandé. » Mais ce que beaucoup d’analystes ont négligé, c’est le contexte politique et historique, non seulement celui concernant Israël et la Turquie, mais celui de toute la région et de tous ses acteurs, y compris les États-Unis eux-mêmes. Seul ce contexte peut nous aider à comprendre la logique qui supporte le comportement apparemment instable et incohérent d’Israël.
En 1996, les responsables israéliens apparaissaient très confiants. Un groupe de politiciens néo-conservateurs américains avaient mis au point une feuille de route pour Israël qui consistait à assurer une domination totale sur le Moyen-Orient. Dans le document intitulé « Une rupture claire : une nouvelle stratégie pour sécuriser la région », la Turquie était mentionnée à quatre reprises. Chaque référence voiyait le pays comme un moyen de « contenir, déstabiliser et faire reculer certaines .. (menaces) les plus dangereuses » pour Israël. Cette « vision » servait en fait d’épine dorsale à la stratégie globale exploitée par les États-Unis, ceux-ci s’étant lancés ensuite dans leurs aventures militaires au Moyen-Orient.
Frustré par l’échec américain à remodeler la région et éliminer sans distinction tout et n’importe quoi qu’Israël pourrait percevoir comme une menace, Israël a pris les choses en mains. Mais en 2006 et entre 2008 et 2009, la surprise a été grande, la puissance de feu supérieure ne garantissant plus la victoire militaire. Pire encore, bien qu’Israël ait une fois de plus démontré sa capacité à infliger des dommages incalculables aux populations et aux infrastructures, l’armement israélien n’était plus stratégiquement efficace. En d’autres termes, l’avantage militaire d’Israël ne pouvait plus se traduire en gains politiques, et ce fut un véritable basculement.
Les dirigeants israéliens ont eu beaucoup de questions à débattre ces dernières années. Les États-Unis, les plus fidèles bienfaiteurs d’Israël, sont placés maintenant dans une situation de gestion de crise en Irak et en Afghanistan, luttant sur tous les fronts, qu’ils soient politiques, militaires ou économiques. Ce recul a en outre encouragé les opposants d’Israël qui ne sont plus intimidés par l’épouvantail [bogyman] américain. Les tentatives désespérées d’Israël pour atteindre ses grands objectifs en utilisant sa propre armée ont également échoué, et misérablement.
Avec des options qui tendent à se réduire, Israël comprend maintenant que la bande de Gaza est sa dernière carte, la fin du siège ou la fin des tueries pouvant être interprétées comme un autre signe supplémentaire de faiblesse politique, un risque qu’Israël n’est pas prêt à courir.
La Turquie, d’autre part, se battait - et surtout gagnait - ses propres batailles. La démocratie en Turquie n’a jamais été en aussi bonne santé et aussi significative qu’elle l’est aujourd’hui. La Turquie a également assoupli sa poursuite de la carotte de l’adhésion à l’UE, compte tenu notamment de l’attitude arrogante de certains membres de l’UE qui perçoivent la Turquie comme trop grande et trop musulmane pour être digne de confiance. La Turquie avait besoin de nouveaux programmes, de nouvelles options et d’une stratégie plus diversifiée.
Mais c’est là que de nombreuses analyses ont mal tourné. Le gouvernement populaire de la Turquie n’a pas voulu s’impliquer au Moyen-Orient pour chercher la bagarre. Au contraire, le gouvernement turc depuis des années tente de s’impliquer en tant que conciliateur, que médiateur entre les différentes parties. Donc, oui, le changement politique de la Turquie était en grande partie stratégique, mais ce n’était pas mal intentionné.
Cette implication turque non souhaitée est cependant très contrariante pour Israël. La nouvelle approche de la Turquie a augmenté l’agitation en Israël, son statut ne se limitant plus à être celui de l’invité - dans des pourparlers indirects entre la Syrie et Israël, par exemple. Au lieu de cela la Turquie a commencé à adopter des positions politiques de plus en plus solides et déterminées. D’où l’épisode de Davos->http://www.info-palestine.net/article.php3 ?id_article=6027].
En participant à un tel niveau à la Flottille de la liberté pour Gaza, avec l’intention ferme de briser le blocus, la Turquie a augmenté son implication au-delà de ce qui est tolérable pour Israël. Par conséquent Israël devait apporter une réponse décisive afin d’envoyer un message à la Turquie - et à quiconque d’autre - de ne pas franchir la ligne de ce qui n’est pas acceptable. On constate avec ironie que les néo-conservateurs à l’origine du document « Une claire rupture » envisageaient une violation par Israël, avec l’aide de la Turquie, des frontières politiques et géographiques de ses voisins. Mais 14 ans plus tard c’est la Turquie - avec des représentants de 32 autres pays - qui est venue avec une armada pacifique « violer » ce qu’Israël considère comme son domaine réservé.
La réponse israélienne, aussi sanglante qu’elle fût, ne peut être comprise que dans ce contexte plus large. Les déclarations faites par Erdogan et le soutien populaire dont bénéficie son gouvernement montrent que la Turquie a décidé de relever le défi d’Israël. Le gouvernement américain s’est révélé inefficace et l’otage - grâce au lobby [pro-israélien américain - des objectifs israéliens en faillite dans la région. Par une ironie du sort, ce sont maintenant les néo-conservateurs qui sonnent la charge contre la Turquie, le pays même qu’ils voulaient voir devenir l’allié prêt à tout d’Israël et de sa vision apocalyptique.
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Ramzy Baroud (http://www.ramzybaroud.net) est un journaliste international syndiqué et le directeur du site PalestineChronicle.com. Son dernier livre, Mon père était un combattant de la liberté : L’histoire vraie de Gaza (Pluto Press, London), peut être acheté sur Amazon.com.
Traduction de l’anglais : Claude Zurbach
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