samedi 18 juin 2011 - 10h:43
Andrew Levine - CounterPunch
Rarement un pays a-t-il été dépendant d’un autre qu’Israël l’est des États-Unis, et jamais dans l’histoire américaine les États-Unis ont-ils été aussi serviles envers un autre pays qu’ils le sont envers le bénéficiaire de ses largesses diplomatiques, économiques et militaires.
Les considérations géopolitiques sont-elles le facteur décisif liant les États-Unis à Israël ou la politique intérieure américaine est-elle responsable ?
Ce ne sont pas des options incompatibles, la différence est une question de degré. Il convient de préciser aussi que des considérations nationales et internationales entrent en interaction, et que les circonstances sont toujours en état de perpétuel changement. C’est pourquoi il n’y a pas de réponse simple à cette question. Cependant, à certains moments particuliers dans l’histoire des relations américaines, israéliennes et palestiniennes, surtout en ce moment, la question devient soluble.
Pour l’instant, il semble de plus en plus que l’hypothèse de la politique intérieure arrive en tête : en effet, le lobby d’Israël semble maintenant si puissant qu’il obtient ce qu’il veut, peu importe les exigences de l’empire. C’est peut-être le cas, mais je me hasarderais à dire que le jury est en train de délibérer et que, pour le moment, il devra poursuivre sa délibération, grâce à Barack Obama. L’indignation vis-à-vis des déprédations israéliennes, au sein de la communauté juive et dans la culture politique plus large, aurait pu lui forcer la main. Toutefois, jusqu’à présent et en dépit d’efforts héroïques, il n’y a pas eu beaucoup de prédispositions. Mais le futur reste indécis et les forces de la justice et de la paix se renforcent.
Les considérations intérieures, réelles ou imaginaires, n’ont pas toujours été aussi contraignantes qu’elles semblent l’être aujourd’hui. Il y avait un lobby sioniste avant qu’Israël ne devienne un État, mais ce n’était guère un facteur important dans la diplomatie américaine jusqu’à ce que la très grande prise de conscience de l’ampleur du judéocide nazi a émergé dans les dernières années de la Seconde Guerre mondiale. Le sionisme n’était pas non plus d’un grand intérêt pour les Juifs américains. Cette situation a changé après la guerre. Néanmoins, tout au long des administrations Truman, Eisenhower et Kennedy, et en fait jusqu’à la guerre de 1967 qui a conduit tout ce qui restait de la Palestine du mandat [britannique] à passer sous occupation israélienne, les relations américano-israéliennes n’étaient pas qualitativement différentes de, disons, les relations américano-irlandaises ou les relations américano-italiennes - des situations où les considérations nationales pesaient aussi lourdement.
Les raisons d’État l’emportent en général sur les préoccupations électorales, même dans la mesure où, en 1956, pendant la guerre de Suez, les États-Unis ont forcé Israël, en compagnie de la Grande-Bretagne et de la France, à renoncer à attaquer l’Égypte. Jamais plus un gouvernement américain ne s’est servi de son influence pour contenir le rouleau compresseur israélien - sauf lorsque, comme dans la première guerre de Bush contre l’Irak, l’Amérique, pour des raisons non directement liées aux intérêts israéliens, avait déjà des troupes sur le terrain, et quand la participation israélienne n’aurait fait qu’empirer les choses.
Après la victoire d’Israël dans la guerre des Six Jours (1967), son importance stratégique - dans la guerre froide et dans la lutte contre le nationalisme arabe (et perse) - a changé. N’étant plus un problème potentiel nécessitant une manipulation minutieuse, Israël est devenu un atout sans équivoque. Israël n’était pas le seul dans la région : il y avait aussi l’Iran avant la révolution islamique (1979), la Turquie, l’Égypte après Camp David, l’Arabie saoudite et d’autres États du Golfe. Mais en termes de puissance militaire et de fiabilité, Israël était sans égal. Il a également été utile ailleurs - en Amérique centrale, par exemple, et en Afrique - où les États-Unis ont trouvé commode de ne pas s’engager directement, mais, à la place, d’imposer sa volonté par l’intermédiaire de commanditaires.
Avec la fin de la guerre froide et le déclin du nationalisme laïc au Proche-Orient, l’utilité d’Israël a diminué. Conjointement avec la première et la seconde Intifada, avec la révulsion internationale vis-à-vis des agressions israéliennes contre le Liban et Gaza et son traitement de la Palestine occupée, ainsi de son sabordage du processus d’Oslo, il est devenu moins clair qu’auparavant que donner un blanc-seing à l’ethnocratie israélienne est juste un coût négligeable dans les affaires de l’empire. Les médias américains font de leur mieux pour occulter ce fait, mais le reste du monde a compris, et c’est un problème particulier dans les régions où l’Amérique est désormais militairement engagée.
