Tant que Le Caire continuera à traiter ses habitants comme de simples objets d’opportunités politiques, la campagne promise par al-Sisi pour plus de sécurité ne va guère alléger le fardeau du Sinaï.
- Funérailles de soldats égyptiens tués dans le Sinaï - Photo : Reuters
Le Sinaï est également un lieu où des centaines de milliers de personnes, pauvres pour la plupart, luttent pour survivre contre vents et marées. Bien que la pauvreté et l’analphabétisme en Égypte peuvent atteindre des scores exceptionnels, les difficultés dans le Sinaï sont encore pires.
Depuis qu’Israël a rendu le dernier des territoires du Sinaï à l’Égypte en 1982, je me suis rendu sur place près de dix fois, la dernière fois étant il y a deux ans. Et à chaque fois, la situation m’a semblé avoir empiré.
Il fut un temps où le Sinaï vivait d’espoir, quand l’Égypte revendiquait le retour de l’essentiel de cette région. Israël a négocié âprement chaque étape du processus de restitution, avant de finalement quitter Taba, mais pas avant d’avoir imposé de nombreuses conditions. Il a même imposé des limites sur le nombre de soldats égyptiens pouvant être stationnés en même temps dans le Sinaï à un moment donné. Depuis lors, le désert de 60 000 km carrés a été impossible à contrôler.
Non pas que le Sinaï - perçu comme terre rebelle et indomptable, sous la coupe de des trafiquants de drogue, de kidnappeurs, et, comme aujourd’hui de « djihadistes » et « terroristes » - a besoin de plus de force militaire. La violence dans le Sinaï n’est souvent pas rapportée à l’extérieur. La région est presque vide de tout journaliste indépendant. Des nouvelles de meurtres, d’arrestations, de torture et de toute une série de violations des droits de l’homme nous parviennent par bribes, presque jamais suivi d’enquêtes dignes de ce nom. Et personne n’en est jamais tenu pour responsable.
Mais la violence qui émerge du Sinaï, pourtant prévisible compte tenu du niveau de misère, de dénuement et de pauvreté, est souvent atténuée par les médias et exploitée au maximum par Le Caire. La nature générale de la violence dans le Sinaï reste un mystère, et ce n’est pas le fait du hasard. L’explication est presque toujours motivée politiquement, suivie de communiqués accusant certains partis et en punissant d’autres. Il est peu probable que cela change bientôt.
À la suite des attaques bien organisées qui ont tué un grand nombre de soldats et d’officiers au nord-est du Sinaï le vendredi 24 octobre, le président [dictateur] Abdel Fattah al-Sisi s’est adressé aux Égyptiens dans un discours télévisé, entouré d’une foule d’hommes en uniforme. Avant toute enquête et en l’absence de toute preuve, il a dénoncé « les mains étrangères » derrière les attaques.
Il s’en est pris « aux puissances étrangères qui essayent de briser le dos de l’Égypte, » promettant de combattre l’extrémisme dans une campagne militaire à long terme. Washington a rapidement offert son soutien. Même l’ex-président Mahmoud Abbas de l’Autorité palestinienne s’est cru obligé de suivre.
Les médias israéliens étaient particulièrement intéressés par les mesures de sécurité proposées par l’Égypte. Radio Israël et le Jerusalem-Post ont repris le 25 octobre des rapports des médias égyptiens, disant que « le gouvernement prévoit d’établir une zone-tampon le long de la frontière du Sinaï avec la Bande de Gaza dirigée par le Hamas. »
Le Hamas, qui a du mal à faire face aux conséquences de la guerre longue de 51 jours lancée par Israël contre la bande de Gaza et qui s’active à mettre fin au siège, n’a vraiment aucun intérêt à mener des attaques sanglantes contre des soldats égyptiens ! Cela ne ferait que prolonger les souffrances des habitants de Gaza et isoler encore davantage le mouvement...
