Dominique Vidal
En trois décennies de reportages journalistiques en Israël, je n’avais jamais ressenti une telle atmosphère de panique au plus haut niveau.
Affirmant que le conflit avec les Palestiniens serait « insoluble [1] », le Premier ministre Benyamin Netanyahou parle de réunir une « majorité morale » (sic) de trente à cinquante pays (sur 192 !). Sa challenger Tsipi Livni, leader du parti Kadima, estime que ces déclarations « enterrent la perspective d’un accord de paix et d’une vie normale [2] ». Quant au président Shimon Peres, il s’inquiète : « Nous allons dans le mur. (…) Quiconque accepte le principe de base des frontières de 1967 bénéficiera du soutien international. Quiconque le refusera perdra le monde [3]. »
Voilà qui en témoigne sans le moindre doute : c’est une bataille décisive qui se livre actuellement sur la scène internationale. Près de soixante-quatre ans après le partage de la Palestine par l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU) en deux Etats, dont seul le premier a vu le jour, la question de la reconnaissance internationale du second et de son admission aux Nations unies semble désormais à portée de main. La majorité requise des deux tiers est en vue, et, d’ici à septembre, elle pourrait être largement dépassée. Et si, titulaires d’un droit de veto au Conseil de sécurité, les Etats-Unis peuvent bloquer pour un temps ce processus, ils risqueraient de payer un tel sabotage très cher, alors qu’ils tentent d’accompagner les révolutions arabes en cours…
Soyons clairs : une victoire dans cette bataille, dorénavant possible, ne résoudrait pas tous les problèmes d’un coup de baguette magique. De la délimitation précise des frontières au démantèlement des colonies, de la destruction du mur aux garanties de la sécurité pour les deux peuples, en passant par les modalités de la mise en œuvre du droit au retour de réfugiés, tout resterait à négocier, puis les résultats de cette négociation à imposer. La reconnaissance de l’Etat palestinien dans les frontières d’avant la guerre de 1967 et avec Jérusalem-Est pour capitale ne constituerait donc qu’une étape dans la lutte pour l’autodétermination de ce peuple, condition sine qua non d’une paix durable au Proche-Orient…
Mais cette étape-là modifierait profondément la « règle du jeu ». Sur le terrain, Israël demeurerait l’occupant et la Palestine l’occupée, mais cette dernière ne serait plus abandonnée dans ce face à face inégal par une communauté internationale aussi lâche qu’impuissante. Reconnus Etats souverains l’un comme l’autre, ils disposeraient, aux yeux de l’ONU et donc de la communauté internationale, des mêmes droits et des mêmes devoirs, y compris le recours au chapitre VII. Et cela transformerait les conditions mêmes des tractations : celles-ci se dérouleraient, non plus bilatéralement et sous les auspices d’un parrain partial, mais dans le cadre des Nations unies et sur la base de leurs résolutions.
Qu’on lise les commentaires des médias israéliens et pro-isaéliens : il n’est pas besoin d’être Hercule Poirot ou Maigret pour deviner qui perd et donc qui gagne à ces changements. Il n’est toutefois pire autiste que celui qui ne veut pas comprendre. Alors que ce combat majeur devrait mobiliser les énergies de tous les amis de la Palestine afin de faire entendre et donc peser la voix des peuples massivement solidaires, certains font la fine bouche et accumulent les arguties… contre la reconnaissance de l’Etat de Palestine. Ce serait un « piège », prétend l’un ; une « trahison », renchérit l’autre ; « attention aux illusions », conclut le troisième…
A ces révolutionnaires « stratèges » auto proclamés et omniscients ès libération du monde entier, une réponse simple s’impose. Primo, c’est aux Palestiniens et à eux seuls de décider comment ils entendent défendre leur cause : toute prétention à décider à leur place relève d’une sorte de « néocolonialisme » appliqué au mouvement de solidarité. Secundo, après la réconciliation intervenue entre Fatah et Hamas et qui débouchera […], espérons-le, sur un gouvernement d’union préparant des élections démocratiques, il serait irresponsable de continuer à jeter de l’huile sur le feu d’une division mortifère : lorsque Khaled Meechaal se prononce pour un Etat dans les frontières de 1967, pourquoi se livrer à la surenchère ? Tertio, l’enjeu ne concerne pas les dogmes ou les phantasmes politiciens de tel ou tel, mais l’avenir d’un peuple qui, depuis des décennies, est discriminé en Israël et privé de tout droit en Palestine occupée comme dans la plupart des pays où il vit en exil, à commencer par celui de vivre librement et en paix dans une patrie souveraine.
Chaque véritable ami de la Palestine - qu’il accepte la perspective d’un Etat palestinien aux côtés d’Israël ou rêve d’un Etat binational - ne devrait avoir pour l’heure qu’une priorité : contribuer à la victoire de la grande campagne engagée par le mouvement national palestinien enfin réunifié. Notre mission spécifique : peser suffisamment pour que la France, sans attendre, reconnaisse l’Etat de Palestine et rassemble autour de cette position, d’abord au sein de l’Union européenne, puis à l’Assemblée générale et au conseil de sécurité de l’ONU. Tel-Aviv et Washington ayant refusé les ultimes négociations proposées par Paris, il y a encore moins de raison d’hésiter.
Voilà ce que nos amis palestiniens - tous nos amis palestiniens - nous demandent. Plus que jamais, les partisans du « tout ou rien » sont les partisans du « rien du tout ». La « radicalité » au nom de laquelle certains s’opposent à la reconnaissance de l’Etat de Palestine les conduira-t-elle à partager le refus de Netanyahou et de Lieberman ? Ce serait quand même paradoxal…
Répétons-le : sauf à prendre son nombril pour le centre du monde, chacun de nous doit prendre ses responsabilités. La libération de la Palestine ne s’accomplira pas en France selon une stratégie française, mais en Palestine et dans l’arène internationale en vertu d’une stratégie palestinienne élaborée unitairement, avec la solidarité active des Français et de tous les peuples épris de liberté dans le monde.
Dominique Vidal est Co-auteur avec Alain Gresh et Emmanuelle Pauly des 100 clés du Proche-Orient, Fayard, Paris, 2011.