8 novembre 2011
Que savons-nous du monde et de ses conflits, vraiment ?
Rien... Ou si peu. Nous recevons des médias d’énormes masses
d’informations qui nous arrivent plus ou moins filtrées, et ces
informations, ces images, notre cerveau les filtre à nouveau. C’est dire
la distance qui, bien souvent, nous sépare de la réalité. Notre
perception du monde est dès lors largement pervertie. Chloé Yvroux s’est
livrée à une expérience – riche d’enseignements – auprès d’un groupe
d’étudiants en deuxième année d’histoire-géographie à l’université de
Montpellier, en leur demandant leur vision du conflit
israélo-palestinien à travers une série de questions simples. Pour un
groupe a priori mieux informé que la moyenne de la population, les
résultats sont tout simplement ahurissants.
« Gaza, la Cisjordanie, pour les gens c’est très clair », observe Frédéric Barreyre, correspondant de Radio France au Proche-Orient [1]. Que connaissent les auditeurs du conflit israélo-palestinien ? « Ils
connaissent les noms d’Arafat et de Peres, mais ne comprendront
peut-être plus si je parle d’Abou Mazen, le nom de guerre de Mahmoud
Abbas. »
En dehors des éléments fournis par les sondages d’opinion, bien
souvent limités à des questions de sympathie et de responsabilité [2],
il s’agit de questionner les représentations du conflit par la
population en France. Une enquête a été réalisée auprès d’étudiants en
histoire-géographie au cours des mois d’avril et mai 2009 [3].
Au-delà du simple constat d’un manque général de connaissances,
l’analyse des représentations révèle des perceptions bien partagées,
apparemment dues à des déformations collectives. De la situation au
Proche-Orient, la plupart des Français ne reçoivent des informations
qu’au travers des conversations, de la littérature et des médias. Autant
de filtres et d’intermédiaires à l’origine du processus de fabrication
des représentations qui permettent de créer un cadre de médiation avec
le « réel ». Considérées ici dans leur dimension spatiale en tant que « créations sociales ou individuelles de schémas pertinents du réel » [4],
dans le cadre d’espaces qui ne sont pas familiers, les représentations
sont le plus souvent réduites à des stéréotypes. Afin de mettre à jour
ces représentations partagées sur le conflit israélo-palestinien,
l’enquête s’appuie à la fois sur une série de questions ouvertes
(portant sur la localisation du conflit, les colonies, les réfugiés,
Jérusalem...) et sur la réalisation de cartes. Les fonds de carte sont
proposés aux étudiants avec la consigne suivante : « Voici le territoire du conflit. Complétez cette carte avec tous les éléments que vous connaissez. »
Bien qu’il s’inscrive dans un contexte plus large, le conflit
israélo-palestinien est surtout territorial. « Une terre pour deux
peuples », voilà les termes du problème à résoudre et qui est à
l’origine d’une imbrication de territorialités réelles ou projetées. De
même, les principaux éléments de revendication et de contestation –
qu’il s’agisse de la création de l’Etat palestinien, de l’occupation, de
la colonisation, de Jérusalem ou du Mur de séparation – renvoient
également à des aspects territoriaux.
Pour ceux qui ne sont pas familiers de ce conflit, cette apparente
complexité est une source de confusion, et c’est également le cas pour
les étudiants interrogés, alors même qu’ils sont supposés connaître
cette question mieux que la moyenne de la population française.
La bande de Gaza devient, pour près d’un tiers des étudiants, l’enjeu principal du conflit israélo-palestinien.
« Une bande de terre revendiquée par les deux pays en conflit », un « lopin de terre sujet du conflit israélo-palestinien », une « zone de combat entre les deux pays » ou encore un « territoire, ou parcelle, en plein milieu du conflit israélo-palestinien ».
Les cartes produites illustrent cette vision partagée : Gaza apparaît
parfois littéralement comme une « bande » traversant le territoire de
part en part, séparant Israël de la Palestine.
- Exemples de représentations de la bande de Gaza, zone « frontière » entre Israël et la Palestine
- Esquisses produites par les étudiants au cours de l’enquête menée par Chloé Yvroux en 2009.