Le problème est devenu plus pressant après 2001. Alors que les guerres de Bush faisaient rage et que les nouvelles guerres Obama commençaient, le conflit israélo-palestinien est devenu un fardeau pour l’impérialisme américain. Même le tant vanté Général Petraeus a attiré l’attention sur cette situation, incitant les gardiens du statu quo (« changement » dans la novlangue d’Obama) à le faire taire.
Le « Printemps arabe », que l’administration Obama célèbre officiellement (maintenant qu’ils n’ont d’autre choix) a amplifié le problème et a transformé ses conditions. Ce qui en résultera est incertain, mais il est clair que les anciennes alliances (contre nature) entre les États-Unis, Israël, et les autocraties régionales « modérées » (conciliantes) n’en sortiront pas indemnes. Tout doit maintenant changer pour que tout reste identique, comme le reconnaissent des éléments importants de l’establishment de politique étrangère américaine, et pas seulement Petraeus.
Le temps était donc propice pour les États-Unis de suivre un parcours moins servile, et la visite du Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, à Washington la semaine dernière, présentait un moment idéal. Obama avait encore une autre rare occasion historique de s’imposer. Fidèle à lui-même, il l’a complètement dilapidée.
Dans deux discours majeurs la semaine dernière et sans doute aussi lors de sa rencontre avec Netanyahou, Obama a bien rendu explicite ce qui avait été un postulat implicite de la politique américaine (et israélienne) depuis des décennies : que les frontières d’Israël de 1967 doivent être la base des futures négociations sur une « solution à deux États ». Cela en était assez pour déplaire à Netanyahou et donc énerver l’AIPAC (American Israel Public Affairs Committee) et les autres piliers du lobby d’Israël, avec leurs hordes d’experts en coups vaches. Par conséquent, Washington en résonne toujours. Mais pour quiconque a des yeux pour voir, il est clair que, une fois de plus, Obama n’a rien changé. Au lieu de cela, il a renforcé les bons vieux obstacles à la justice et à la paix. La preuve est donc écrasante : au moins dans ce cas (si ce n’est en général), des considérations électorales sont passées devant « l’intérêt national ». Un point pour l’AIPAC.
Obama et ses conseillers semblent être d’accord avec la maxime de Vince Lombardi que la victoire n’est pas seulement la chose principale : c’est la seule chose. Et là où les élections sont en jeu, ils sont aussi, semble-t-il, congénitalement incapables de transcender les horizons de ce qui est communément admis. Par conséquent, pour eux, le calcul est une évidence. Il n’y a pas de lobby pour parler de la Palestine, alors que le lobby d’Israël n’a jamais été aussi redoutable dans toute l’histoire américaine. C’est une évidence. Si quelqu’un en doute, il lui suffit d’avoir regardé, un antiémétique à portée de main, le spectacle du discours prononcé par Netanyahou la semaine dernière devant les deux chambres du Congrès. Peu importe que cet homme soit un personnage aussi nuisible que beaucoup d’autres dans le monde d’aujourd’hui. Il a reçu quelques vingt-neuf standing-ovations (1). Un deuxième point pour l’AIPAC. Ce qui suit est clair, du moins pour Obama et ses conseillers : capituler encore une fois, tout en secouant la cage de l’AIPAC le moins possible. C’est tout simplement ce qui s’est passé.
* * *
Le lobby d’Israël a été, depuis sa création, la créature d’un secteur idéologique étroit de la communauté juive. Bien sûr, beaucoup de Juifs, probablement la plupart, soutiennent d’une façon ou d’une autre Israël. Cela a été vrai dès le premier jour. Mais, également dès le premier jour, les Juifs d’Amérique du Nord, d’Europe, et même beaucoup de Juifs israéliens n’ont eu qu’un lien très atténué avec l’idéologie sioniste.
Ceci est plus que jamais vrai aujourd’hui, surtout chez les jeunes Juifs. En effet, il est remarquable de voir comment ce lien est atténué. Pendant des décennies, les institutions consacrées à endoctriner la jeunesse juive en leur donnant le sens de l’identité juive ont identifié la judéité au sionisme, et promu l’idée que l’antisionisme est une forme d’antisémitisme. C’est une sottise évidente, mais l’idée a pris racine et a pénétré le sens commun collectif de la culture politique à un niveau plus large.
