samedi 23 janvier 2010

A Ramallah avec les lions

publié le vendredi 22 janvier 2010
Agnès Rotivel

 
La capitale palestinienne de la Cisjordanie revisitée, rêvée et transcendée par un jeune écrivain et ses héros Les lions de pierre de la place Al Manara, où les jeunes désoeuvrés tuent le temps.
« I l y a dans la vie des lieux qui se transforment en zones à rêves », écrit Akram Musallam, jeune romancier palestinien. C’est dans ces lieux entre fiction et réalité que nous conduit un scorpion tatoué sur le corps d’une femme, une Parisienne, rencontrée un soir dans un dancing en Israël, où travaille un jeune Palestinien. La jeune femme disparue, le scorpion est toujours là, peuplant les rêves du romancier-conteur. Comme dans la tragédie de Sisyphe, il grimpe et retombe. Le scorpion apparaît, disparaît et réapparaît tout au long de ce roman enivrant.
C’est à Ramallah, capitale palestinienne de la Cisjordanie, que vit son auteur, Akram Musallam. Debout, un jour de décembre dernier, entre les quatre statues de lions de pierre installées au centre de la place Al Manara, il confie le rôle qu’a joué ce lieu dans son inspiration : « Ce qui m’a captivé chez ces lions et a resserré mon lien avec eux, c’est le vide… le vide laissé par les queues de pierre amputées. Je l’ai souvent contemplé, ce vide, je l’ai fixé longuement, très longuement, j’ai essayé de mieux le rêver, je l’ai palpé et j’ai palpé en lui le vide de la jambe amputée de mon père. J’ai tenté d’en saisir la mesure, d’agripper quelque chose en lui, et je me suis rappelé tous mes vides. »
Avec Akram Musallam, on part revisiter les lieux de ses héros à travers la ville. Certains improbables comme ce « carré d’or », un « parking à voitures et à personnes » où le conteur écrit son roman et qui, aujourd’hui, est occupé par un immeuble en construction. D’autres, comme la montagne et la grotte où vit Hallouq, le célibataire simplet, qui ne cesse de répéter son étrange serment - « Je suis prêt à répudier toutes les femmes de la terre » - appartiennent à l’univers familial de l’écrivain. Comme le village où vit sa tante, « la dame aux rêves », consultée par toutes les femmes alentour pour ses interprétations des songes. « Ma tante devait détenir les clés essentielles d’une carte très complexe de l’amour, de la haine, de l’envie, des intentions cachées », écrit l’auteur. « Au fur et à mesure que les femmes racontaient, les “fils” de leurs histoires se déroulaient jusqu’au fuseau que ma tante tenait à la main, et elle en tissait des broderies prodigieuses. »
Tel le sculpteur, Akram Musallam cisèle les pleins et les vides de ses personnages et des lieux. Ainsi, le vide créé par la jambe amputée de son père qui continue cependant à le démanger et que son fils doit gratter consciencieusement comme si elle était encore présente. Fantastique et réaliste à la fois, le scorpion de ce roman intense empreint d’humour naît d’une réalité faite de frontières et d’occupation « qui affecte tous les aspects de notre vie et réduit à néant le moindre de nos rêves ». Et par la faute de qui « même les lieux perdent leur neutralité, ils deviennent partie prenante… un peu comme s’ils tendaient la main pour griffonner sur mon manuscrit ».
L’HISTOIRE DU SCORPION QUI RUISSELAIT DE SUEUR d’Akram Musallam Traduit de l’arabe (Palestine) par Stéphanie Dujols, Actes Sud Sinbad, 112 p., 15 €
publié dans La Croix du 21 janvier, p.15