Pour nombre d’étudiants, la bande de Gaza constitue le seul
territoire des Palestiniens. Une idée par ailleurs nuancée, soit en
termes de contrôle : « dernière bande de terre encore sous un petit contrôle palestinien », « seul territoire encore sous contrôle palestinien », ou de présence : « territoire
des Palestiniens, le seul qu’il leur reste, envié par les Israéliens »,
« bande de terre où sont réfugiés l’ensemble des Palestiniens ». Si
20 % des étudiants décrivent explicitement la bande de Gaza comme un
territoire palestinien, le reste hésite et n’exprime clairement ni
l’identité de la population qui y réside, ni les enjeux. Finalement, sur
les cartes, pour la moitié d’entre eux, le territoire du conflit se
limite à deux entités : la bande de Gaza et Israël.
Enfin, il n’est pas possible de faire abstraction des quelques cas de personnification de la bande de Gaza, qui devient « la bande à Gaza » : « Un groupe organisé, armé », « Des extrémistes palestiniens à l’origine de plusieurs attentats ».
Les résultats de l’enquête traduisent le contexte particulier dans
lequel elle s’est déroulée, quelques mois seulement après les attaques
israéliennes sur Gaza. Ces dernières restent très présentes dans
l’esprit des étudiants, puisque 60 % d’entre eux se réfèrent à des
thèmes tels que « conflits, violences, attaques et destructions » quand ils évoquent la bande de Gaza [5]. Les explications données au sujet de l’opération « Plomb durci » restent confuses : « Un
territoire qui n’était pas dans le mandat israélien avec l’Angleterre,
mais laissé aux Palestiniens, que les Israéliens voulaient, donc ils
l’ont attaqué en début d’année. »
La Palestine et son allié cisjordanien…
L’enquête permet aussi de soulever l’un des points essentiels de la
fausse perception du conflit ; il s’agit de la dissociation entre la
Palestine, la bande de Gaza et la Cisjordanie. La plupart vont donc au
plus simple ; le conflit israélo-palestinien, un conflit entre deux
territoires, Israël et la Palestine. Peu d’entre eux se sont essayés à
cartographier cette vision. Ils sont un quart à citer uniquement ces
deux territoires lors d’une question sur la localisation du conflit.
Si l’utilisation du mot « Palestine » semble spontanée, bien
que la définition d’une entité territoriale palestinienne reste confuse,
la Cisjordanie reste l’élément le plus insaisissable pour la très
grande majorité des étudiants interrogés. Il y a d’une part une
confusion sur la nature de l’entité territoriale palestinienne, et,
d’autre part, une dissociation entre la Cisjordanie et le conflit
israélo-palestinien.
Moins de 10 % des étudiants mentionnent la Cisjordanie dans la
question relative à la localisation du conflit. Elle est absente de près
de 80 % des cartes réalisées, et quand elle apparaît, dans la moitié
des cas, elle est signifiée comme un Etat voisin, souvent en lieu et
place de la Jordanie. Les explications données par les étudiants sur
l’entité « Cisjordanie » confirment la méconnaissance qui
transparaît dans les cartes. Plus de la moitié d’entre eux ne se sont
pas exprimés sur ce point. Beaucoup présentent la Cisjordanie comme un
pays voisin accueillant des réfugiés palestiniens. La relation entre ce
territoire et le conflit se trouve souvent limitée à cet aspect. Au
mieux, la Cisjordanie devient un pays adhérant à la cause
palestinienne : « Pays d’accueil des Palestiniens réfugiés qui
s’allie aux Palestiniens pour la défense de leur territoire », « Allié
du Hamas », « Aide non officiellement la Palestine. Ouvertement
anti-israélien ». La formulation de l’un d’entre eux résume la vision de l’ensemble des étudiants : « Pays
voisin accueillant des réfugiés et se mettant en conflit avec l’Etat
d’Israël – même si je ne sais pas très bien son rôle –, ce pays revient
souvent dans le conflit israélo-palestinien. »
Sur les colonies, les réfugiés et Jérusalem
Les cartes produites par les étudiants restent rudimentaires,
relativement peu élaborées (les éléments les plus représentés sont
respectivement les territoires voisins, la bande de Gaza, Jérusalem,
Israël et la Palestine). Les manifestations concrètes d’un différend
territorial, ou du moins d’un phénomène singulier, qu’il s’agisse des
colonies, du Mur, etc. ont une fréquence d’apparition qui rend leur
présence insignifiante. Ainsi, les deux cartes ci-dessous sont les
exemples les plus renseignés. Si une partie de ces représentations
offrent une vision relativement « conforme » du territoire du conflit,
d’autres proposent des représentations plus fantaisistes ; toutes
doivent être analysées en termes de pertinence.