Par conséquent, il faut s’attendre à ce que la plupart des Juifs soutiennent Israël. Mais le fait plus important est qu’en dehors des cercles sionistes, Israël n’est pas une préoccupation majeure. Je me hasarderais à dire que la plupart des Juifs n’ont pas une affection particulière pour ce pays, qu’ils ne s’identifient pas avec lui et qu’ils ne veulent certainement pas y vivre. Les inconditionnels d’Israël qui ont une influence sur les activités à Washington et d’autres capitales occidentales sont une minorité. Mais ils sont d’intenses passionnés et ils exercent un pouvoir financier et politique considérable. Les Démocrates, en particulier, sont dépendants de leur argent, le carburant avec lequel notre système politique pas très démocratique fonctionne. Se mettre en travers du lobby d’Israël exige donc audace et courage, vertus remarquables selon les mots de notre commandant en chef, mais rarement, voire jamais, mises en évidence dans ses actes.
Le lobby d’Israël est une opération bipartisane, qui vise aussi les Républicains. Mais le sionisme républicain a au moins autant à voir avec le maintien des chrétiens évangélistes à bord que rester dans les bonnes grâces de l’AIPAC.
Il est important de se rappeler que, depuis l’époque de la Révolution française, la politique de droite et l’antisémitisme ont entretenu une relation étroite et symbiotique. Il est important de se rappeler aussi que le sionisme moderne a émergé en réaction à une montée de l’antisémitisme européen - depuis l’Affaire Dreyfus et les pogroms à l’Est - et que, par conséquent, avant que ce mouvement ne se retrouve immergé dans la politique identitaire ou (plus tard encore ) a pris une coloration théologique, antisémites et sionistes ont implicitement convenu que l’assimilation était impossible ou indésirable et donc que les Juifs feraient bien d’avoir un pays à eux. Du côté juif, l’idée plus avancée que cette solution à la question juive implique la création d’un État juif en Palestine a rapidement suivi. [La solution finale de Hitler était fondée en partie sur l’infaisabilité de transférer les Juifs d’Europe vers la Palestine (ou ailleurs), tandis que l’Allemagne était en guerre avec la Grande-Bretagne et l’Union soviétique. Mais le facteur le plus important, dans ce génocide et les autres, a été la dissolution morale provoquée par la guerre totale.]
Les succès sionistes dans l’identification de l’antisionisme avec l’antisémitisme - et le soutien à Israël avec le soutien des Juifs - brouille la question, comme le font certaines particularités de la tradition anglo-protestante dont le mouvement évangélique contemporain aux États-Unis découle. Mais le sionisme chrétien n’est en aucun cas une exception à la règle selon laquelle politique de droite et antisémitisme (avec d’autres formes plus transparentes de racisme) vont de pair.
Les puritains du XVIIè siècle n’étaient pas moins hostiles à l’égard de la réalité juive et, en fait, du judaïsme existant que leurs contemporains continentaux, et pas plus que leurs héritiers du XXIe siècle. Mais il y a et il y a toujours eu des souches plébéiennes de la religiosité anglo-protestante qui sont exceptionnelles, tant par leur focalisation sur l’Ancien Testament que pour leur intérêt obsessionnel vis-à-vis du Livre de l’Apocalypse.
Ainsi, il y a aujourd’hui des protestants évangélistes - un certain nombre - qui croient que pour que le Jugement dernier arrive et que les prophéties de la Révélation se produisent, les Juifs doivent être réunis sur la Terre promise. Comme beaucoup d’autres dans l’arsenal théologique, ce fantasme est relativement bénin lorsque ses adhérents laissent hypocritement mais efficacement tomber (démythifier) ses aspects les plus absurdes. Ainsi des évangélistes respectables enseignent toujours la croyance en une fin du monde historique ; mais leurs convictions tels qu’elles sont, n’ont pas d’implications politiques. Mais pas pour ceux qui proclament que la Fin réelle et physique est à portée de main. Leurs croyances prennent une tournure mortelle, avec des conséquences désastreuses pour les habitants, juifs et arabes, de la Palestine et d’Israël.
Ils voient l’État d’Israël et la guerre qu’elle favorise comme des composantes indispensables du plan de Dieu. Ils suivent dont l’exemple de l’AIPAC sans pareil. Contrairement aux antisémites classiques, les sionistes évangéliques s’entendent généralement bien avec les Juifs, avec lesquels ils interagissent, mais leur engagement envers Israël ne vient pas de leur amour pour les juifs ou pour le judaïsme. Il vient d’une croyance en une Fin du Monde littérale dans laquelle ceux qui n’acceptent pas le Christ - en particulier les juifs - seront jetés dans les tourments de l’enfer pour l’éternité. Comment les sionistes chrétiens ont-ils cette idée en tête et interagissent-ils toujours aimablement avec la réalité juive ? Je ne sais pas ; sans doute, l’aveuglement monumental à leur propre égard, ainsi que l’ambivalence, sont impliqués. Cela dit, il faut se demander si même les nazis ont manifesté une plus grande haine !