Le Jerusalem-Post a repris le journal égyptien Al-Yom a-Sab’a : « La zone tampon égyptienne s’étendra sur entre 1,5 et 3 kilomètres. Les forces de sécurité vont travailler à dégager la zone des tunnels souterrains menant à Gaza et aussi de tout bâtiment et structure qui pourraient être utilisés pour dissimuler des activités de contrebande. »
D’autres actions totalement arbitraires aboutiront à encore mieux isoler la bande de Gaza. Est-ce la raison pour laquelle Mahmoud Abbas voit particulièrement d’un bon œil les mesures « anti-terroristes » promues par al-Sisi ?
Si les intentions sont vraiment d’endiguer les attaques dans le Sinaï, les solutions militaires vont se révéler comme à chaque fois contre-productives. Les violentes campagnes des gouvernements précédents n’ont fait qu’aggraver une situation déjà très difficile dans le Sinaï, où la pauvreté frappe 45% de la population.
Dans son discours, al-Sisi a appelé les Égyptiens à « être attentifs à ce qui se trame contre nous ». « Tout ce qui nous arrive nous est connu, et nous nous y attendions et en avions parlé avant le 3 juillet, » a-t-il dit, se référant au jour où militaires ont lancé leur putsch contre le président élu Mohammed Morsi.
Mais les troubles dans le Sinaï étaient antérieur à la révolution, à l’élection de Morsi, au putsch militaire et à tout ce qui a suivi. Le vide sécuritaire favorisé par les récents bouleversements en Égypte, a en effet décuplé la violence dans la péninsule du Sinaï. Mais cette violence est ancrée dans une réalité politique beaucoup plus large.
Les attentats meurtriers du Sinaï en octobre 2004, les attaques contre les touristes en avril 2005 à Charm el-Cheikh et à Dahab en 2006, étaient autant de signes d’un autre type de guerre lancée aussi bien par des militants que des membres de tribus. Le Sinaï a été exploité par de grandes multinationales qui ont créé des espaces totalement réservés et protégés pour les touristes riches et aisés européens et arabes, mais excluant les Bédouins à qui avaient été pourtant promis de grands avantages économiques. Pourtant, ils n’en ont vu aucun.
Le projet national pour le développement du Sinaï devait injecter 20,5 milliards de dollars US dans les infrastructures entre 1995 et 2017. Cela s’est avéré être une escroquerie : un mélange de projets inachevés et de discours ronflants. Le Sinaï est mentionné uniquement à l’occasion de célébrations nationales dont l’objet est de mettre au premier plan la puissance de l’armée. Et aujourd’hui, dans le même but, il est diabolisé et présenté comme la plaque tournante du terrorisme.
Après le retrait israélien du Sinaï en 1982, la population de la péninsule a dû composer avec les questions relatives à leur identité collective. Les affiliations tribales étaient trop fortes pour être réduites, mais l’empressement de la population pour être incluse dans la société égyptienne était bien réel. Mais Le Caire a très peu fait pour ramener à lui la population du Sinaï, en particulier les Bédouins. Avec le temps, la désillusion s’est transformée en ressentiment et finalement en violence. Les populations bédouines sont en colère, et c’est tout à fait justifié.
Tant que Le Caire continuera à traiter le Sinaï avec suspicion et méfiance, exploitant le désert et ses habitants comme de simples opportunités politiques pour justifier sa violence, lançant de violentes campagnes militaires l’une après l’autre pour réaffirmer le pouvoir de l’armée, ces tristes épisodes se répéteront. Les habitants du Sinaï ont énormément souffert de leur mise à l’écart et de leur pauvreté, et aujourd’hui de l’extrême violence. La campagne promise par al-Sisi pour plus de sécurité ne va guère alléger le fardeau du Sinaï, ni apporter un iota d’espoir à ses habitants.
* Ramzy Baroud est doctorant à l’université de Exeter, journaliste international directeur du site PalestineChronicle.com et responsable du site d’informations Middle East Eye. Son dernier livre, Résistant en Palestine - Une histoire vraie de Gaza (version française), peut être commandé à Demi-Lune. Son livre, La deuxième Intifada (version française) est disponible surScribest.fr. Son site personnel : http://www.ramzybaroud.net