Même les notions les plus basiques, telles que celles de « colonies » ou « colonisation »,
donnent lieu à des confusions. Les propositions sont multiples.
L’utilisation du registre historique pour définir les colonies revient
dans près de 6 % des réponses : « Israël, ancienne colonie britannique », « implantation initiale des colons après la seconde guerre mondiale », et certains n’y voient aucune résonance contemporaine : « Elles n’existent plus. » Par ailleurs, 5 % des étudiants affirment que la bande de Gaza est une colonie : « La Bande de Gaza abrite une importante colonie palestinienne, tout comme la Cisjordanie » et la même proportion présente les camps de réfugiés palestiniens comme des colonies : « Les réfugiés palestiniens se regroupent en colonies. » Malgré tout, 20 % présentent les colonies comme « israéliennes/juives » situées « sur le territoire palestinien », mais les informations données sont souvent succinctes : « colonies
israéliennes sur le territoire palestinien protégées par l’armée »,
« occupation illégale de certains Israéliens sur des territoires que
l’ONU considère comme palestiniens ».
Quant aux réfugiés, si les étudiants se réfèrent à près de 40 % aux
Palestiniens, ils se rapportent dans leur grande majorité à ceux qui ont
dû fuir leur territoire suite aux bombardements récents : « Palestiniens
vers l’Egypte, la seule sortie », « Beaucoup de personnes (plutôt
palestiniennes) ont dû se réfugier dans les pays voisins, comme des
réfugiés, à cause du conflit dans la Bande de Gaza ». Ainsi seuls
15 % des étudiants replacent la notion de réfugié dans le contexte
historique, mais dans ce cadre, les Israéliens sont évoqués dans 10 %
des cas : « Israël est une terre de réfugiés. »
La confusion entre les éléments du passé et la situation
contemporaine revient de façon récurrente dans les réponses : certains
présentent Jérusalem comme une zone internationale ou neutre, se
référant au statut de la ville préconisé par le plan de partage de l’ONU
en 1947.
La connaissance géographique du conflit chez des étudiants en
histoire-géographie est fragmentée, déformée et incomplète. L’intérêt
n’est alors pas seulement l’évaluation des connaissances – ce que les
individus savent ou ne savent pas –, mais la mise en valeur des
perceptions partagées – ce que les individus croient savoir. Les
résultats de l’enquête attestent un manque de connaissances, mais ils ne
sont en rien surprenants dans ce type de questionnement, et ils peuvent
être envisagés comme un indicateur des représentations détenues par
l’ensemble de la population en France. Ils soulignent le décalage entre
une information de plus en plus présente, accessible, actualisée presque
en direct, et ce qu’en retiennent les « usagers de l’information ». Et
on se demande quel est le processus qui produit ces représentations
collectives « déformées » sur un sujet aussi prégnant dans l’actualité.
Ces résultats constituent également un révélateur et offrent un bon
support aux journalistes qui pourront, le cas échéant, penser la manière
dont leurs lecteurs ou auditeurs reçoivent et absorbent les
informations…
Notes :
[1] Entretien réalisé le 12 janvier 2010 à Jérusalem.
[2] En mars 2010, un sondage réalisé par l’IFOP pour l’Association France Palestine Solidarité (AFPS) demande notamment : « Qui porte la plus grande responsabilité dans la non-résolution du conflit israélo-palestinien ? »
Autre sondage effectué en 2000-2001 : « Avez-vous davantage de
sympathie pour les positions des Israéliens ou pour celles des
Palestiniens ? » (sondage BVA).
[3]
Cette enquête s’est déroulée sur l’ensemble des étudiants inscrits en
licence d’histoire-géographie de l’université Paul-Valéry de
Montpellier. 221 questionnaires ont été récoltés.
[4] « Géographie et représentations », in Yves André, Antoine Bailly, Robert Ferras, Jean-Paul Guérin, Hervé Gumuchian, Représenter l’espace. L’imaginaire spatial à l’école, Ed. Anthropos, 1989.
[5]
Il faut tout de même relativiser l’impact de l’actualité sur les
réponses, car en dehors des éléments se référant à la violence, lors de
tests préliminaires organisés en avril 2008, les tendances étaient les
mêmes.
Source : Les blogs du diplo