Depuis 1977, quand Menahem Begin est devenu le Premier ministre d’Israël, la droite israélienne a été la force dominante dans la politique israélienne, même dans les années où elle n’était pas directement au pouvoir, et elle a courtisé assidûment les chrétiens sionistes. Les fondateurs d’Israël étaient laïques et relativement progressistes, malgré leur engagement primordial à la construction d’un État juif ethniquement pur, du moins autant que le Mandat pour la Palestine et le monde le permettaient. Comme une grande partie de la gauche israélienne, aujourd’hui, ils auraient dédaigné les alliés évangélistes d’Israël, dans les grandes largeurs et pour la même raison que les gens sensés dans le monde entier dédaignent ceux qui croient que le monde a pris fin il y a une semaine, samedi dernier. Et ils n’auraient certainement jamais été si ignobles pour courtiser ceux qui aspirent à les voir pourrir en enfer. Mais la droite israélienne est sans vergogne, et son cynisme ne connaît pas de limites.
L’AIPAC et d’autres piliers (plus sensés) du lobby d’Israël n’ont pas l’habitude de se quereller entre eux et il ne fait aucun doute que ces machinations qui ont commencé dans les années 70 ont réussi au-delà des attentes les plus folles de Begin. Ainsi, bien que les Juifs américains votent massivement pour les Démocrates, l’État d’Israël a réussi à mettre le parti républicain de son côté. Les fondateurs seraient révoltés, mais aujourd’hui, l’ensemble du camp sioniste se félicite du résultat. Peut-être que quelques sionistes « de gauche » ne sont pas aussi fiers du fait que, à recruter et de déployer des « idiots utiles », Karl Rove et les frères Koch sont des amateurs de base en comparaison avec les dirigeants de la Terre promise.
* * *
Le lobby d’Israël ne tolère aucun écart ; dans ce sens, il est plus stalinien que tous les partis communistes les plus doctrinaires des années passées, et tout cela au nom d’une cause un peu moins noble. Pendant des décennies, il a même supprimé la mention de sa propre existence. Ce ne fut pas avant 2006 que deux spécialistes en sciences politiques très respectés, John Mearsheimer et Steven Walt, ont publié un article sur le lobby d’Israël dans la London Review of Books et qu’un débat sur son pouvoir est devenu dans l’air du temps. [En 2008, Mearsheimer et Walt ont publié un livre complet sur le sujet, The Israel Lobby and U.S, Foreign Policy (Le lobby d’Israël et la politique étrangère des Etats-Unis).]
Si Obama avait fait plus que rappeler ces anciens points d’une manière qui aurait énervé ce lobby, s’il avait annoncé que la loi internationale doit être respectée et donc que les colonies en dehors des frontières d’Israël de 1967 doivent être assimilée à l’appareil d’apartheid qui les soutient - et s’il l’avait fait en sorte de faire comprendre qu’il y aurait des conséquences réelles pour Israël si ce dernier continuait à jouer un rôle d’obstruction - nous aurions maintenant l’occasion d’obtenir une meilleure prise sur la question de Mearsheimer et de Walt, qui serait promue à la condition d’importance. Nous savons que le lobby d’Israël existe et qu’il obtient ce qu’il veut, nous savons que la classe politique américaine rampe devant lui, mais nous ne pouvons pas savoir à quel point ce lobby est puissant tant que son pouvoir n’est pas testé. À une époque où ses préoccupations et les intérêts de l’empire - et, ironiquement, également des peuples vivant en Israël / Palestine - divergent de plus en plus, cette « expérimentation » serait particulièrement révélatrice.
Si Obama avait vraiment remis en question ce lobby, je pense que nous aurions été agréablement surpris des résultats. Mais, hélas, nous ne saurons jamais. En pratique, cependant, cela importe peu. Car même si ce lobby est, comme je le soupçonne, plus un tigre de papier que nos politiques le supposent, notre tâche est encore de changer le bilan de notre nation en créant nos propre faits sur le terrain - au moyen du boycott, du désinvestissement, des sanctions et d’autres innombrables moyens. Pour ce qui est clair au-delà de tout doute raisonnable, c’est que le lobby israélien est un obstacle dans la voie de la justice et de la paix, et qui doit être défait au point où même des « leaders » aussi égocentriques et lâches que notre commandant en chef ne craignent plus sa portée.
Note :
Note :
[1] - Robert Fisk, lui, dit 55 standing-ovations. Lire : "Qui se soucie au Proche-Orient de ce que dit Obama ?", par Robert Fisk, The Independent, le 30 mai 2011.
Andrew Levine est chercheur à l’Institute for Policy Studies.
Andrew Levine est chercheur à l’Institute for Policy Studies.
Du même auteur :
Quand l’agresseur est un lâche... - CounterPunch
31 mai 2011 - CounterPunch - Traduit de l’anglais par JFG-Questions Critiques